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Ameenah Gurib-Fakim : « Je suis une emmerdeuse, c’est ça ? »
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Ameenah Gurib-Fakim : « Je suis une emmerdeuse, c’est ça ? »
Trois candidatures, trois revers. Il n’y en aura pas quatre : Ameenah Gurib-Fakim « renonce » à prendre un jour les rênes de l’Université de Maurice. Mais puisque « le recrutement s’est fait sur du vent », elle ne lâche pas l’affaire et donne rendez-vous à ses détracteurs « devant les tribunaux ». La parole est à l’accusation.
■ (Sourire accueillant)
Je vous offre quelque chose ?
■ Un bonsaï sans sucre s’il vous plaît.
(Rire) Ah, les bonsaïs, mon autre passion. J’en ai presque 200. Chacun possède sa personnalité, certains ont plus de 25 ans, je les bichonne, ce sont mes bébés.
■ Et vos erreurs, les bichonnez-vous?
Tout autant. Les scientifiques apprennent tous les jours de leurs erreurs. Se tromper est indispensable à la construction du savoir.
■ Qu’avez-vous appris de votre dernière erreur ?
Laquelle ?
■ Celle qui vous a fait dire que l’Université de Maurice (UoM) ne veut pas d’une musulmane à sa tête.
(Sèche) Ce n’était pas une erreur, c’était une stratégie.
■ Une stratégie ?
Oui, c’était pour être reçue par l’Equal Opportunities Commission (EOC). J’ai joué sur l’aspect ethnique pour que l’on me rende des comptes sur le rejet de ma candidature. J’ai postulé trois fois, trois échecs, j’ai voulu savoir pourquoi.
■ Vous voulez dire que vous avez manipulé la commission ?
Manipulé, ce n’est pas le mot. J’ai été pragmatique.
■ Votre « pragmatisme » risque de faire bondir Brian Glover !
Je ne pense pas. C’est un avocat, il a le sens de la stratégie lui aussi.
■ Quelle était la vôtre, précisément ?
Je voulais qu’on me dise sur quels critères le numéro 1 de l’université est choisi. Pour cela, il fallait contester le rejet de ma candidature, soit en Cour suprême, soit auprès de l’EOC. En Cour suprême, j’aurais attendu une réponse deux ans. Je suis allée à l’EOC, j’ai coché la case « discrimination pour aspect religieux » et j’ai eu ma réponse en quatre mois.
■ En réalité, vous n’avez jamais cru à une discrimination ?
Si. Cela faisait partie de mes hypothèses. Mais je suis une scientifique, il me fallait des preuves et je les ai eues. Si ma candidature a été rejetée, ce n’est pas parce que je suis musulmane mais parce qu’il n’y a aucun critère de sélection préétabli. Le recrutement du vice-chancelier se fait sur du vent.
■ C’est effectivement ce qu’a conclu la commission…
Autrement dit, c’est l’opacité totale. La sélection se fait au mépris de toutes les règles de bonne gouvernance. C’est la porte ouverte à toutes les dérives possibles, du copinage à la corruption.
■ C’est ce que vous souhaitiez démontrer ?
Absolument ! (Avec aplomb) J’en étais convaincue mais il me fallait une preuve, que l’EOC m’a fournie. Tout cela est désormais écrit noir sur blanc.
■ Maintenant que vous êtes parvenue à vos fins, allez-vous cesser de jouer la martyre ?
Je ne joue pas. Plusieurs fois, je me suis sentie rejetée parce que femme, discriminée parce que musulmane, mais cela ne fait pas de moi une martyre. Je veux être un modèle pour les femmes et une martyre n’est pas un modèle.
■ Et puis « martyr, c’est pourrir un peu », comme disait Prévert...
On pourrit quand on baisse la tête et les bras. Chez moi, la sève coule toujours. Je ne suis pas encore une feuille morte, Prévert peut ranger sa pelle (sourire).
■ Pourquoi cultivez-vous une image de paria ?
