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Interview

Rajeev Hasnah: «On a dépensé pour l’équivalent de 5 mandats d’un gouvernement en un seul»

5 juin 2024, 08:00

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Rajeev Hasnah: «On a dépensé pour l’équivalent de 5 mandats d’un gouvernement en un seul»

Rajeev Hasnah, économiste.

Rajeev Hasnah revient sur le rapport du FMI pour soutenir qu’au-delà de la performance post-pandémique notée, il y a des urgences à régler, dont la nécessité de reconstituer des réserves fiscales pour faire face aux crises à l’avenir. L’économiste exprime son inquiétude du poids de la dette publique et rappelle que, comme les années précédentes, le ministère aura recours aux revenus fiscaux et à l’endettement pour combler le déficit budgétaire.

Le ministère des Finances a-t-il raison de se réjouir du contenu du rapport du Fonds monétaire international (FMI) au titre de l’Article IV de mai ?

Le FMI a salué et reconnu la capacité de l’économie mauricienne, en particulier nos secteurs touristique, construction et services financiers, d’avoir pu rebondir trois ans après la pandémie de Covid-19. Il faut noter que le tourisme a pris son envol après que nos frontières ont été réouvertes en 2021, tardivement au regard des opérateurs économiques.

Il faut aussi rappeler que les services financiers avaient été «blacklistés» par l’Union européen et le Royaume-Uni en février 2020 ; ce qui a nécessité une refonte du cadre juridique «AML/CFT» pour pouvoir sortir de cette liste et retirer cette épée de Damoclès sur la juridiction mauricienne et sur les services financiers. Nombreux sont ceux qui se posent toujours la question pertinente de savoir comment on a pu atterrir dans cette catégorie, ce qui a d’ailleurs mis en péril notre secteur des services financiers qui contribue au moins 10 % du Produit intérieur brut (PIB) et qui génère plusieurs milliers d’emplois.

Que retenez-vous de ce rapport ?

Le FMI a utilisé l’expression de rebâtir notre «fiscal and external buffers» 33 fois. Les recommandations phares portent sur la nécessité de rebâtir les réserves fiscales et externes et réduire la dette publique afin qu’on puisse être résilient face aux crises qui pourront surgir à l’avenir. Il ne faut pas oublier que le monde a connu 15 différentes crises ces derniers 20 ans.

Parallèlement, le FMI revient une nouvelle fois avec sa proposition pour que la Mauritius Investment Corporation (MIC) se retire de l’actionnariat de la Banque centrale, réclamant son indépendance, voire sa crédibilité, par le biais des amendements à la Bank of Mauritius Act. Parallèlement, l’institution plaide en faveur des réformes structurelles tant nécessaires pour que l’économie mauricienne puisse s’épanouir de façon soutenable et inclusive. Aussi, elle propose que la formule de Contribution sociale généralisée (CSG) soit revue.

Par ailleurs, le FMI ne croit pas que la trajectoire de réduction de la dette promise par ce gouvernement soit réaliste. Il catégorise le pays avec une note de «High Sovereign Risk and Debt Sustainability». Ceci parce qu’il pense que l’Etat mauricien a un «high level of vulnerability in the medium and long-term horizons» et un «contingent debt liability» avec la «quasi-fiscal» opération de la MIC.

Au final, le FMI persiste et signe : l’impression des billets à hauteur de Rs 158 milliards devrait être considérée comme une dette publique. De ce fait, dans nos analyses, il faudra «factor in» les Rs 158 milliards au-delà des Rs 525 milliards de dette publique.

Le FMI projette un PIB de Rs 1 trillion pour Maurice à horizon 2029. Est-ce réalisable ?

Pour pouvoir atteindre ce niveau de PIB, le FMI prévoit que la croissance annuelle en terme nominal sera de 7 % à 7,5 % à partir de 2025 jusqu’en 2029. Il est impératif de noter que le FMI s’attend à ce que plus de 50 % de cette croissance soit due à l’inflation et que la différence serait une croissance réelle.

Il est vraiment dommage que le FMI prévoie que cette illusion monétaire, visible depuis 2020, persistera dans le futur. Il faut aussi souligner que 50 % de notre croissance depuis 2021 est due à l’inflation, alors qu’auparavant (2015 à 2019) seulement 24,1 % y était liée. Malheureusement, cette spirale inflationniste, continuera d’impacter l’économie mauricienne pour les prochains cinq ans !

