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Rundheersing Bheenick: «Je veux mes huit ans de salaires impayés et des indemnités pour préjudice moral»

4 janvier 2015, 02:43

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Rundheersing Bheenick: «Je veux mes huit ans de salaires impayés et des indemnités pour préjudice moral»

«Dégoûté et révolté» par sa révocation sans ménagement, l’ex-banquier des banquiers annonce qu’il ne va pas en rester là et saisir la justice. Sur le reste, il se livre sans filtre ni tabou. Ses échecs, son champagne, la soif de profits des banques, l’appétit de Maître Poutou… Rundheersing Bheenick dit tout. 

 

C’est votre truc la retraite en jogging-savates ? 

Pas du tout ! Je suis un rat de bureau, j’y ai passé toute ma vie, je ne me vois pas rester sans rien faire. L’ennui me fait peur, l’ennui tue, contrairement au travail qui vous maintient en vie. 

 

Le privé vous tente ? 

Beaucoup ! Je n’ai jamais travaillé dans le privé, j’ai très envie de faire ce saut. 

 

Vous avez des touches ? 

Aucune. Je n’ai pas encore eu le temps d’y songer. 

 

Vous vous voyez où ? 

Dans une banque qui aurait des visées régionales ou internationales, par exemple. Mais pas tout de suite, j’ai besoin de décompresser un peu. Surtout, il faut que je trouve une voiture, un chauffeur et un téléphone. 

 

Viré sur-le-champ après huit ans, vous l’avez vécu comment ? 

Mal. Je m’étais préparé mentalement à partir, mais je ne m’attendais pas à une fin si brutale. La façon dont j’ai été traité m’a révolté. 

 

Préparé mentalement, c’est-à-dire ? 

Quel que soit le résultat des élections, je savais que je ne resterais pas en poste. J’avais livré ma «tête» à Navin Ramgoolam. Dès les premiers koz-koze avec Paul Bérenger, parmi les têtes réclamées, figurait la mienne. Je ne voulais pas être un obstacle, alors j’ai offert ma position au Premier ministre. J’étais prêt à partir, mais pas comme ça, je pensais que la transition se ferait en douceur avec un handing over. Mais non, limogé avec effet immédiat, quel fantastique cadeau de Noël ! (NdlR : il a reçu sa lettre le 26 décembre). Est- ce une façon de traiter les gens ? Les criminels, peut-être, ceux que l’on prend la main dans la caisse ! 

 

Même dix jours après, on dirait que la pilule n’est pas passée. 

J’ai accepté cette décision mais je ressens un profond dégoût. L’esprit de vengeance et l’opacité me répugnent. 

 

L’opacité ? 

La lettre ne disait rien sur mon successeur. J’ai posé la question au président de la République pour savoir à qui transmettre les dossiers, or il n’a pas jugé bon de me répondre. Finalement, c’est par la radio que j’ai appris le retour de M. Basant Roi. Ces méthodes ne sont pas dignes d’un pays qui prétend être un modèle pour l’Afrique. Regardez la façon dont l’ICAC a été traitée, la police qui investit les lieux. Notre démocratie en prend un coup, ce n’est pas bon pour l’image de marque du pays. Le Premier ministre s’était engagé à respecter les institutions, il ne suffit pas de le dire, il faut le faire. Le pire, c’est que mon limogeage n’est même pas conforme à l’article 113 de la Constitution sur lequel on s’est appuyé pour me mettre à la porte.

 

Dans ce cas, pourquoi n’avez-vous pas contesté ? 

Ah, mais je compte le faire ! Je n’ai rien dit sur le moment pour ne pas passer pour enn karapat qui s’accroche à son poste. Croyez bien que je ne vais pas en rester là. J’irai en Cour suprême pour demander des indemnités au titre du préjudice moral que j’ai subi.

 

Le tarif du préjudice ?

Ça, c’est le travail de mes hommes de loi. Ils vont aussi s’occuper de mes salaires car il est temps que l’on me paie. Je vous rappelle qu’en presque huit années d’activité, je n’ai pas perçu la moindre rémunération de la Banque de Maurice.

 

Je vous rappelle que c’est vous qui aviez renoncé aux Rs 300 000 proposées...

Je ne me souviens pas du montant exact (NdlR : «Autour de Rs 300 000», a-t-il lui-même indiqué dans ces colonnes, le 6 mai 2012) mais je ne pouvais pas accepter une rémunération si dérisoire. Maintenant que je suis parti, il faut me payer mes huit années.