Je ne cultive rien, je me sens rejetée par les miens. Partout dans le monde, des universités m’accueillent à bras ouverts. L’année dernière, j’ai été faite docteur honoris causa de la Sorbonne [une prestigieuse université parisienne, ndlr]. Chez moi, je me sens dénigrée, c’est dur. Je peux avoir la plus grande reconnaissance à l’étranger, tant que je n’aurai pas celle de mon pays, il ne manquera quelque chose. Je me sens mauricienne à 400%, durant toute ma carrière j’ai donné le maximum pour faire flotter haut mon drapeau. Et qu’est-ce qu’on me rend ? Rien, du mépris. J’aime mon pays plus qu’il ne m’aime, c’est ce qui me fait mal.
■ A ce point ?
J’ai pris du recul. Je me dis qu’on ne jette des pierres qu’à l’arbre chargé de fruits. Et puis, au risque de paraître arrogante, aujourd’hui je vois bien au-delà de Maurice, mes frontières sont devenues le monde. La semaine dernière j’étais à la Cosmetic Valley, en France. La semaine prochaine, je donne des conférences en Malaisie avant d’enchaîner sur l’Afrique. Finalement, ce qui m’arrive est banal, je suis la confirmation que nul n’est prophète en son pays.
Ce rejet, les plus grands scientifiques l’ont vécu. Marie Curie a été forcée à l’exil, Einstein a été apatride…
■ Et si vous récoltiez ce que vous avez semé…
Pardon ?
■ Vous n’avez peut-être pas laissé que de bons souvenirs durant vos 23 années d’université [entrée en 1987 comme lecturer, elle a gravi tous les échelons jusqu’au poste de numéro 2 de la direction, ndlr]. Cette possibilité ne vous a pas effleuré l’esprit ?
(Droit dans les yeux) Je suis une emmerdeuse, c’est ça ?
■ Tout de suite, les grands mots…
Je suis une emmerdeuse ?
■ C’est la réputation que vous avez…
Dans ce cas-là, pourquoi le management de l’université ne m’a jamais fait de reproche ? Il fallait me traîner devant un comité disciplinaire si j’étais une emmerdeuse de première !
■ Le rapport de l’EOC indique que votre « comportement durant l’entretien » a refroidi le panel de recruteurs. Vous leur avez sauté à la gorge ?
(Rire) Si vous saviez les questions qu’ils m’ont posées…
■ Allez-y, on est entre nous…
Ils m’ont demandé si je souhaitais « revenir à Réduit parce que le business ne marche pas ». Ce n’est pas méprisant, ça ? J’ai eu droit aussi à « Combien d’argent avez-vous rapporté à l’université et combien est allé dans votre poche ? ». Ça m’a fait bondir, je me suis sentie insultée. J’ai essayé de rester calme mais… En fait, je crois que je leur fais peur. Le management de l’UoM préfère les plantes rampantes aux plantes exotiques à croissance rapide. Sois belle et taistoi, c’est ce qu’on attend d’une vice-chancelière.
■ Au final, la « plante exotique » n’était que le troisième choix derrière Romeela Mohee et Dhanjaye Jhurry. Est-ce vexant ?
Ce qui est vexant, c’est de savoir que le choix s’est fait sur du vent. Si Iznogoud et Gaston Lagaffe avaient postulé, ils auraient eu autant de
chance que moi, voire plus !
■ On connaît leurs « qualités », mais les vôtres ?
Je suis une bosseuse, une acharnée du travail bien fait, c’est mon opium. Pour d’autres, c’est la religion. Moi c’est l’excellence, je vise le ciel pour atteindre la montagne.
■ Allez-vous finir droguée ?
(Rire) De cet opium-là, pourquoi pas !
■ Vous êtes une « serial pionnière » : première doctorante mauricienne, première professeure d’université, première doyenne de la faculté des sciences, et là, bim, troisième. Votre amour-propre en a pris un coup ?
Il y a de ça. Je déteste l’échec. Je n’ai jamais fail dans ma vie.
■ Maya, sors de ce corps !
(Rire) Non, non, non, c’est différent ! Le seul examen où j’ai échoué, c’est le permis de conduire et je l’ai vécu comme un drame…
■ Vos déboires de vice-chancelière triplement recalée, qu’en pense le
ministre Jeetah ?
Je ne lui en ai jamais parlé. Est-il suffisamment ouvert pour m’entendre ? De toute façon, il sait comment ça se passe, c’est un ancien universitaire, il maîtrise tous les rouages. Et puis, je parle peu aux politiques, ils sont trop superficiels. Je préfère passer du temps avec mes confrères scientifiques, c’est tellement plus enrichissant.