Il faut aussi souligner les interrogations par des spécialistes du montant du PIB de Rs 651,7 milliards en 2023 figurant dans Statistics Mauritius. Le FMI en fait état et rappelle que selon le bureau des statistiques, il y a des changements dans le calcul du PIB. Or, les économistes et autres observateurs indépendants attendent toujours des explications officielles à ce sujet : à savoir comment le montant du PIB publié par Statistics Maurice diffère de celui de la Banque de Maurice. La différence porte sur les chiffres provenant des exportations des services dans le calcul du PIB. On parle ici d’une différence colossale de presque Rs 100 milliards dans le PIB de 2023. Si on enlève les Rs 100 milliards, le PIB du pays serait de seulement Rs 870 milliards en 2029 et de seulement Rs 551,7 milliards en 2023 (le PIB en 2019 était de Rs 512,1 milliards) !

Une clarification officielle sur cette différence dissiperait toute incertitude autours des chiffres réels du PIB.

A l’approche d’un Budget, on parle de la marge de manœuvre du ministre des Finances. Dispose-t-il d’une marge confortable pour assurer l’équilibre budgétaire ?

Les deux leviers sur lesquels le Budget sera bâti sont l’inflation tax avec la collecte record de la TVA et l’endettement chronique pour combler le déficit budgétaire.

Presque la moitié des dépenses émanant des «extra budgetary special funds» sont de nature courante. A cet effet, il faut savoir que le FMI a demandé que l’utilisation de ces fonds soit revue afin de renforcer et rendre plus transparente l’utilisation des fonds publics par l’Etat.

Vu l’imminence des prochaines élections, certains observateurs estiment qu’il faut s’attendre à des mesures éminemment populistes, voire électoralistes…

On dit déjà haut et fort que ce sera un Budget «labous dou», au risque de devenir diabétique, qui est une maladie ! Par contre, le FMI écrit, à la page 9, paragraphe 17, que le gouvernement compte adopter une politique fiscale différente, pour ne pas dire d’austérité : «In this context, the expected contractionary fiscal stance in FY24/25 is appropriate.»

Cependant, d’après les données sur les salaires publiées par Statistics Mauritius, on relève que les décisions économiques prises depuis 2020 ont fait que le taux d’augmentation des salaires a été de seulement 20 % entre 2019 à 2023, alors que la perte de pouvoir d’achat cumulée était de 27,8 %. Ce qui veut dire qu’on a perdu au minimum 7,5 % ; alors qu’entre 2014 et 2019, le taux d’augmentation des salaires était de 26,2 % et la perte de pouvoir d’achat à 11 %, et qu’entre 2010 et 2014, le taux d’augmentation des salaires était de 33,7 % alors que la perte de pouvoir d’achat était de 12,8 % !

Ajouté à cela le fait que les prix de construction des biens immobiliers (Residential Property Price Index) ont augmenté de 88,4 % entre 2019 et 2023. Ce qui m’amène à demander quelle est au juste la philosophie économique de notre pays aujourd’hui ?

Quels devraient être les grands axes du cinquième Budget de ce gouvernement ?

Au-delà de ce que le FMI a préconisé en tant que reformes citées plus haut, le plus grand défi pour le pays reste un regain substantiel de confiance dans la gestion macroéconomique du pays et dans les institutions (le FMI a insisté dessus dans son rapport). Cela pour que toutes les parties concernées, telles que les consommateurs, les entrepreneurs, les jeunes et les investisseurs, puissent se joindre pour rebâtir les réserves dépensées sans contrôle ces cinq dernières années.

Sans une confiance élevée dans la gestion pérenne et soutenable de l’économie, on ne pourra pas non plus retenir nos ressources précieuses et en attirer d’autres afin de dégager une croissance équilibrée, durable, soutenable et inclusive et non celle tirée par la consommation.

Je doute fort cependant que le prochain Budget puisse aller dans ce sens.

Face à une croissance négative de 14 % en 2020 suivant la crise pandémique doublée d’une crise économique, l’économie a rebondi pour atteindre un taux estimé à 6,5 % cette année, selon Renganaden Padayachy. Faut-il donner du crédit au ministre des Finance qui a su renverser vapeur en bien gérant l’économie ?

Ce serait injuste de ne pas reconnaitre les contributions de tous les gouvernements et ministres précédents ainsi que tous les Mauriciens qui ont œuvré dans cette direction. Je dis cela car le FMI a dit à maintes reprises qu’on a utilisé, pour ne pas dire épuisé, les réserves que tout le pays a bâties pendant plusieurs décennies.

