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Jean-Claude Gaspard, chanteur : «Ceux qui parlent de malaise créole devraient se remettre en question»
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Jean-Claude Gaspard, chanteur : «Ceux qui parlent de malaise créole devraient se remettre en question»
Vous souvenez-vous de votre première scène ?
C’était au stade de Rose-Hill, en 1967 si je me souviens bien. Je participais à un radio-crochet. J’avais choisi une chanson de Johnny Hallyday, Cheveux longs et idées courtes.
Un roi du séga intronisé sur un air de rock ‘n’ roll, ça ne s’invente pas !
J’aime cette musique très fort. Mais la chanson ne me ressemblait pas : j’ai toujours eu les cheveux courts et les idées longues ! (rire)
Combien de chansons avez-vous composées depuis ?
J’ai arrêté de compter il y a une dizaine d’années, j’en étais à 200.
C’est quoi une chanson réussie ?
C’est une chanson qui entre dans la tête des gens. Une chanson qui se siffle, qui se fredonne, même un petit bout. La, li korek (large sourire, bras ouverts).
Quels sont vos plus lointains souvenirs musicaux ?
Ce sont les airs de ma grandmère, Marie-Rosa. Elle m’apprenait les chansons françaises des années 1950. C’est elle qui m’a élevé, elle m’a tout appris. Mon père est parti de la maison quand j’étais bébé. Ma mère (dont il porte le nom, NdlR) ne pouvait pas s’occuper de moi, elle devait travailler, elle faisait la bonne, alors elle m’a confié à ma grandmère. Enfin, je ne suis pas très sûr… (ému, il s’interrompt une bonne minute). La vérité, c’est que je n’ai jamais vraiment su pourquoi mes parents m’avaient abandonné. J’aimerais parler d’autre chose…
Quand est-ce que la musique est devenue importante dans votre vie ?
Avant même d’avoir 10 ans. Quand je n’écoutais pas chanter ma grand-mère, j’allais au cinéma voir des films indiens, zot sante danse ladan, je me régalais. Je me souviens aussi que j’étais fasciné par les orchestres. À chaque fête, j’étais collé aux musiciens, je passais des heures à les regarder jouer, ça me faisait du bien. Après, il y a eu le juke-box du Café de Chine (à Rose-Hill, NdlR), les Cliff Richard, Elvis Presley, Christophe, Adamo, Henri Salvador et l’autre aussi, celui qui chantait Faut-il mourir ou vivre quand on a du chagrin ? Ah… j’ai oublié son nom.
Hervé Vilard. Faut-il mourir ou vivre quand on a du chagrin ?
(Droit dans les yeux) Il faut apprendre à vivre avec son chagrin.
A quel moment rencontrez-vous le séga ?
Avec mon père (le ségatier Roger Augustin, NdlR). J’allais voir ses concerts, je l’admirais. Enfant, partout où il y avait de la musique, j’étais là. Je me sentais bien au contact des musiciens, j’ignore pourquoi.
A 68 ans, où trouvez-vous l’énergie de monter sur scène ?
(Il se cramponne à la table comme s’il allait tomber) C’est le public qui me donne cette énergie. Quand j’entends les gens crier mon nom, plus rien ne compte. Je n’ai plus faim, je n’ai plus soif, j’ai juste envie de saisir un micro pou fer dimounn danse (il se déhanche sur sa chaise). Mais pour ça, attention, ou bizin fit ! J’ai de la ferraille dans les jambes, je suis solide ! (Il fait référence à une lourde opération suite à un accident de la route, NdlR.)
Henri Salvador, dont vous parliez tout à l’heure, expliquait sa longévité sur scène par son hygiène de vie : pas d’alcool ni de tabac et beaucoup de yoga…
Pa mwa sa, mo pa fer yoga ! (rire) Je fume, je bois, mo kontan tou bann plaizir. Je suis un homme plein de légèreté et qui aime le plaisir.
