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Consommation

Vie chère : finir le mois coûte que coûte…

23 juin 2025, 06:00

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Vie chère : finir le mois coûte que coûte…

■ Narecen Murdymootoo, jeune diplômé, et Manisha Dookhony, économiste.

Les étiquettes changent, mais rarement dans le bon sens. Riz, farine, beurre, yaourt, œufs, poulet… même les produits les plus élémentaires deviennent un luxe. La hausse continue du coût de la vie s’invite dans toutes les conversations – dans le bus, au travail, à la caisse ou autour de la table lors des réunions de familiale. Mais derrière les chiffres, il y a des visages. Comment les Mauriciens s’en sortent-ils ? Quels sacrifices, quelles stratégies adoptent-ils quand il faut jongler entre loyer, bouches à nourrir et un panier qui se vide plus vite qu’il ne se remplit ?

Pour Raymonde Bissett, retraitée, la vie chère est devenue une réalité brutale : «Aujourd’hui, je paie Rs 3 500 pour ce qui me coûtait Rs 1 000 avant. Avec un salaire minimum, on ne s’en sort pas.» Elle dénonce un système déséquilibré : «Quand l’essence augmente, tout suit. Mais quand elle baisse, rien ne redescend. C’est un peu de l’arnaque.» Elle appelle à un contrôle strict des prix sur les produits de première nécessité et encourage la consommation locale, «dans la mesure où les prix restent raisonnables».

Narecen Murdymootoo, jeune diplômé, nous offre une analyse approfondie de la situation. «L’explosion de la facture d’épicerie, les médicaments hors de prix… chaque famille en souffre. Et pourtant, en écoutant le dernier Budget, on se demande si nos dirigeants vivent dans le même pays.» Il rappelle que Maurice importe environ 80 % de ses produits de consommation. «Cela a longtemps été plus simple que de produire localement. Mais les salaires ont augmenté, sans amélioration équivalente de la productivité. Résultat : plus d’argent pour les mêmes biens, ce qui fait grimper les prix.»

Pour lui, un gouvernement responsable doit s’attaquer aux causes. «Il faut d’abord sécuriser nos approvisionnements», explique-t-il. Plutôt que de subir les aléas du marché mondial, il préconise de négocier des contrats à long terme et de constituer des réserves stratégiques de riz, d’huile et de carburant. Il recommande aussi de diversifier les sources d’approvisionnement.

Production locale

La relance la production locale est indispensable, poursuit Narecen Murdymootoo. «Pas avec des discours, mais par des investissements massifs dans l’agriculture, l’élevage et l’industrie agroalimentaire. Il faut soutenir nos agriculteurs par des prêts à taux préférentiels, une formation technique et des débouchés garantis.» Il conseille aussi de réduire la dépendance aux importations plutôt que d’alourdir la pression sur les familles avec des taux d’intérêt élevés. «Plus nous produisons chez nous, moins nous importons, et plus notre devise se stabilise. C’est une logique économique simple.»

Il insiste sur la nécessité de contrôler les prix des produits essentiels. «Pourquoi laisser importateurs et détaillants fixer librement leurs marges sur le riz, l’huile ou les médicaments ? L’État a un rôle à jouer.» Il s’inquiète aussi des plus vulnérables. Le relèvement de l’âge de la Basic Retirement Pension (BRP) de 60 à 65 ans est pour lui une mesure injuste : «Cela revient à ajouter cinq années de galère à ceux qui souffrent déjà.»

Il prône une reprise du contrôle des importations stratégiques pour éliminer les marges spéculatives. «Pourquoi laisser des importateurs privés s’enrichir sur le dos des consommateurs ?», s’interroget-il. Selon lui, il faut mieux protéger les citoyens contre la flambée des prix et assurer un accès plus équitable aux produits essentiels.

Pour sa part, Manisha Dookhony, économiste et diplômée de l’université Harvard, dresse un portrait détaillé des pressions inflationnistes qui pèsent sur l’économie mauricienne. Selon elle, l’économie mauricienne subit une pression inflationniste persistante qui rogne le pouvoir d’achat. L’indice des prix à la consommation est passé de 77,67 en août 2018 à 106,80 en mars 2025 (+37,5 %).

Cette inflation est due à des facteurs externes (coût du fret, hausse des matières premières, dépréciation de la roupie) et internes (salaires, charges sociales, déficit structurel entre offre et demande), dit-elle. La dépendance aux importations – Rs 86,53 milliards au 4e trimestre 2024 (+17,9 %) – rend Maurice vulnérable aux chocs mondiaux.

