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Emilie Duval: «L’école n’est pas à feu et à sang»
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Emilie Duval: «L’école n’est pas à feu et à sang»
Des collégiennes qui règlent leurs comptes au cutter, un parent qui menace un enseignant à coups de pioche, des gifles, des insultes… Une récente série d’agressions laisse croire à une augmentation de la violence scolaire. À tort? Emilie Duval, psychologue clinicienne responsable du département de psychologie et counselling de l’Institut Cardinal Jean Margéot, décrypte ce phénomène et donne des clés pour adoucir les moeurs scolaires.
Les faits divers scolaires se multiplient. Profs et élèves font-ils désormais un «métier» dangereux ?
Il ne faut pas voir la violence scolaire qu’à travers des agressions spectaculaires comme cette rixe au cutter entre collégiennes. Ce genre de fait divers crée un zoom médiatique qui laisse croire à une multiplication des violences les plus extrêmes. Or, ce n’est pas le cas, ce sont des faits rares à Maurice. Cela dit, enseignants et recteurs me confient leurs angoisses. Ils se sentent menacés. Ils ont peur de dénoncer des adolescents violents, par crainte de représailles. De là à dire qu’enseigner est devenu dangereux, je ne le crois pas. Ce serait grave d’en arriver là.
Davantage que les autres, les enseignants prennent-ils de plein fouet les tensions et les attentes déçues?
Il y a de ça. Ce métier change vite, des enseignants sont dépassés: «On me demande d’être prof, psy, assistant social, policier, vigile, comment faire?» Ce discours revient souvent.
Les débats sur la violence scolaire ont l’habitude de désigner des coupables: l’enseignant laxiste, le parent démissionnaire, l’enfant-roi…
C’est une façon d’évacuer la complexité des situations. Dire «c’est la faute de», être dans un discours de blâme, n’est jamais constructif. Les causes de la violence scolaire sont multiples. La situation économique et familiale joue un rôle, mais il y a aussi la personnalité de l’enfant et des facteurs liés à l’institution.
Qui sont les premières victimes de cette violence ?
Je dirais que ce sont majoritairement les élèves mais c’est subjectif, car nous n’avons pas de données fiables. Aucune enquête de victimisation n’a été menée à Maurice, comme si nous avions peur de ce que nous pourrions découvrir.
Cette absence de recherche est gravement préjudiciable car elle nous prive non seulement d’une stratégie et d’un plan d’action, mais aussi d’un état des lieux. Faute de données, par exemple, il est difficile de dire si la violence scolaire augmente ou si l’on en parle juste davantage. Quand j’entends que les agressions récentes sont les signes d’une aggravation généralisée, je dis attention aux raccourcis, aucun travail scientifique n’accrédite cette thèse. J’interviens dans soixante établissements par an, beaucoup sont des lieux sûrs où les enfants sont heureux de se rendre. L’école n’est pas à feu et à sang.
Face au piège de l’exagération se trouve celui, inverse, de la négation: «Après tout, ce n’est pas si grave, les bagarres existent depuis l’invention de la récré!»
Toute forme de violence est grave, même une petite claque. Deux écueils sont à éviter: la dramatisation et la banalisation. Exemple: un père désemparé me dit que depuis deux ans, son enfant est le souffre-douleur de sa classe. Tous les jours, il le récupère en pleurs. Cinq fois, il en a parlé aux responsables de l’école et cinq fois, ils lui ont dit que les bagarres étaient «la loi de la récré».
Cette banalisation est dangereuse car la violence à l’école est avant tout une «petite» violence de répétition faite de moqueries, d’intimidations, d’insultes, de vols, de rackets. Reproduites au quotidien, ces micro violences sont dévastatrices. Surtout lorsqu’elles sont toujours dirigées vers les mêmes: le plus petit, le plus gros, l’élève stigmatisé pour ses baskets ou pour sa couleur de peau.
Cette violence n’a rien de nouveau. Que serait-on peut-être surpris d’apprendre en menant une enquête de fond?
Mon expérience du terrain me fait dire que tous les établissements sont concernés, mais les star schools le sont davantage. Je constate aussi que les violences psychologiques et sexuelles sont sous-estimées. Les attouchements dans les toilettes, personne n’en parle.
Parlons-en…
Exemple : un petit garçon qui dit à une fille «déshabille-toi, je vais te montrer comment on fait l’amour». Ces comportements sont fréquents à cinq ans. Et parfois, ça va très loin.
Les médias relatent surtout des cas de parents agressant des enseignants. Comment interprétez vous cette tendance?