Quel est le plus grand de vos plaisirs ?
Faire de jolies choses.
Que se passera-t-il dans votre tête en faisant vos adieux à la scène, samedi ?
(Pensif) Il y aura forcément de la tristesse. Une page qui se tourne, c’est un peu comme une vie qui défile et s’arrête. Tout est passé tellement vite… C’est quand on arrive à la fin du parcours que l’on s’en rend compte ! Je n’ai plus qu’une seule balle dans mon pistolet, après ce sera fini. Les applaudissements qui m’ont tant nourri vont s’interrompre. L’amour du public va me manquer, mais je préfère partir quand je suis encore présentable. Grimper sur scène à quatre pattes (il mime un animal mal en point) serait pire que tout, j’aurais détesté laisser cette image de moi, je préfère terminer en beauté. Et puis, je vais enfin pouvoir me reposer. Les voyages, les concerts, les répétitions… Le séga m’a usé, inn ariv ler pou asize.
Comment comptez-vous profiter de la vie, maintenant ?
En passant du temps avec mes enfants et avec ma femme. J’ai tellement été absent… (perdu dans ses pensées). Les joies familiales, les anniversaires, les premières communions, j’ai tout loupé, j’étais loin. Je vais raccommoder tout ça, dress tou, met tou byen dan lord.
Votre famille a-t-elle souffert de votre vie de ségatier voyageur ?
(Direct) Non, mes proches comprenaient. J’ai plus souffert qu’eux. J’ai oublié de vivre, comme le dit Johnny Hallyday. En fait, non, ce n’est pas que j’ai oublié, mo pa ti kapav viv mem avek zot. Mais je ne regrette rien, ma vie et ma carrière m’ont donné joies et plaisirs. Le séga m’a permis de parcourir le monde. J’ai été en Chine, en Australie, au Zimbabwe, en Nouvelle-Zélande, en France, en Angleterre, en Allemagne... Je suis fier d’avoir été l’ambassadeur du langaz morisyen.
Chante-t-on de la même façon à Maurice qu’à l’étranger ?
Non, ce n’est pas pareil, mais l’émotion est la même. En Chine, mo fer sinwa la pran maravan sakouye ! (rire) Ça aussi, c’est une fierté.
Vous parliez d’image, la vôtre est double : l’artiste reconnu d’un côté et l’amuseur public de l’autre. Laquelle voulez-vous que l’on garde ?
L’amuseur, sans hésiter. Je ne renie aucune de mes chansons, y compris les plus légères. Dans Pisspot, par exemple, les gens ont cru que je dénigrais les infirmiers alors que c’était ma façon de leur rendre hommage. Après, on a le droit de ne pas aimer, chacun ses goûts.
Sur vos sept enfants, deux sont musiciens. Un bon ratio ?
Les cinq autres sont mélomanes même s’ils ne font pas de musique. J’aurais aimé que tous mes enfants fassent de la musique, mais Mary- Jane et Denis-Claude, c’est déjà bien, d’autant plus qu’ils sont talentueux. Ils n’ont même plus besoin de mes conseils, ils font leur chemin et ils le font bien ! (Sourire comblé)
Comment résumer l’album que vous venez de sortir avec eux ?
C’est la mélodie du bonheur, je suis heureux de chanter avec mes enfants. Mais ce n’est pas un testament : j’arrête la scène, pas la musique. Il y aura d’autres albums.
Connaissez-vous Yoan Catherine ?
Bien sûr.
A Maurice, dit-il, « c’est pratiquement impossible de vivre d’une pratique artistique. Un pays qui méprise à ce point ses artistes est un pays qui ne sait plus rêver ». Votre avis ?
Je suis d’accord. C’est vrai aussi pour les sportifs. Maurice n’a pas confiance en ses talents. Pour exister localement, il faut être reconnu à l’étranger. Je trouve ça aberrant, c’est dans l’autre sens que ça devrait marcher.