«L’explosion des coûts du fret maritime, avec un conteneur de 40 pieds en provenance de Chine passant de 2 000 USD avant la pandémie à 12 500 USD en 2024, et la flambée des prix des matières premières, ont des répercussions immédiates», explique-t-elle. Cette vulnérabilité est exacerbée par la perte de valeur de la roupie face aux devises étrangères, ressource cruciale pour un pays dépendant à 90 % des importations – y compris de produits de la mer, un paradoxe notable pour une île au potentiel halieutique sous-exploité.

Dépendance aux importations

En interne, plusieurs dynamiques alimentent la hausse des prix. La dépréciation continue de la roupie renchérit mécaniquement les importations. Les coûts de production locaux augmentent sous l’effet des hausses du salaire minimum et des charges sociales. Par ailleurs, un déséquilibre structurel entre l’offre et la demande perpétue la dépendance aux importations, tandis que le déficit commercial chronique exerce une pression supplémentaire.

Manisha Dookhony pointe aussi certaines politiques publiques contre-productives. «Les incitations fiscales, principalement dirigées vers le secteur de la construction, négligent des filières stratégiques comme l’aquaculture, qui pourraient réduire les importations.» L’injection de liquidités dans le système – par l’augmentation du salaire minimum, la Contribution sociale généralisée (CSG) Income Allowance ou le versement du 14ᵉ mois – alimente la masse monétaire en circulation, ce qui risque d’amplifier la demande et, par conséquent, l’inflation. Ces pressions se traduisent par des hausses sectorielles marquées : inflation alimentaire à 7,6 % (mars 2025), assurances et services financiers (+10,2 %), et envolée des prix de produits sensibles comme l’huile comestible (+9,8 %).

Face à ces défis, Manisha Dookhony préconise une réorientation stratégique. La diversification des sources d’importation et le renforcement ciblé de la production locale – notamment dans les secteurs agricole et halieutique – sont essentiels pour sécuriser l’approvisionnement. Elle insiste également sur l’importance d’optimiser la gestion des devises étrangères, accompagnée d’une révision des incitations fiscales en faveur des secteurs réduisant la dépendance aux importations.

L’économiste recommande par ailleurs la mise en place de mécanismes de régulation tels que des stocks tampons et des subventions ciblées sur les produits essentiels, ainsi qu’une politique monétaire adaptée. «En plus, nous importons énormément de carburant pour la production énergétique ; là, il y a des réflexions à faire pour promouvoir d’autres types de production d’électricité qui ne seraient pas forexvores.»

Concernant les réponses gouvernementales, Manisha Dookhony les juge limitées. Le versement ponctuel des allocations ne compense pas l’érosion continue du pouvoir d’achat, tandis que la hausse du taux directeur (Key Rate) s’avère inefficace contre l’inflation importée. Elle met en garde contre un double risque : «Leur effet temporaire masque les causes structurelles, et l’injection de liquidités qu’elles génèrent peut entretenir l’inflation par la demande.»

Les risques socio-économiques liés à une inflation persistante – évaluée à 3,6 % en 2024 avec une projection de 3-4 % en 2025 – appellent à des mesures plus ambitieuses. «Même si, dans les grandes lignes, ces taux ne sont pas excessifs, comparés à ce que nous avons vu après le début de la guerre en Ukraine, la crainte subsiste avec ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient.»

L’appauvrissement accéléré des ménages modestes et les menaces sur la sécurité alimentaire exigent un soutien ciblé, idéalement indexé sur l’inflation pour éviter les mesures ad hoc génératrices de liquidités. L’économiste insiste aussi sur le contrôle des marges commerciales sur les chaînes de valeur essentielles et la négociation d’accords préférentiels pour les importations stratégiques.

La résilience de l’économie mauricienne repose selon elle sur une reconfiguration des priorités : exploiter les potentiels locaux – notamment halieutiques – et optimiser la gestion des devises. Elle salue certaines initiatives de la Banque centrale, telles que la mise en place d’un montant plafond en devises pour les achats de résidences par les étrangers, mais souligne «un grand besoin de repenser les incitations fiscales», citant notamment la révision des mesures liées aux smart cities, ainsi que les mesures de soutien pour éviter tout effet inflationniste contreproductif. Cette approche, conclut-elle, intégrée est indispensable pour briser le cercle vicieux de l’inflation importée et préserver la stabilité socio-économique.

N.F.

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