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Tuerie à Charlie Hebdo: «Ne baissons pas les crayons!»

10 janvier 2015, 00:30

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Tuerie à Charlie Hebdo: «Ne baissons pas les crayons!»

Pour revenir sur le massacre chez Charlie Hebdo, on aurait pu se contenter d’une lointaine célébrité du dessin de presse. On a préféré réunir des talents d’ici : Pov, Deven T et Zerom. À eux trois, ils cumulent plus de 60 ans de métier. Ils en parlent avec les yeux qui brillent. Rencontre avec des crayons nés.

 

■ Pourquoi faites-vous ce métier ?

 

Zerom. Parce que je suis allé à l’école. Et parce qu’au dos de mes cahiers, il y avait de la place pour dessiner.

 

Deven T. Moi aussi je dessinais mes profs. Il y a 25 ans, j’ai proposé un dessin à 5-Plus, ça a commencé comme ça. Aujourd’hui le dessin est mon gagne-pain.

 

Pov. Enfant, je lisais l’almanach Vermot, c’est ce qui m’a donné envie de dessiner. Je me souviens de mon père me disant : «Ce n’est pas de la BD, c’est de la caricature.» Je lui ai dit : «Alors j’aime la caricature.» Bien plus tard, j’ai atterri dans un journal un peu par hasard. Je ne savais pas encore que c’était un métier.

 

Deven T. On ne te demandait pas ce que tu voulais faire comme «vrai boulot»? J’y ai eu droit plein de fois.

 

Pov. Oui, et ça continue ! J’étais parti pour avoir un boulot «normal» (rire), j’étudiais à l’université. Je suis parti en catimini, sans rien dire à personne, pour dessiner dans un journal. Pendant toutes ces années, je racontais que j’étais étudiant à la fac! Jusqu’à ce qu’une certaine notoriété me permette d’assumer et de dire: «Je suis dessinateur, c’est mon métier.» Aujourd’hui je dessine parce que j’aime ça et que je ne sais rien faire d’autre.

 

Deven T. Et toi Jérôme, t’as un vrai métier à côté ?

(Rire)

 

Zerom. Pena letan !

 

Deven T. Mille fois j’ai eu droit à cette question: «Hey, to fer ti komik! Serye sa! Me sinon ki to fer apart sa?»  (Rire collectif) Pour beaucoup de gens, dessiner dans un journal n’est pas un métier.

 

Zerom. Ouais, t’es pas pris au sérieux…

 

Pov. Les gens pensent que c’est un à-côté. Moi je réponds qu’à côté je suis au chômage.

 

Deven T. Ça me fait 25 ans de chômage alors ! (Rire collectif)

 

Pov. Nous sommes tous des chômeurs très actifs, hein. Je dessine une quinzaine d’heures par jour. Pour le journal, mais pas seulement. Pour des projets personnels, pour mon plaisir, pour m’entraîner.

 

Deven T. Il y a des jours où tu ne dessines pas ?

 

Pov. Le dimanche à l’église ! (Rire collectif)

 

Zerom. L’exécution du dessin n’est pas ce qui me prend le plus de temps. Le plus dur, c’est d’avoir l’idée, c’est l’inspiration. Cette réflexion-là prend du temps.

 

Jérôme Jeanne (Zerom) 37 ans, Le Défi Media Group
Signe particulier : «Décoiffé au poteau.»
 

 

■ L’angoisse de la page blanche, ça arrive ?

 

Deven T. Souvent ! Mais j’arrive toujours à pondre quelque chose.

 

Zerom. Pareil pour moi. Mais quand l’actu est plate, c’est difficile.

 

Pov. Quand l’angoisse de la page blanche arrive, je dessine une page noire. Ensuite je cherche une idée qui marche, je m’en sors comme ça.

 

■ Comment concevez-vous votre rôle dans vos journaux respectifs ?

 

Deven T. Dans le mien, il n’y a pas de rédacteur en chef. Mon dessin est un peu l’édito du journal, je crayonne une opinion.

 

Pov. Oui, le dessin de presse a valeur d’édito. C’est puissant, un dessin. Et puis, ça apporte de la diversité et du divertissement.

