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Profits en milliards : entre compréhension et interrogations
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Profits en milliards : entre compréhension et interrogations
Des résultats financiers qui traduisent les performances financières des pôles d’activités des entreprises couplées aux opérations internationales.
Ces dernières semaines, on a entendu que des milliards, des grosses sociétés cotées et des conglomérats, tous secteurs confondus, alignent des profits qui sautent aux yeux, certains affichant même des records comme le groupe MCB avec Rs 14 milliards. D’autres, dans des proportions moindres, affichent, comme IBL avec des bénéfices nets de Rs 4,2 milliards, Ciel, Rs 4,3 milliards, NMH, Rs 2,3 milliards ou encore Medine, Rs 1,2 milliard, entre autres. Même si pour certains, l’international génère plus de 50 % des profits. Il faut sans doute se réjouir que les entreprises renouent avec une profitabilité en hausse après une longue période de vaches maigres, suivant la pandémie. Encore faut-il que les fruits de cette croissance soient bien répartis.
Des raisons objectives sont avancées pour soutenir les excellentes performances financières de cette brochette de sociétés, choisies parmi tant d’autres, avec toutefois un dénominateur commun qui revient sans cesse dans les déclarations des capitaines de l’industrie du pays : à savoir, que c’est le résultat d’une reprise post-Covid, marquée par une stratégie d’investissement et de croissance dans le pays et dans la région.
Mais il y a d’autres facteurs que Sameer Sharma, analyste en investissements et gestionnaire de risques financiers, opérant aux États-Unis, relève. Notamment «l’inflation, plus particulièrement le changement des prix, la reprise des exportations suivant la réouverture des frontières et la dépréciation de la roupie comme une composante importante dans l’augmentation des bénéfices, vu le pourcentage élevé de revenus liés aux devises étrangères générées par les entreprises citées». D’ailleurs, le premier groupe bancaire du pays, la MCB, attribue ses revenus nets d’intérêts de presque Rs 20 milliards, plus de 30 % par rapport à 2022, à la hausse des taux à l’international et de meilleures marges sur les actifs en devises étrangères ainsi qu’une expansion du portefeuille de prêts et de titres en devises.
L’économiste Pierre Dinan tente, lui, de relativiser ces milliards engrangés par des conglomérats et autres sociétés cotées. Il insiste que «ces milliards sont exprimés en roupies aujourd’hui alors que la dépréciation post-Covid continue toujours. Notre roupie est loin d’être solide en termes de pouvoir d’achat des devises étrangères dont nous avons besoin pour financer nos importations à partir des marchés étrangers». Il compare à cet effet le taux de change du dollar qui s’achetait à Rs 38,50 en décembre 2020. Or, le mois dernier, le dollar avait grimpé à Rs 44,60 dollars. Ce qui lui fait dire qu’en trois ans, la monnaie locale a perdu 16 % de sa valeur. «C’est vous dire que ce qui paraît comme une bonne performance en roupie dépréciée doit être réinterprétée afin d’éviter que nous nous endormions, non sur des lauriers, mais sur des chardons.»
Il n’aura échappé à personne que toutes ces sociétés, qui ont vu leurs revenus exploser au terme de la dernière année financière, ont bénéficié des financements de la Mauritius Investment Corporation, assortis de conditions qui sont toujours discutables. Doit-on comprendre que la Banque de Maurice avait raison de lancer cette nouvelle institution pour sauver les entreprises fortement affectées par l’effet économique du Covid et éviter ainsi une crise sociale avec la menace qu’elles brandissaient à l’époque de licencier 100 000 personnes ?
Sameer Sharma concède qu’il était certainement nécessaire de venir à la rescousse des entreprises financièrement fragilisées par l’impact économique de la crise par le biais d’un véhicule spécialisé. Toutefois, il ne devrait pas figurer dans le bilan de la Banque de Maurice et devrait être financé par la banque centrale et le gouvernement. *«Nous devrions trouver une solution gagnant-gagnant et un équilibre entre les banques qui auraient consenti à des sacrifices en se livrant à des décotes sur la dette, les actionnaires majoritaires qui auraient accepté une dilution de leur participation et l’État.»( (Voir son entretien ci-dessous).
L’économiste Eric Ng pousse sa réflexion plus loin, insistant qu’il est désormais admis que ce ne sont pas les grosses sociétés que la MIC a voulu sauver mais plutôt les banques commerciales qui avaient pourtant suffisamment de capital pour couvrir les créances douteuses. Ce faisant, l’État à travers la MIC n’a fait que socialiser les pertes de ces entreprises. De son côté, Pierre Dinan regrette que cette aide justifiée, selon lui, ait été financée à partir des ressources monétaires plutôt que fiscales. «Nos dirigeants ont préféré puiser de nos réserves plutôt que de se serrer la ceinture. C’est cela l’erreur. Il faut savoir se serrer la ceinture quand les conditions le demandent.»