■ Vous avez publié 29 livres sur les plantes de la région. En écrirez-vous un sur « Comment l’université m’a plantée » ?
Oui, je raconterai tout ça un jour en détails dans ma biographie. Je veux que les gens sachent que la vie d’une femme scientifique n’est pas un lit de roses. Pour survire dans ce monde outrageusement masculin, il faut avoir une peau de rhinocéros. Le pire, c’était au début de ma carrière. Les coups de fil anonymes, les lettres d’insultes, les humiliations, j’ai tout eu, ça a duré des années. J’ai conservé certaines lettres pour garder une trace de la bêtise humaine.
■ Que disaient ces lettres ?
Des sommités de vulgarité qui n’ont pas leur place ici. Les plus soft m’appelaient « la sorcière » parce que je travaillais sur les mauvaises herbes. J’allais ramasser des feuilles de vétiver, de la citronnelle, des herbes de la Saint-Jean, je les ramenais au labo pour tester leurs propriétés médicinales ou cosmétiques. Personne ne comprenait l’intérêt de ce que je faisais. En 1994, mon labo a brûlé dans la nuit. Je n’ai jamais su qui avait fait cela ni pourquoi. Vingt ans plus tard, ça me travaille encore.
■ Certaines personnes doutent de cette histoire…
Il y aura toujours des sceptiques, que voulez-vous que j’y fasse ? Les croyances des gens, vous savez…
■ Etes-vous croyante ?
Je crois en Dieu, oui. Je crois en cette grande force qui contrôle l’univers.
■ Comment peut-on être en même temps plongé dans la recherche scientifique, qui en appelle à la raison, et dans la foi, où les croyances règnent en maître ?
Science et foi se répondent en moi parce que la science n’explique pas tout. Quand j’observe la perfection d’une plante, je me dis que cet incroyable mécanisme de vie ne peut pas être le fruit du hasard, qu’il y a une force derrière qui s’appelle Dieu. Je suis une chercheuse qui a foi en la science et en Dieu.
■ La plupart des êtres humains ont, comme les plantes, des propriétés cachées. Quelles sont les vôtres ?
La résilience. Après chaque chute je me relève. Je suis un roseau qui ne se prend pas au sérieux, je laisse ça aux cons.
■ Et maintenant ? Trois candidatures, trois échecs, est-ce que le roseau va s’entêter ?
Je suis têtue, ça oui, il faut l’être quand on fait de la recherche. Mais le poste de vice-chancelier ne m’intéresse plus, j’ai renoncé, j’ai d’autres chats à fouetter. Par contre, sur le plan légal, je ne vais pas en rester là. Je donne rendez-vous au management de l’UoM au tribunal.
■ Comme vous y allez…
Ma décision est prise : j’irai en cour.
■ Pour faire invalider la nomination de Romeela Mohee ?
Pas forcément. Romeela est une amie de longue date, je n’ai rien contre elle. Ce que je conteste, c’est la procédure qui a conduit à sa nomination. Puisque le choix s’est fait sur du vent, j’attaquerai cette procédure en justice. Je vois mon homme de loi lundi, on va travailler là-dessus.
■ Il arrive ce bonsaï ?
Vous savez ce que l’on dit : l’homme est un bonsaï qui se prend
pour un séquoia…
SES DATES
● 1959. Naissance à Surinam
● 1987. Lecturer à l’Université
de Maurice (UoM) après un doctorat de chimie organique
● 1992. Crée un laboratoire de phytochimie.
● 1994. Publie son premier livre : Plantes médicinales de l’île Rodrigues.
● 2001. Première mauricienne enseignante-chercheuse
● 2004. Doyenne de la faculté des sciences
● 2006. Numéro 2 de l’UoM (pro vice-chancelière)
● 2007. Prix L’Oréal-Unesco « Pour les Femmes et la Science »
● 2011. Crée le Centre de phytothérapie et de recherche (Cephyr) à Ebène.
● 2014. Sortie de son 29e livre : Novel Plant Bioresources : Applications in Food, Medicine and Cosmetics
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