 

Zerom. Tous les dessins ne sont pas des opinions. C’est comme pour les journalistes, il y a des dessins-reporter et des dessins-commentaire.

 

Pov. Un dessin est quand même un moyen splendide de retenir un message tout en le divulguant, parce que ça laisse beaucoup de place à l’interprétation. Chacun «lit» ton dessin à sa manière, c’est une sorte de message codé.

 

Zerom. Parfois tu n’as même pas besoin d’ajouter des bulles. Sans rien écrire, tout est dit.

 

Deven T. Un journaliste d’opinion peut s’étaler. Twa, to bizin pran tou sa la, met tou dan enn sel desin, c’est la difficulté. On est des journalistes d’opinion… à crayon.

 

Zerom. Après, il y a différents styles, on ne s’exprime pas tous de la même manière. Moi, je suis plus dans le premier degré. Cela dépend de qui lit ton journal, tu t’adaptes.

 

■ C’est quoi un bon dessin ?

 

Deven T. Un dessin qui fait sonner mon téléphone. (Rire sonore de Pov)

 

Zerom. To ti gagn zoure avek Paul Bérenger lot fwa

 

Deven T. C’est le jeu, ça ne me dérange pas.

 

Pov. Quand je termine un dessin, je suis incapable de dire s’il est bon ou pas. J’ai besoin du retour du lecteur. Je partage l’avis de Deven : un bon dessin est un dessin qui a fait parler de lui.

 

Zerom. Ça me fait penser à une phrase de Reiser (NdlR : un dessinateur français des années 1970 connu pour son humour féroce). Un jour, il dessine un truc qui soulève une énorme polémique. Et là, il t’explique que dans ce genre de situation, il y a deux options : soit ton patron doit te virer, soit il doit doubler ta paie !

 

Pov. Moi, je vais acheter une Kalachnikov. Celui qui critique mes dessins, je le dégomme. (Rire)

 

William Rasoanaivo (Pov) 40 ans, L’express et Laf Labou

 

Signe particulier : «Faux obèse.»
 

 

■ Armé ou pas, travaillez-vous en toute liberté ?

 

Deven T. Je suis totalement libre, je fais ce que je veux, ma direction ne me met aucune pression.

 

Zerom. Pareil. Cela dit, notre liberté est restreinte à Maurice. Sur le principe, OK, tu peux tout dessiner. Mais est-ce que ton journal va publier ? Je suis libre, mes employeurs aussi le sont, et ils sont libres de refuser un dessin.

 

Pov. A Madagascar, on m’a demandé d’arrêter de taper sur Rajoelina. Clairement, c’est une restriction de ma liberté. A Maurice, ça n’est pas arrivé. Jamais personne ne m’a dit «tu ne touches pas à tel homme politique ou à tel sujet». Des dessins refusés, oui, comme tout le monde. C’est le jeu, je respecte le choix du journal qui m’emploie. Si je tiens vraiment à taper sur quelqu’un, je peux toujours le faire en dehors du journal.

 

■ Avez-vous des tabous ?

 

Deven T. Oui, et je les assume complètement. Ce qui touche à la religion, par exemple.

 

Zerom. J’ai des tabous parce que la société dans laquelle je vis en a. Je fais ma propre autocensure.

 

Deven T. Ce qui lie les Mauriciens, ce sont les religions, les cultures. Je n’y touche pas, pas gratuitement en tout cas.

 

Pov. Pas gratuitement, bien sûr. Si quelqu’un se sert de la religion pour commettre un abus, je ne m’interdis pas de le dessiner. C’est la personne qui est visée, pas la religion. Sauf que les gens n’arrivent pas à faire la différence. Est-ce que j’attaque la religion catholique si je dessine un prêtre pédophile ? Non, mais il y aura toujours des gens pour faire l’amalgame. Quand je dessine un pandit qui reçoit un terrain, je n’attaque pas une religion. Et puis, la société est dynamique. Les tabous du jour ne sont ni ceux d’hier, ni ceux de demain.

 

Deven T. C’est juste. A une époque, les images du prophète n’étaient pas taboues.

