Publicité
Doctrine Trump
Quand alliances et territoires deviennent marchandises
Par
Partager cet article
Doctrine Trump
Quand alliances et territoires deviennent marchandises

Donald Trump est souvent caricaturé comme un président imprévisible, animé par l’instinct plus que par la réflexion stratégique. Cette lecture, confortable mais réductrice, occulte une réalité plus profonde : Trump n’est pas un incendiaire sans boussole. Il est en train de remodeler les relations internationales selon une logique implacable, celle du marché. Dans son monde, chaque alliance a un prix, chaque souveraineté une étiquette, chaque garantie une contrepartie.
Il y a toujours eu, bien sûr, une dimension transactionnelle dans la diplomatie. Mais ce qui distingue l’ère Trump, c’est l’abandon complet de toute prétention à la morale ou au principe. Ce que nous voyons émerger, c’est une géopolitique régie par les mêmes règles que l’immobilier new-yorkais ou les acquisitions industrielles : vous avez un actif, j’ai du cash – discutons.
Prenons deux dossiers qui, en apparence, n’ont rien en commun : les Chagos dans l’océan Indien et les ressources stratégiques de l’Ukraine. Ces deux situations sont aujourd’hui des chantiers pilotes de la doctrine Trump.
Dans le cas des Chagos, une dispute postcoloniale de plusieurs décennies entre Maurice et le Royaume-Uni, Trump a transformé un contentieux juridique et historique en un actif stratégique à négocier. Il offre à Keir Starmer un chemin pour préserver la base militaire de Diego Garcia, essentielle aux opérations américaines et britanniques, tout en concédant une souveraineté théorique à Maurice. L’issue ? Une souveraineté de papier pour Port-Louis, un bail de 140 ans pour Washington, et une participation britannique garantie à la défense de la région. Peu lui chaut le besoin pour certains de repenser que 99 ans étaient trop longs – Trump a rajouté un petit demi-siècle !
Mais il ne s’arrête pas là.
Trump inscrit cette concession dans le cadre plus large des négociations commerciales post-Brexit. La sécurité économique du Royaume Uni est désormais liée à sa capacité à satisfaire les exigences stratégiques américaines. Pour Trump, l’avenir des Chagos n’a rien à voir avec la décolonisation ou le droit international – tout est affaire de prix.
En Ukraine, la logique est identique mais plus brutale encore. Face à Volodymyr Zelensky, qu’il a qualifié de «comédien dictateur», Trump a posé une condition limpide : le soutien militaire américain dépendra de l’accès privilégié des entreprises américaines aux minerais stratégiques ukrainiens. Dans cette approche, la sécurité de l’Ukraine – pilier de la stabilité européenne depuis 2014 – devient une marchandise comme une autre. Les missiles, les blindés et l’aide financière sont alignés non sur la défense des valeurs démocratiques, mais sur l’exploitation du lithium et du cobalt.
Ce basculement n’est pas qu’une excentricité trumpienne. Il reflète l’effritement d’un ordre international fondé sur des principes – la souveraineté nationale, le respect du droit international, la sécurité collective. Dans l’ordre de Trump, les nations n’ont plus de droits, seulement des actifs à valoriser ou à échanger. Les alliances, autrefois bâties sur la confiance et la réciprocité, deviennent des contrats commerciaux où chaque clause est renégociable au gré des intérêts économiques immédiats.
Cela bouleverse la place des petites nations comme Maurice. Jadis protégées par le cadre multilatéral, elles sont désormais seules face aux grandes puissances, forcées de monnayer leur souveraineté pour obtenir quelques garanties économiques ou sécuritaires. Pour les alliés traditionnels des États-Unis, comme le Royaume Uni, le message est tout aussi clair : la relation spéciale n’existe que tant qu’elle génère un profit tangible pour Washington.
Certains, notamment parmi les réalistes purs et durs, voient dans cette approche une forme d’honnêteté. Trump, disent-ils, ne fait que révéler la vraie nature des relations internationales : un marché de pouvoir où chacun cherche à maximiser ses intérêts, sans s’embarrasser de fictions morales. En ce sens, sa politique extérieure serait plus transparente, plus lisible, parce qu’elle assume enfin la primauté de l’intérêt national sans faux-semblants.
En théorie, cela pourrait déboucher sur des compromis pragmatiques. Maurice récupère son drapeau sur les Chagos, mais accepte une base américaine permanente en échange de compensations économiques substantielles. L’Ukraine reçoit les armes nécessaires, mais au prix d’un contrôle partiel américain sur ses ressources stratégiques.