Les parents se sentent exclus de l’univers scolaire. Leur violence est une marque de désarroi. Il ne s’agit pas d’excuser, mais cela met en évidence un mal-être qui s’exprime de manière destructrice.
D’où la montée d’une violence anti-scolaire?
Oui. Quand on a des agressions d’enseignants, on est souvent dans cette forme de violence. Il y a tellement de pressions sur les enseignants, les maîtres et les enfants qu’à un moment, c’est comme une cocotte, il faut que ça explose. Or, les dégâts peuvent être terribles: un parent qui brutalise un enseignant, ne serait-ce que verbalement, entraîne une dévalorisation de l’institution aux yeux de l’enfant.
L’école n’est-elle pas violente, elle aussi ?
Si, terriblement violente. Un système qui méprise les plus faibles est forcément porteur de violence. Les châtiments corporels, les coups de rotin, les punitions où l’on enferme l’enfant dans une pièce noire; tout cela est omniprésent. Certaines routines relèvent d’une violence psychologique: surnoms dévalorisants, remarques moqueuses, passage au tableau qui peut devenir un «passage à tabac». Se faire ridiculiser devant toute une classe est violent. C’est aussi douloureux que des coups.
Cela interroge le mode de formation du corps enseignant…
Les enseignants sont formés pour transmettre le savoir, mais on leur donne peu d’outils pour apprendre à être en relation avec l’autre. Or, tout part de là, dans l’instauration d’un climat propice au dialogue, à l’écoute, à l’accompagnement. Les enseignants ne sont pas aidés. Le ministère de l’Éducation ne compte que 30 psychologues pour plus de 233 000 enfants scolarisés. Soit un psychologue pour 7 772 élèves!
Le ministère mise davantage sur des caméras, des vigiles et des policiers. Que vous inspire cette réponse?
C’est une fausse piste. Les établissements qui «ferment» l’école, qui considèrent l’environnement comme hostile, qui misent sur les caméras, les barrières, ne se sortent pas de la spirale de la violence. La vidéosurveillance est une réponse populiste, on installe des caméras quand on n’a pas envie de réfléchir.
Combien coûte une caméra? Ne pourrait-on pas investir cet argent dans l’humain, dans des formations, dans un plan national de prévention? Imaginez si dans chaque école du pays, une personne accueillait les parents avec une tasse de thé. Cela peut paraître banal, mais on sait aujourd’hui que la création d’un climat convivial est très efficace pour faire reculer la violence en milieu scolaire. Mais non, on préfère investir dans des caméras. C’est choquant.
Quelles pistes proposez-vous pour adoucir les moeurs scolaires?
Les pays qui s’en sortent le mieux face à la violence scolaire sont ceux où la place des parents à l’école est la plus forte. Par exemple, il est frappant de voir que dans les favelas de Rio, la violence n’entre pas à l’école parce qu’elle est protégée par les parents qui y sont très actifs. A Maurice, on perçoit trop souvent les familles comme des adversaires de l’école. On a tendance à les écarter, à les considérer comme des gêneurs, alors qu’il est impératif de travailler avec eux.
On sait aussi que les établissements qui possèdent des équipes éducatives stables et soudées se préservent beaucoup mieux de la violence. Le transfert des enseignants pour un oui ou pour un non est contre-productif. Autre piste: les programmes internationaux. Certains fonctionnent très bien, comme «Les Amis de Zippy» qui aide les plus jeunes à faire face aux difficultés de la vie. Je l’utilise depuis sept ans, ça marche! Un million d’enfants à travers le monde ont expérimenté ce programme. Partout, les progrès sont remarquables. Je ne comprends pas pourquoi le ministère de l’Éducation rechigne à utiliser cet outil. «Oui, c’est intéressant», me disent-ils à chaque fois. Derrière, rien ne se passe.
Donnez-nous au moins une raison d’être optimistes…
On ne naît pas violent, on le devient. Il n’y a aucun déterminisme. Tout le monde peut apprendre à sortir de la spirale de la violence, c’est une bonne nouvelle, non? Et puis, dans chaque école, il existe au moins un semeur d’espoir. C’est cette personne qui remplace les graines de violence par des graines d’espérance. Qui permet aux élèves de s’enthousiasmer pour ce qu’ils vont vivre dans l’heure, et non pas dans un avenir indéterminé. Qui crée au quotidien, et pour chaque enfant, une vie un tout petit peu plus exaltante. Cela, bien des enseignants savent le faire.
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