Le FMI a aussi reconnu qu’on a pu rebondir grâce a la résilience que tout le monde a contribué à bâtir ainsi que le courage et la détermination de tout le monde dans différents secteurs d’activité dans lesquels nous nous sommes engagés. Le gouvernement a ouvert les vannes des réserves et comme dirait l’anglais, pour après «inflate their way out of the situation they created».

La situation à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, soit la perte du pouvoir d’achat de plus 34 % de 2019 à mars 2024, une dépréciation de la roupie à hauteur de 28 % contre le dollar américain depuis 2019 et un manque de devises pour le bon roulement de l’économie, émanent de la fameuse décision d’imprimer les Rs 158 milliards de la Banque centrale.

Comme le dit le FMI, il faudrait ajouter la «quasi-debt» provenant de l’impression de billets au chiffre de la dette publique de Rs 525 milliards. Cela porterait alors la dette publique à hauteur de Rs 683 milliards.

Ceci dit, on a contracté Rs 205 milliards de dette publique en plus depuis 2019, alors que pour les cinq ans entre 2014 et 2019, on a contracté seulement Rs 65 milliards de dette. Si on ajoute la «quasi-debt» dans l’équation, on aura contracté des dettes et dépensé pour l’équivalent de 5,5 mandats d’un gouvernement (sois 22,5 ans) sur un seul mandat de 5 ans !

La cherté de la vie touche aujourd’hui tous les Mauriciens. C’est leur principale préoccupation selon un sondage Synthèse/l’express réalisé en octobre 2023. Une des raisons avancées est la hausse des prix qui elle-même découle de la dépréciation de la roupie. Comment faire pour stopper la dégringolade de notre monnaie ?

La réponse est simple : il faudra que notre roupie regagne la confiance des Mauriciens et des opérateurs. Ce qui n’est pas le cas actuellement, ce qui explique d’ailleurs pourquoi il existe un manque de devises sur le forex.

Une étude de visualcapitalist.com classe Maurice en tête de liste de pays où les moins de 30 ans sont moins heureux que les plus de 60 ans. Est-ce une raison qui pousse les jeunes professionnels à émigrer ?

Ce n’est absolument pas faux que «the devil lies in the details».

Les résultats du World Happiness Report sont éclairants et révélateurs à plusieurs égards pour Maurice, en lui-même et en comparaison avec d’autres pays. Alors que pour l’indicateur global, Maurice se classe 70e sur 143 pays, les résultats se situent dans des fourchettes extrêmes lorsque nous appliquons le filtre par âge. Pour les plus de 60 ans, Maurice se classe au 28ᵉ rang, ce qui nous place parmi des pays comme la France, Singapour et l'Espagne, tandis que pour les moins de 30 ans, Maurice se classe au 85ᵉ rang, soit au niveau de l'Afrique du Sud, du Venezuela et de l’Ukraine (le classement du Venezuela et de l'Ukraine est encore meilleur, respectivement 83ᵉ et 82ᵉ).

Visual Capitalist classe Maurice au premier rang mondial pour l'écart dans le classement entre les plus de 60 ans et les moins de 30 ans. Cette disparité est assez choquante car si le niveau de bonheur des personnes âgées est similaire à celui de celles vivant à Singapour et en France d'une part, le niveau de bonheur de la catégorie des jeunes est similaire à celui de ceux vivant au Venezuela, qui est considéré comme un régime autoritaire par The Economist et de l'Ukraine, qui est un pays en guerre avec la Russie depuis février 2022 !

Cet écart important dans le niveau de bonheur entre ces deux générations est très préoccupant car il indique des opinions extrêmes sur le niveau de bonheur de vivre à Maurice. Peut-être que cette situation sur le Happiness Index des jeunes pourrait expliquer pourquoi le pays subit actuellement une fuite massive des cerveaux dans tous les secteurs d’activité économique – la situation est si grave qu’on pourrait même parler de fuite de main d’œuvre dans le pays.

Les jeunes de moins de 30 ans ainsi que les autres âgés jusqu’à 50 ans pourraient s’inquiéter pour leur avenir ainsi que pour celui de leurs enfants et de leur retraite ; ils peuvent également se sentir tristes de ne pas avoir accès à des opportunités de mener une vie confortable et de se constituer une base d'actifs décente, comme leurs parents l'ont fait dans la génération précédente ; et en colère contre la façon dont leur pouvoir d'achat, tant pour les consommables que pour la possession d'un actif comme une maison, ont été réduits à peau de chagrin en si peu de temps !