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Carl de Souza: «Les Mauriciens ne voient pas ce qui les unit»

11 juillet 2014, 09:41

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Carl de Souza: «Les Mauriciens ne voient pas ce qui les unit»

Identité, unité, vivre-ensemble, autant de thèmes qui s’entrechoquent dans les romans de Carl de Souza. L’auteur pose un regard critique sur les débats autour du mini-amendement. Loin du storytelling politique aseptisé.

 

Un penseur anonyme a dit que l’optimiste invente l’avion et le pessimiste le parachute. L’amendement de la Constitution voté vendredi vous donne-t-il des ailes, ou juste une voile ?

C’est clairement un parachute. C’est un pas en avant, mais qui ne m’impressionne pas. La  montagne a accouché d’un souriceau, c’était prévisible car les politiciens sont des gens qui craignent énormément le changement.

 

«Être insulaire nous condamne-t-il à penser et à faire petit ?» interroge justement Shenaz Patel. Ti zil, ti punch, ti labier, mini-amendement…

Être îlien, déjà, impose certaines restrictions. Quand on vit sur une île et qu’on a peur de faire de la casse – parce qu’on a autour de soi d’autres façons de penser, d’autres façons de vivre – on devient silencieux, de peur de froisser l’autre. C’est ce qui donne la «politesse» légendaire des Mauriciens. J’ai des doutes sur cette politesse. Derrière, il y a une absence d’esprit critique. Sur les questions religieuses, par exemple, on ne peut pas dire qu’on n’est pas d’accord, c’est mal vu, ça donne des allergies, ça entraîne des réactions brutales. Au final, ce silence entretient le statu quo.

 

Ce statu quo n’est pas aussi l’échec des artistes et des intellectuels ?

C’est vrai, ils ont parfois déserté les débats. Même si c’est en train de changer, nous avons laissé les politiques ériger des barrières et diviser à leur guise.

 

Durant les débats sur cet amendement, plusieurs députés ont expliqué que leur communauté sortirait «perdante». Qu’est-ce que cela dit de nous ?

(Les bras ballants) Cela confirme que les votes à Maurice sont communalistes. Ce comportement repose sur la conviction que quelqu’un de ma communauté protégera mieux mes intérêts et c’est là qu’on a tout faux. On juge nos politiciens en se demandant «qu’a-t-il fait pour ma communauté», au lieu de se demander qu’«a-t-il fait pour le bien-être des gens». Cela pose la question de la représentation. Est-ce que les hindous qui sont pauvres le sont moins parce que leur communauté est majoritaire au gouvernement ? Je ne le crois pas.

 

Pourquoi a-t-on autant de mal à nous défaire du communalisme ?

Parce qu’on a encore peur de l’autre, peur des différences. Tant que nous n’aurons pas transgressé certaines barrières, nous ne connaîtrons pas l’autre. Quand j’ai sorti La Maison qui marchait vers le large, dont l’histoire se passe dans le monde musulman, on m’a dit que j’allais me faire lyncher. Non pas parce que je critiquais les musulmans, simplement parce que je parlais d’eux en utilisant des mots comme «lascar». Au final, ceux qui ont défendu le roman étaient des musulmans ! Nous peinons à nous défaire du communalisme parce que nous n’osons pas aller voir au-delà des frontières et cette méconnaissance génère de la peur. Notre incapacité, parfois, à nous dire à l’autre, à l’écouter, à l’entendre, reste à mes yeux la plus grande menace du vivre-ensemble mauricien.

 

Bon nombre de députés ayant voté le texte ont annoncé qu’ils ne l’appliqueront pas : ils continueront à déclarer leur communauté…

C’est désespérant mais ça ne me surprend pas. Ils font un choix électoraliste. La plupart des députés ne sont pas convaincus par ce texte. Ils l’ont voté pour se mettre à l’abri d’éventuelles sanctions des Nations unies, c’est tout. Ils pensent que les pulsions communalistes vont continuer de battre et que s’en démarquer leur ferait perdre des voix.

 

La foi dans le mauricianisme serait donc nourrie par des croyants non pratiquants ?

Absolument, et c’est déplorable.Vous utilisez la métaphore de la religion,je pourrais prendre celle de l’éducation : c’est important pour mes enfants d’avoir des activités artistiques après la classe, mais je les envoie aux leçons particulières. Avec la corruption, c’est pareil : l’île Mauriceest pourrie… mais ça m’arrange bien pour faire sauter mes contraventions.Le fossé entre le «dire» et le «faire»est un problème de notre culture mauricienne. En théorie, nous sommes très bons, mais dès qu’il s’agit de passer à l’action, ça coince.Nous avons des convictions mais nous ne sommes pas capables d’y mettre de la chair. C’est dommage :cela vaut la peine d’être en accord avec soi-même.

 

L’expression «unité nationale» est sur toutes les lèvres ces temps-ci. Que signifie-t-elle, pour vous ?

L’unité, déjà, ce n’est pas l’uniformité. L’être-ensemble ne gomme pas les différences. C’est l’image d’un orchestre qui me vient en tête : chacun joue le même morceau avec une partition différente. L’unité nationale, c’est quand chacun se sent aussi digne que son voisin. Il y a la notion de respect, de pran kont. En fait, nous sommes très prompts à Maurice à souligner nos différences. Par contre, on ne voit pas ce qui nous unit. Il existe une culture mauricienne dont l’expression la plus claire est la langue, mais pas seulement, il y a aussi une façon de penser, de se comporter, une sensibilité mauricienne, une créolité – je n’ai pas peur du mot. Ce qui rassemble les Mauriciens est beaucoup plus fort que ce qui les divise, mais c’est rarement souligné.