 

Sans salaire, de quoi avez-vous vécu ces dernières années ?

Eh bien figurez-vous, Monsieur, que j’ai essentiellement vécu aux crochets de mon épouse qui possède quelques investissements. Et je suis un squatter qui vit dans la maison de ses enfants.

 

Le squatter, en novembre dernier, a fait une sortie remarquée sur les inégalités qui ne cessent de se creuser à Maurice.

Les inégalités de revenus s’aggravent dans des proportions inquiétantes à Maurice. Pendant que les plus riches voient leurs revenus augmenter, les plus pauvres s’appauvrissent, c’est frappant quand vous observez les chiffres. Ce creusement des inégalités est une bombe à retardement. Si le train du développement oublie trop de passagers, la frustration enfle et finit par vous exploser à la figure.

 

N’était-ce pas votre job de réduire cette fracture ?

Mais monsieur, c’est ce que j’ai essayé de faire !

 

Pensez-vous avoir réussi ?

J’ai fait moins de dégâts que si je m’étais laissé faire. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a eu maintes tentatives du Trésor public de dicter à la Banque centrale sa politique monétaire. C’est ce qui m’a mis en porte-à-faux avec plusieurs ministres des Finances, Rama Sithanen, Xavier-Luc Duval. Parfois, c’est allé loin. Lors d’un comité de politique monétaire, début 2013, Ali Mansoor a eu cette phrase que je n’ai pas oubliée: «Les inégalités croissantes sont peut-être le prix à payer pour cette phase de notre développement.» Cela en dit long sur la volonté de hijack la politique monétaire. Or, la loi est claire : la Banque centrale n’a d’instructions à recevoir de quiconque.

 

L’avez-vous gagné, ce combat pour l’indépendance ?

Non, je crois que je l’ai perdu. Si je l’avais gagné, peut-être que les inégalités n’auraient pas été aussi cruelles. J’ai gagné d’autres combats, celui de la stabilité de la roupie par rapport aux devises étrangères, celui de l’inflation surtout. Quand j’ai pris les commandes de la banque, nous avions une inflation à deux chiffres, aujourd’hui elle est inférieure à 2%. C’est déjà un grand pas dans la lutte contre la pauvreté, donc je n’ai pas totalement échoué. 

 

Le pays, lui, est en train d’échouer : la pauvreté ne recule pas.

Il y a une chose que les gens ne mesurent pas et qui, à mon sens, est déterminante: l’absence de lobby anti- pauvreté au moment de la préparation du budget. Si ce lobby existait, le gouvernement ferait de la lutte contre la pauvreté une priorité. Un politicien dont j’ai oublié le nom a dit cette phrase très juste: «Don’t worry about the poor, my dear fellow.Take care of the rich.The poor will always be with us.» Voilà comment on arrive à des écarts de rémunérations abyssaux, avec des top managers qui gagnent 200 fois plus que ceux qui nettoient leurs bureaux, et dix fois plus qu’un chirurgien à l’hôpital. Avec de telles disparités, une société n’est ni juste ni durable. Cela n’émeut pas grand monde parce que Maurice a toujours fonctionné comme ça. Je n’ai rien contre le fait que des gens touchent Rs 3 millions par mois... (on coupe) 

 

Combien de personnes sont à ce niveau de revenu ?

Une centaine. Je n’ai rien contre, ce qui est inacceptable c’est qu’un dirigeant gagne 1000 fois plus que son employé.

 

Pourquoi avoir attendu de vous faire virer pour vous en émouvoir ?

Mais jamais de la vie, j’en ai parlé sur tous les toits ! Mais attention, je ne suis ni marxiste, ni marxisant. Pour partager la richesse, il faut d’abord la créer, cependant nous avons à Maurice un problème de répartition de cette richesse.

 

Le gouvernement a promis de s’y atteler en créant un nouveau «miracle économique».

Je ne crois pas aux miracles, pas en économie. Le décollage de notre économie, dans les années 1980, n’avait rien de miraculeux, je pourrais vous l’expliquer de façon très rationnelle. Si vous êtes un analyste paresseux, vous voyez un miracle, vous vous agenouillez et vous priez pour un nouveau miracle. La vérité, c’est qu’il n’y a pas de miracle en économie. Le succès ne dépend pas de Dieu mais des décisions et de la conjoncture. Il faut savoir prendre les bonnes vagues.