Mais vous, n’avez-vous pas correctement gagné votre vie grâce à la musique ?
J’ai très bien gagné ma vie, même ! Je fais partie des exceptions qui confirment la règle. Et puis, j’ai toujours eu un travail à côté, j’étais overseer à la municipalité de Rose-Hill, je contrôlais le travail des éboueurs et des égoutiers. Certains ont des complexes à faire ce genre de job, pas moi, j’aimais ça. Ce métier aussi m’a donné à manger. C’était un bon complément.
Combien le séga vous a-t-il rapporté ?
Je ne pourrais pas vous donner de chiffre mais j’ai gagné beaucoup d’argent à l’étranger. Je ne suis pas à plaindre, la vie m’a gâté.
C’était pourtant mal parti…
J’ai fait la paix avec mon enfance. Depuis, j’ai eu presque tout ce qu’on peut désirer et j’espère encore me régaler. L’important est de ne jamais renoncer, d’être actif et créatif, fode pa plenye touzour. Il m’arrive d’être triste mais de baisser les bras, ça, jamais !
L’expression « malaise créole » vous inspire quoi ?
Mo pa trouv sa malez la reel. L’homme qui dirige le gouvernement de l’île Maurice est d’origine indienne, mais ceux qui travaillent avec lui ne sont pas tous Indiens. Il y a de tout : des Chinois, des musulmans, des créoles, des tamouls. Alors, de quelle discrimination parle-t-on ? Il est où le malaise ? Pena rezon pou ena malez. Ceux qui parlent de « malaise créole » à tout bout de champ devraient commencer par faire leur autocritique et se remettre en question. Si ou met enn Indien dan enn post, li pe travay. Aster, si ou pran enn kreol e li pa le travay, li pe krye malez. Malez la vinn par li mem.
La politique vous intéresse-t-elle ?
Pas du tout. Je vote parce que c’est un droit mais les politiciens ne m’intéressent pas. Jugnauth, Ramgoolam, Bérenger… pour moi, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Que l’un ou l’autre
soit au pouvoir ne change rien à ma vie. Par contre, j’ai suivi le combat de Rezistans et je trouve que c’est une bonne chose d’avoir enfin des candidats Mauriciens. Moi-même, je suis un chanteur mauricien, pas un chanteur créole.
Avez-vous une idée précise de ce qu’est le séga ?
Le séga, c’est la cerise sur le mauricianisme. Dans n’importe quelle fête – indienne, musulmane, hindoue, tamoule, créole – bizin ena sa tibout séga. Le séga fait partie des choses qui nous rassemblent. C’est notre ciment à nous, les Mauriciens.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de cette musique ?
Mo ena enn zoli regar, les jeunes ont apporté une fraîcheur. D’un point de vue technique aussi, il y a eu de gros progrès. La qualité du son est bien meilleure qu’à mon époque. Quand je réécoute les chansons de mes débuts, j’ai envie de les reprendre, d’ajouter du bongo ici, du saxo là, un clavier plus loin, une trompette, un trombone, c’est mon côté perfectionniste. L’évolution technologique est une bonne chose parce qu’elle nous oblige à être plus créatifs. En fin de compte, plus le support musical rétrécit, plus le travail de l’artiste grandit. Les 45 tours, c’était deux morceaux, face A et face B. Aster ena USB, sipa ki lakle (rire), bizin travay plis !
Quelle est la clé du bonheur ?
(Il se fige et réfléchit longuement) Le bonheur, c’est se réveiller tous les matins avec le sourire d’une famille heureuse de vous avoir parmi elle. Un sourire est souvent l’essentiel. C’est le plus beau cadeau que l’on puisse me faire.
Comment voyez-vous votre mort ?
C’est une question difficile. (Sur un ton grave) Quand elle viendra, la mort me libérera. Je n’aurai plus de tracas, je serai libre. Qu’elle ne se presse pas trop quand même : si elle vient le plus tard possible, je la vivrais bien ! (rire)
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