 

Deven Teeroovengadum (Deven T.) 46 ans, Le Mauricien
Signe particulier : «Pas de signe particulier.»

 

■ Quel est le dessin qui vous a causé le plus de problème ?

 

Pov. Celui dont je me rappelle, c’est Pravind Jugnauth sur la croix. Ça a entraîné une manif avec deux pelés et trois tondus, mais une manif quand même.

 

Deven T. J’étais peut-être parmi les tondus. (Rire)

 

Zerom. Les lettres d’injures, les coups de fils pas très sympas, tout ça est assez fréquent mais rien de bien méchant. Sauf un jour où j’avais dessiné sur un sujet religieux. Là, j’ai eu des ennuis. Je n’ai pas envie d’y revenir.

 

Deven T. Je ne sais pas si c’est le pire, mais récemment il y a eu cette sortie de Bérenger. Des gens du parti m’ont dit qu’il était «bien emmerdé » avec moi. (Rire) Le malaise est venu du fait qu’il y a une perception, au sein de ce parti, que Deven ne tape pas sur le MMM. A l’inverse, le dessin qui m’a peut-être valu le plus de reconnaissance, c’est le coq du PMSD qui chante «Soldat lalit militant». (Fou rire collectif)

 

■ Comment avez-vous ressenti le massacre chez Charlie Hebdo ?

 

Pov. En trois mots : bande de cons.

 

Zerom. Mo ti mari soke. Je n’y croyais pas, c’était totalement irréaliste.

 

Deven T. Cela m’a surpris, oui, mais pas plus que ça. Ils ont eu ce qu’ils cherchaient.

 

Zerom. Tu n’approuves pas les dessins de Charlie ?

 

Deven. Les caricatures sur Mahomet et sur l’Islam, désolé, je ne suis pas d’accord. Charlie tape constamment sur l’islam tout en sachant l’intolérance que peuvent avoir ces gens-là. Tu dessines pour faire passer un message, pas pour provoquer les gens. Charlie, c’est de la provocation pure et simple.

 

Zerom. Mo pa dakor. Ce ne sont pas les dessins que les terroristes ont attaqués, c’est le symbole. Charlie Hebdo, c’est quoi ? Le symbole de la liberté d’expression, une liberté pleine, totale. Ils incarnent ça dans le monde entier et ce sont peut-être les derniers.

 

Pov. Comme Deven, souvent, je n’approuvais pas la façon de faire de Charlie Hebdo. Mais tout de suite après, j’ajoute que rien ne justifie d’ôter la vie.

 

Deven T. Evidemment.

 

Pov. Si tu dénonces ce massacre, t’es pro-Charlie. Non, sorry. Le style Charlie, je suis souvent radicalement contre, mais je n’admettrai jamais que l’on tue.

 

Zerom. Sur les réseaux sociaux, t’as beaucoup de gens que ça ne choque pas. Zot rode, zot gagne, je trouve ce raccourci insupportable. Je ne suis pas d’accord, alors je tue ? Mais où on va ? Tu me diras, c’est la façon de s’exprimer des terroristes. Leur opinion, ils te la donnent au Kalachnikov. Un peu radical, non, comme mode d’expression ? (Rire collectif) Pourquoi est-ce si problématique de caricaturer la religion, de la tourner en dérision?

 

Pov. Parce que les gens vivent leur religion comme une identité profonde. C’est à travers leur religion qu’ils existent. Donc, quand tu t’attaques à ça, ils se sentent touchés au plus profond d’eux-mêmes. Pour d’autres, c’est la liberté d’expression ou la démocratie qui représente le feu sacré. Si tu touches à ça, la réaction est immédiate. On l’a vu ces jours-ci en France avec les immenses rassemblements spontanés qui ont eu lieu. Les gens ont une réaction épidermique quand on s’attaque à leur part de sacré.

 

Zerom. En fait, to pena nanie pou atak la relizion. Le problème, c’est…

 

Deven T. Les religieux ! (Rire)

 

Zerom. Non, c’est une question de culture. A Maurice on mélange tout : religion, culture, politique, tout ça s’entremêle. Ce truc bizarre a même un nom : les «socioculturels».