«Too big to fail»
Au-delà de ces problématiques, ces profits conjugués en milliards peuvent certes choquer le commun de mortels et interpeller ceux qui contribuent à la croissance de ces sociétés mais qui au final ne se retrouvent qu’avec des miettes, la part du lion revenant généralement à l’équipe de management et aux actionnaires. Azad Jeetun, économiste et ex-directeur de la défunte Mauritius Employers Federation, observe un certain malaise qui s’installe au sein des entreprises. Trop souvent, dit-il, les employés opérant à un échelon inférieur aux managers ou carrément au bas de l’échelle doivent se contenter généralement de la compensation salariale pour voir leur salaire grimper.
Résultat des courses : des écarts salariaux inimaginables entre le Top ou le Middle Management et ceux exerçant au-dessous. «C’est difficile de calculer un ratio, vu qu’on ne dispose pas de suffisamment de statistiques sur la structure salariale dans le privé», précise Azad Jeetun. Il s’attend à ce que certaines sociétés jouent le jeu et que, fort de cette performance financière exceptionnelle, elles ne se cachent pas derrière le prétexte du Covid pour refuser de récompenser adéquatement les employés qui ont tant donné durant la crise pandémique et éviter ainsi cet exode de jeunes professionnels, qui quittent massivement Maurice pour d’autres juridictions.
Imrith Ramtohul, analyste financier et conseiller en investissement, souscrit à cette analyse, estimant que ces résultats financiers des sociétés listées en termes de profitabilité et de cash-flow, vont nécessairement booster le cours de leur action en bourse et éventuellement le Semdex. «Il faut aussi s’attendre à ce que de nombreux investisseurs accordent désormais une plus grande attention aux questions du développement durable plutôt qu’aux seules performances financières.» Plus prudent, Pierre Dinan est d’avis qu’une société doit préalablement prendre en considération les besoins en trésorerie pour assurer la continuité de ses opérations avant de partager équitablement les bénéfices, à commencer par les salariés, qu’ils soient petits, moyens ou grands, avant de rémunérer les actionnaires.
Incontestablement, pour certains conglomérats et d’autres sociétés listées de grande taille, the sky is the limit, quant à cet appétit d’engranger des profits pour asseoir leur influence dans le paysage commercial et industriel du pays. Cependant en même temps, il ne faut pas perdre de vue que ces entités se trouvent être systémiques, contrôlant tout un pan de l’économie du pays. Bien souvent, elles se disent «too big to fail», mais face à une crise financière, comme celle de 2008, elles peuvent faire faillite avec des dommages collatéraux énormes pour le pays. Tout en sachant qu’à la fin de la journée, des banques centrales, comme la Banque de Maurice dans le cas du Covid, remueront ciel et terre tout pour éviter un désastre financier.
Questions à…Sameer Sharma, expert en investissements et en risques financiers : «Nous avons perfectionné l’art de privatiser les gains tout en socialisant les pertes»
Les derniers résultats financiers des conglomérats et autres sociétés listées, au 30 juin 2023, montrent des bénéfices nets conjugués en milliards. Parmi, le groupe MCB avec des profits de Rs 14 Mds, un record, dit-on, mais aussi IBL, Rs 4,2 Mds, Ciel, Rs 4,3 Mds, NMH, Rs 2,3 Mds et Medine, Rs 1,2 Md. Doit-on comprendre que la reprise post-pandémique est enclenchée ?
Il existe quelques facteurs qui expliquent la croissance des revenus et des bénéfices, à savoir l’inflation, c’est-à-dire le changement des prix, et la reprise des volumes après la réouverture de nos frontières. La dépréciation de la roupie a joué un rôle important dans l’augmentation des bénéfices, vu le pourcentage élevé de revenus liés aux devises étrangères générés par bon nombre des entreprises que vous citez.
Nous constatons également un retour des ventes de villas haut de gamme aux étrangers. Les prix des terrains sont également en hausse. Les renflouements de la MIC ont permis à de nombreuses grandes entreprises de conserver une dette à des taux bien inférieurs à l’inflation ainsi que les banques qui ont également pu réduire leurs provisions pour pertes sur prêts. Nous ne devrions pas être surpris par cela, étant donné l’influence des grands acteurs du secteur privé sur l’élaboration des politiques.
Toutes ces sociétés ont bénéficié des financements de la MIC, assortis des conditions qui sont toujours discutables. Fautil conclure que la Banque de Maurice avait raison de lancer cette nouvelle institution pour sauver les entreprises fortement affectées par l’effet économique du Covid ?
Il était certainement nécessaire de renflouer les entreprises par le biais d’un véhicule spécialisé qui ne devrait pas figurer au bilan de la Banque de Maurice, mais qui serait en partie financé par la banque centrale et le gouvernement. Cependant, comme je l’ai soutenu à plusieurs reprises, il fallait trouver une solution gagnant-gagnant, et un équilibre entre les banques qui auraient consenti des sacrifices en termes de ce que nous appelons des décotes sur la dette, les actionnaires majoritaires qui auraient accepté une dilution de leur participation et l’État. En contrepartie, l’État en aurait également bénéficié si nous avions structuré ces renflouements de manière plus professionnelle et plus neutre.