Mais cette vision ignore le prix historique d’un monde sans principes. Les alliances durables ne se bâtissent pas sur des transactions ponctuelles ; elles reposent sur une confiance mutuelle nourrie par des valeurs communes. Lorsque tout se négocie, tout devient précaire. Les petits États deviennent vulnérables, les alliances fragiles, et la stabilité globale un mirage.
Le plus grand danger de la doctrine Trump, c’est qu’elle dévalue la parole américaine elle-même. Si chaque garantie, chaque traité, chaque engagement est renégociable, alors la crédibilité des États-Unis comme pilier de la sécurité internationale s’effrite. Les nations chercheront alors ailleurs – auprès de la Chine, de la Russie ou d’alliances régionales – des partenaires moins riches, mais plus prévisibles.
Trump n’est ni le premier président transactionnel, ni le dernier. Mais il est le premier à faire de la transaction la seule boussole stratégique. Ce qu’il laisse derrière lui, c’est un monde où les alliances sont tarifées, où les souverainetés sont hypothéquées, où la sécurité est privatisée. Un monde en solde, où tout s’achète – et rien ne dure.
La logique est limpide : chaque élément d’une relation bilatérale ou multilatérale – qu’il s’agisse de sécurité, de commerce ou de souveraineté – est désormais traité comme une variable d’ajustement dans un grand marchandage global. Les principes historiques ou les engagements juridiques passés pèsent peu face à l’opportunité de maximiser les intérêts stratégiques immédiats.
En liant la question des Chagos aux négociations post-Brexit entre les États-Unis et le Royaume-Uni, Trump intègre pour la première fois la question de la souveraineté mauricienne dans une négociation triangulaire où Port-Louis n’a qu’un poids relatif. Dans cette architecture, Maurice devient un acteur passif, dont les intérêts ne sont pris en compte que dans la mesure où ils servent les objectifs stratégiques de Londres et Washington.
La proposition de bail de 140 ans sur Diego Garcia – laissant intactes les capacités opérationnelles américaines et britanniques – offre à Washington la continuité stratégique qu’elle recherche, tout en offrant à Londres une carte à jouer dans la conclusion d’un accord commercial prioritaire avec les États-Unis. Dans ce scénario, la souveraineté mauricienne devient une concession de façade, une reconnaissance purement symbolique, sans réelle portée stratégique ou économique.
Pour Maurice et d’autres petits États insulaires, la situation est particulièrement délicate. Privés de levier militaire, fortement dépendants des flux commerciaux et financiers extérieurs, ces États n’ont ni la masse critique économique ni la profondeur diplomatique pour négocier à armes égales dans un environnement où les rapports de force sont dictés par les grandes puissances.
Le dossier des Chagos, s’il n’est pas traité avec prudence et fermeté, pourrait créer un précédent géopolitique dangereux. Si Maurice accepte un accord de souveraineté partielle, où le contrôle effectif du territoire est subordonné à des intérêts stratégiques étrangers, d’autres petits États insulaires – qu’il s’agisse des Maldives, des Seychelles ou des Comores – pourraient se voir imposer des arrangements similaires.
Ce type de souveraineté sous condition s’inscrit dans une tendance plus large où la stabilité politique, l’accès aux marchés et même la sécurité territoriale deviennent des services négociés, et non plus des garanties issues de traités multilatéraux ou de principes de droit international.
Cette évolution n’est pas uniquement dictée par la politique américaine. Elle reflète un basculement global, où la fragmentation de l’ordre multilatéral post-guerre froide cède la place à une régionalisation brutale des rapports de force, dans laquelle les grandes puissances redéfinissent unilatéralement les règles du jeu.
Quels leviers pour Maurice ?
Face à cette nouvelle donne, Maurice ne peut se contenter d’une diplomatie réactive, où chaque concession est négociée au cas par cas. Il est impératif de :
• Renforcer les alliances régionales en développant une diplomatie active avec les autres États insulaires de l’océan Indien et de l’Afrique de l’Est, afin de construire un front commun sur la protection des souverainetés insulaires.
• Diversifier les partenariats stratégiques, en approfondissant les relations avec des puissances émergentes comme l’Inde et la Chine, qui peuvent offrir des contrepoids diplomatiques face aux pressions occidentales.
• Capitaliser sur les juridictions internationales, en continuant à inscrire la question des Chagos dans le cadre des instances multilatérales (ONU, Cour internationale de justice), afin de rappeler que la souveraineté n’est pas une monnaie d’échange.
En définitive, la gestion du dossier Chagos dans les mois à venir sera un révélateur de la capacité de Maurice à naviguer dans ce nouvel environnement diplomatique. Accepter une souveraineté au rabais créerait un précédent qui affaiblirait non seulement Maurice, mais l’ensemble des petits États insulaires qui se battent pour protéger leurs territoires et leurs ressources.
Publicité
Publicité
Les plus récents