 

■ Cabu, l’un des dessinateurs assassinés, disait ceci : «Une religion est une idéologie comme une autre. Il n’y a donc aucune raison que je ne la critique pas.»

 

Pov. Il a raison.

 

Deven T. Sur le fond, je suis d’accord… mais je vis à Maurice. Et puis, Charlie a fait de  l’attaque des religions son fonds de commerce.

 

■N’est-ce pas plutôt le parti pris de rire de tout, son fonds de commerce ? Y compris des choses graves.

 

Pov. On ne fait pas des dessins pour faire rire. Pour moi, l’humour est un accessoire, au même titre que la couleur.

 

Zerom. Je suis d’accord, un dessinateur n’est ni un clown, ni un humoriste.

 

Pov. Si tu veux faire de l’humour, tu fais de la BD, Boule et Bill, Gaston Lagaffe. Si tu veux faire du journalisme, tu fais du dessin de presse.

 

Deven T. Non, un caricaturiste est aussi un humoriste, c’est l’une des cordes du métier.

 

Pov. Oui, dans le sens où un dessin sans humour est aride. Mais l’humour n’est pas l’ingrédient principal, on ne dessine pas des blagues. L’idée précède l’humour et non l’inverse.

 

■ Quand vous voyez des gens tuer pour des dessins, n’avez-vous pas le sentiment qu’en tenant un crayon c’est une bombe que vous avez ?

 

Zerom. Mo pena letan pou pans sa bann zafer la(Fou rire collectif) Là, tout ce que je sais, c’est que j’ai deux pages à remplir pour la fin de la journée.

 

Deven T. Un dessin, c’est très fort. C’est une arme, une arme de dérision massive peut-être. Je comprends que la personne caricaturée le vive mal. Sur 1 000 lecteurs, 999 vont avoir un certain regard selon qu’ils aiment ton dessin ou pas. Mais le millième, celui qui se voit dans le journal, lui, ça le touche vraiment.

 

Pov. Un crayon n’est jamais une arme, c’est un outil. Il faut que ce soit bien clair : les armes sont dans les mains des terroristes.

 

Zerom. Une arme, c’est pour faire mal. Nous ne sommes pas là pour ça.

 

Pov. Il ne faut pas non plus se laisser aveugler par l’actu. Les gens prêts à tuer pour un dessin sont ultra minoritaires. J’ai envie de leur dire : ne tirez pas sur les dessinateurs, c’est inutile, ils ne baisseront pas les crayons.

 

Deven T. Personne ne va baisser les crayons.

 

Zerom. Non, ni là-bas, ni ici.

 

■ Quel événement antérieur à vos débuts auriez-vous aimé pouvoir immortaliser par un dessin ?

 

Pov. Ah, cette question me plaît parce qu’il y a quelque chose que j’adorerais dessiner mais je n’y arrive pas. Ce sont les particules quantiques, l’infiniment petit. Je me casse les dents là-dessus.

 

Deven T. Moi, j’aurais aimé dessiner Pov en train de dessiner ses particules. Toi Jérôme ?

 

Zerom. Ayo ! Ou koursirkuit mwa avek zot partikil ! (Rire)

 

Pov. Tu n’aimerais pas dessiner le monde invisible ? Les physiciens t’expliquent qu’une particule réagit différemment selon si tu la regardes ou pas. Ce serait fabuleux de pouvoir dessiner ça, non ? Je me dis parfois que je suis un scientifique raté.

 

■ Qu’est-ce que vous ne dessinerez jamais ?

 

Pov. L’obscénité.

 

Deven T. Moi-même. J’ai fait un dessin aujourd’hui : «Nou tou Charlie», en cachant le «ch» et le «e», ça donne «Nou tou ar li».

 

Zerom. Je vais tenter le «Nou tou Nandanee : spesial soutien pou bann ti kopin» (Fou rire collectif)

 

Deven T. Tu sors quand ?

 

Zerom. Demain.

 

Deven T. Je vais te griller. Je vais faire ce dessin-là tout de suite et le poster sur le Net ! (Rire)