L’équation de pouvoir entre les grands acteurs du secteur privé et le gouvernement explique pourquoi nous socialisons les pertes, par exemple, une monnaie plus faible et un coût de la vie plus élevé, tandis que les entreprises réalisent des bénéfices records et ont bénéficié du plus grand sauvetage de tous les temps, avec des conditions qui ne seraient pas acceptables dans des pays beaucoup plus riches. Certains grands acteurs du secteur privé se sont même versé des dividendes alors que leurs filiales recevaient des renflouements. Les frais de gestion que les sociétés holdings facturent à leurs filiales, qui constituent une autre forme de paiement de dividendes, ont également continué. Cela serait choquant partout ailleurs sur terre, mais à Maurice, cela ne fait même pas la une des journaux.
Êtes-vous de ceux qui pensent que ce ne sont pas les grosses sociétés que la MIC a voulu sauver mais les banques commerciales qui, selon les spécialistes, avaient de la marge pour couvrir leurs créances douteuses?
Nous avons toujours affirmé que nos banques sont bien capitalisées et que le montant de capital pondéré par les actifs à risque qu’une banque détient devrait être lié à tous les risques qu’elle a sur son bilan, tels que le risque de marché, le risque de liquidité, le risque opérationnel et les risques de crédit. Le niveau d’adéquation du capital devrait également être en fonction de ce que nous appelons les risques extrêmes. Le fait que nous ayons dû renflouer de grandes entreprises et sauver les banques en dit long sur notre cadre réglementaire et, plus important encore, sur le manque de partage adéquat des risques lors de la structuration des renflouements.
En général, nous demandons aux banques de consentir des décotes et de partager le risque avec l’État et les actionnaires majoritaires. Dans le cas de Maurice, nous avons imprimé de l’argent et la banque centrale a assumé tous les risques pour des rendements attendus médiocres qui seront largement inférieurs à l’inflation. Une partie de la structuration des obligations convertibles génère des pertes jusqu’à l’échéance. Le fait que nous appelions la MIC un fonds souverain est en soi tragique. Nous avons imprimé de l’argent et l’avons donné à des acteurs importants avec des conditions déséquilibrées. Nous avons perfectionné l’art de privatiser les gains tout en socialisant les pertes…
Les échos qui nous parviennent chez certains groupes, qui ont vu leurs profits exploser, démontrent qu’il existe un malaise chez certains employés, généralement ceux opérant au-dessous du «Middle Management» ou carrément au bas de la hiérarchie. Ils estiment qu’ils ne sont pas adéquatement récompensés pour les efforts et sacrifices consentis durant la la crise pandémique et qu’ils n’ont droit qu’à des miettes, alors que le gros des bénéfices va à l’équipe de direction et aux actionnaires. Votre analyse ?
Dans toute société capitaliste, nous devrions nous attendre et souhaiter que les entreprises réalisent davantage de profits. Le rôle d’un gouvernement est de veiller à ce que cela ne se fasse pas au détriment de la majorité de la population. Cependant, nous encourageons la gentrification de l’économie ; les riches paient peu d’impôts, aucune taxe sur les dividendes et peuvent artificiellement gonfler les dépenses avant impôts de leurs filiales via des frais de gestion versés aux sociétés holding. Nous avons permis à la commission de la concurrence de devenir un échec et les oligopoles conservent des parts de marché dominantes localement. Nous accordons de grandes incitations fiscales à ces entreprises, mais en ce qui concerne les investissements privés, ils partent à l’étranger. La majeure partie des recettes gouvernementales est payée par les consommateurs, via les taxes sur les produits pétroliers et la TVA sur les autres biens et services. Nous comptons également beaucoup sur l’inflation pour gonfler les recettes gouvernementales, ce qui nuit aux pauvres et à la classe moyenne. La politique fiscale du gouvernement lui-même est défectueuse et injuste. Nous avons une politique fiscale de droite parce que nos politiciens sont achetés au moment des élections avec le financement de certains acteurs. Voilà la réalité. Je suis tout à fait favorable à ce que les entreprises gagnent plus d’argent, mais pas à cause de politiques qui appauvrissent tout le monde.
Que faire ?
Nous devons taxer les dividendes des sociétés locales sans taxer les plusvalues liées au gain de capital ; nous devons mieux réauditer les frais de gestion payés par les filiales à leurs sociétés holding ; nous avons besoin d’une commission de la concurrence beaucoup plus efficace et meilleure que celle que nous avons aujourd’hui ; nous devons prendre notre courage à deux mains et imposer une taxe sur la valeur foncière (land value tax) ; nous devons également taxer les gains liés aux opérations de change via des taxes sur les bénéfices exceptionnels. Bref, nous avons besoin d’équilibre, pas de politiques d’extrême droite.
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