 

Vous disiez avoir en partie échoué sur la réduction des inégalités. C’est rare de vous entendre parler d’échec personnel.

Ah, mais j’ai essuyé beaucoup d’échecs ! Je n’ai pas pu transformer la Banque centrale autant que je l’aurais souhaité. Les gens se trompent sur mon compte, on m’a collé une étiquette d’homme arrogant, inflexible, autocrate, dictateur, que sais-je encore... tout cela est faux. Je ne supporte pas la médiocrité, ça s’est vrai, mais je ne suis pas immunisé contre l’échec. À peine arrivé à la banque, j’ai voulu rompre avec les mauvaises habitudes du passé... (on coupe)

 

Par exemple ?

Arrêter de distribuer des promotions, arrêter de recruter des plantons et des chauffeurs à tour de bras. Résultat, je me suis mis tout le monde à dos : la classe politique, le board, le top management, la presse, les syndicats. Mon premier objectif était de survivre deux semaines ! J’ai vécu cette période comme un échec cuisant. Puis j’ai réduit la cadence du changement. Au final je suis fier d’avoir tout de même réussi à moderniser l’institution. La Banque de Maurice est aujourd’hui une référence en Afrique.

 

Une autre étiquette vous colle à la peau, celle d’un dandy amateur de dîners en ville et de champagne millésimé.

Voilà une autre accusation grotesque! J’aurais ruiné la banque en prenant des bains de champagne rosé (rire). Le pire, c’est que des gens y croient vraiment ! Tout ça parce que j’avais fait acheter 40 bouteilles, ou peut- être 50, ou 60, enfin, je ne sais plus combien mais peu importe. Une banque centrale doit avoir une certaine classe, on ne peut pas servir du sirop Dowlut à nos invités.

 

Les banques mauriciennes ne connaissent pas la crise. Vous est- il arrivé d’être mal à l’aise avec le niveau de profits de certaines ?

Je ne suis plus régulateur, désormais j’applaudis les profits pour pouvoir acheter des actions (sourire malicieux). Non, le problème n’est pas lié aux profits mais à la concentration bancaire : la MCB et la State Bank détiennent plus de 60% du marché.

 

Il est préférable d’avoir des banques bien portantes plutôt qu’en faillite... (Il coupe) 

Évidemment.

 

Mais y a-t-il des abus ?

Il y en a à tous les niveaux : les prêts trop onéreux, les demandes de garanties excessives, une approche parfois inhumaine. Saisir la bicoque d’un démuni pour la vendre à l’encan est inhumain. Ces pratiques, j’ai essayé d’y mettre fin. J’ai mis sur pied une task force qui a fait une centaine de recommandations. Malheureusement, je ne serai pas là pour leur mise en œuvre. Au fond, quel est le problème ? Si vous avez de l’argent, les banques ont toute une gamme de produits à vous proposer, des produits taillés sur mesure. Si vous avez peu d’argent, la palette rétrécit comme une peau de chagrin, l’injustice est là. Pour le dire crûment, les banques se fichent des pauvres.

 

Combien avez-vous croisé de «banksters» durant votre carrière ?

Beaucoup, presque tous en Europe et en Amérique. Les banquiers mauriciens, fort heureusement, se sont abstenus de faire les mêmes conneries.

 

Un conseil pour votre successeur, M. Basant Roi ?

Aucun, ce n’est pas mon rôle. Il a été gouverneur avant moi, il connaît mieux la maison. Je note simplement que l’après-Bheenick est assuré par l’avant-Bheenick (sourire).

Que peut-on vous souhaiter pour 2015 ?

D’être un grand-père comblé ! Ma fille m’offrira ce cadeau fin janvier, je vais devenir grand-père pour la première fois, cette perspective m’excite beaucoup !

 

On termine sur cette excitation ?

Vous êtes sûr que vous ne voulez aucun chiffre ? Je peux aussi vous donner la liste détaillée de toutes mes réalisations à la banque, j’ai ça juste à côté dans mon bureau.

 

J’aimerais surtout éviter de me faire déchiqueter les mollets par votre peluche sous LSD...

(Il tente en vain de calmer son griffon surexcité) Ah ça, vous pouvez être sûr qu’il va vous sauter dessus en partant. Maître Poutou n’est pas commode avec les étrangers.

 

Maître Poutou ?!

C’est son nom. Tant que vous restez assis, ça va. Mais dès que vous allez vous lever...

 

Il se passera quoi ?

Maître Poutou s’occupera de vous ! (éclat de rire).