 

Comment l’expliquez-vous ?

Nous vivons très proches les uns des autres. C’est difficile sur un aussi petit territoire de se distancier pour voir ce qui nous lie. Si je vous demande de décrire votre famille, de me dire ce qui vous unit, vous aurez du mal à voir au-delà des banalités, parce que de l’intérieur vous êtes mal placé, votre vue est réduite. C’est la même chose qui se passe à l’échelle du pays : nos liens sont puissants mais ils se dérobent à nos regards.

 

Quelle est la question qui, selon vous, enveloppe le débat sur la déclaration d’appartenance ethnique ?

Qui sommes-nous ? Et surtout, que voulons-nous être ? Se déclarer hindou ou musulman, en soi, ne me gêne pas. Si cet hindou ou ce musulman accepte de me parler, pas de problème. Mais si se déclarer de telle ou telle communauté revient à figer les choses, si c’est un cloisonnement qui interdit l’échange, là, ça devient un problème. L’identité, c’est le mouvement. Quand je rencontre l’autre, je sais davantage qui je suis.

 

À la question qui «sommes-nous ?», que répondez-vous ?

(Longue réflexion) Des jongleurs de langues prêts à construire ensemble.

 

Vous avez un prénom de finaliste de Mondial et un nom de chanteuse portugaise à succès. D’où vient cette improbable mixité ?

(Rire) Les de Souza ont transité par l’Inde, Goa en particulier. Quant au prénom – Carl avec «C» – mon père m’a donné le sien.

 

Ce thème de l’identité a cousu la plupart de vos romans : est-ce une obsession ?

Ça l’a été. Cette obsession reflétait ce que j’ai vécu. J’avais 19 ans en 1968, j’ai grandi avec le colonialisme avant de me retrouver dans une île indépendante. Fatalement, le «qui je suis ?» a surgi. C’était un dilemme jusqu’à mon quatrième roman. Aujourd’hui, c’est une question que je me pose moins.

 

Parce que vous avez trouvé la réponse ?

J’ai plutôt trouvé une nouvelle façon de poser la question. Je fais jouer le «et» plutôt que le «ou». Je laisse mes questions respirer, ouvertes, je n’attends pas de réponses complètes et immuables. J’ai moins de problème qu’avant à surfer sur des points d’interrogation. Aujourd’hui, je peux cheminer sous le regard de l’autre sans avoir à me justifier. Je m’assume davantage, en somme.

 

L’expérience ?

Oui. Quand on a pris quelques bonnes baffes dans la vie, on voit les choses différemment.

 

La littérature est-elle là pour poser des questions ou pour y répondre ?

Les deux ! Une question est une chose formidable. Mais je crois aussi qu’il y a des réponses à donner, des jalons à poser. Si vous ne restez que sur des questionnements, vous finissez par tourner en rond. Proposer des réponses tout en sachant qu’elles ne sont pas définitives me plaît assez. J’aime le goût des points de suspension…

 

Pourquoi est-ce si compliqué, parfois, d’être Mauricien ?

Parce que la pluralité est complexe. Les raisons qui nous ont amenés sur cette terre mauricienne sont très différentes. Avec le temps, les années, les siècles, ces questions se posent moins : on est là, on voudrait tous y vivre le plus heureux possible. Mais pour cela, il faudrait que nous puissions assumer certaines choses. Le non-dit est un problème à Maurice.

 

 

Que voulez-vous dire par «non-dit» ?

Par exemple, je pense au silence assourdissant autour de l’histoire de l’esclavage. Ce passé n’est pas enseigné correctement à l’école, on y met trop de pudeur pour l’évoquer clairement. Au final, l’Histoire n’est assumée par personne. Il ne s’agit pas de faire porter le chapeau des traumatismes de l’esclavage aux descendants des esclavagistes,c’était il y a des dizaines de générations ; mais, par ailleurs, tout le monde devrait se mettre à corriger les erreurs du passé. On ne peut pas continuer d’accepter que la pauvreté frappe si durement les descendantsd’esclaves. Cette continuité du châtiment me choque. Quand un homme me dit «mwa monn met pous, mo papa finn met pous, mo gran papa fin met pous, mo pa trouve kifer mo zanfan papou met pous», j’entends la conviction d’un châtiment, d’un sort, (l’index surla tempe) il a entré dans sa tête « je suis un putain d’esclave ! »

 

Êtes-vous un inventeur d’avion ou de parachute ?

(Sourire) Ah ! Je suis absolument pilote, très peu parachutiste. Vraiment, je suis un incorrigible optimiste, et tant pis si je me crashe. Mes livres seront mes boîtes noires.

 

Ses dates

1949

Naissance à Rose-Hill.

1969-1972

Études de biologie à Londres.

1972-1993

Enseignant au collège Saint Mary’s.

1993

Parution de son premier roman, Le Sang de l’Anglais.

1995-2003

Recteur du collège Saint Mary’s.

Depuis 2004

Directeur du département Arts, Culture et Sport du groupe Food & Allied.

2012

En chute libre, son 5e roman.