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Shyam Roy, CEO d’Emtel: «Je crois au miracle numérique… s’il y a la volonté politique»

1 février 2015, 12:46

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Shyam Roy, CEO d’Emtel: «Je crois au miracle numérique… s’il y a la volonté politique»

Le discours-programme a promis de booster les nouvelles technologies. Coup de com’ ou vrai tournant ? Shyam Roy fait partie des sceptiques. L’indéboulonnable patron d’Emtel jette un regard cru sur les bugs de l’île Maurice 2.0. Et ne s’attend pas pour tout de suite à une «Net» amélioration.

 

(Il réquisitionne son smartphone et sa tablette) Vous cliquez ?

Sur quoi ?

 

Les ambitions numériques du discours-programme.

Je n’ai pas écouté, j’ignore ce qu’ils ont dit.

 

Cela ne vous intéresse pas ?

Si, mais je ne me fais pas d’illusion, je sais que ce sera du déjà-vu. Je suis dans le secteur depuis 26 ans, chaque année le budget speech, les belles intentions… J’ai appris à me méfier des paroles, je préfère les actes.

 

C’est quoi cette «blasitude» ?

Je ne suis pas blasé, au contraire, le  monde qui vient est riche de promesses. Les nouvelles technologies, les objets connectés, le cloud, tout cela va rendre possible l’impossible. Je le dis souvent à mes employés : si on a pu envoyer un rover sur Mars, tout est possible ! Mais pour cela, il faut une volonté politique forte. Et à Maurice, elle n’est pas toujours au rendez-vous.

 

À quoi le voyez-vous ?

C’est bien beau de se gargariser de chiffres sur l’économie numérique, mais il nous manque encore des outils essentiels. Et notamment des infrastructures. L’avenir, c’est le très haut débit, donc la fibre optique. Partout dans le monde, quand un gouvernement construit une route, un port, un aéroport, il en profite pour déployer des réseaux de fibre optique.Cela ne coûte presque rien de plus. Ici, on ne le fait pas. Plusieurs fois, j’en ai parlé. «M’ouais, on verra, je vais en parler au ministre responsable», c’est ce qu’on me répond. Au final, rien ne se passe.

 

Voici les douze propositions du gouvernement en faveur des nouvelles technologies...

(Il prend le temps de lire l’intégralité du document qu’on lui tend) Cela confirme mon intuition, c’est du réchauffé, on se répète. Je ne sais pas ce qu’ils attendent pour passer à l’action. Ce gouvernement a promis un nouveau «miracle économique» ; moi, je crois aux «miracles numériques». Mais à condition, encore une fois, d’avoir une volonté politique forte.

 

Les décideurs politiques sousestiment-ils l’impact de la révolution numérique ?

Certainement. Ils ne réalisent pas combien ces outils peuvent changer la qualité de vie des Mauriciens. Travailler de chez soi, c’est éviter de perdre son temps dans les bouchons, c’est d’actualité non ? Et ce n’est pas qu’une question de confort. Le numérique est capital pour Maurice dans la mesure où c’est un levier transversal puissant pour résoudre des problèmes liés au développement. Les nouvelles technologies seront à l’économie du XXIe siècle ce que l’essence fut au XXe siècle. En a-t-on pris la mesure ? J’en doute. 

 

À partir de là, que proposez-vous ?

La priorité, c’est l’infrastructure. Il faut connecter les lieux de vie. Sur les réseaux mobiles, Maurice n’est pas à la traîne, la 3G couvre 90 % de l’île. On a pris du retard sur l’Internet fixe, à la maison, dans les entreprises. En ce moment, Orange investit dans la fibre optique aérienne, sur des poteaux. Si vous voulez mon avis, c’est un mauvais choix à cause des cyclones. La solution, c’est la fibre souterraine. Mais c’est coûteux, aucun opérateur n’a les moyens d’aller creuser partout. Il faut donc que l’État investisse dans des backbones (NdlR, grandes artères par lesquelles transitent les données de l’Internet) en fibre optique. Les opérateurs viendront s’y raccorder pour distribuer la fibre jusqu’à la prise de l’abonné.

 

Une sorte de réseau de fibre optique ouvert à tous les opérateurs ?

C’est ça. Sans cette infrastructure, les concurrents de Mauritius Telecom ne pourront pas lutter. Ces gros tuyaux, Emtel ne les a pas. L’opérateur historique, lui, les a – ils sont en cuivre, pas encore en fibre. C’est normal, ils sont là depuis un siècle. N’empêche que la concurrence est faussée.

 

À moins qu’Orange n’ait la fibre partageuse…

(Sourire) Orange n’a jamais eu la fibre partageuse. Ils ne mutualiseront pas leur réseau, ce que je déplore.

 

L’État détient 40 % de Mauritius Telecom. Faut-il déplorer qu’il n’arme pas la concurrence ?

Tout le problème est là, dans les relations incestueuses entre l’État et Mauritius Telecom. Quand je présente mon plan de développement au ministère, c’est au Permanent Secretary de donner son feu vert, alors qu’il siège sur le board de Mauritius Telecom !

 

Emtel, je le dis clairement, souffre d’une partialité des pouvoirs publics. Faites un petit sondage dans les ministères, les administrations, les corps parapublics : vous verrez que la grande majorité des fonctionnaires choisissent Orange comme opérateur téléphonique. C’est l’opérateur-maison. Donc, dès le départ, les dés sont pipés. La concurrence ne se joue pas sur les prix ou la qualité de service.

 

Voyons plus large. Maurice n’apparaît qu’à la 70e place de l’ICT Development Index, un classement qui fait référence. Outre les infrastructures, qu’est-ce qui freine le développement du secteur ?

Le pays manque d’expertise, de compétences. Pour moi, c’est l’obstacle majeur. Le nouveau gouvernement a créé un ministère de l’Innovation, c’est une bonne chose. Moi, j’aurais commencé par réformer les programmes scolaires. Qui sont les plus innovants ? Ceux qui pensent différemment. Et ça, nos écoles ne l’enseignent pas.

 

Je souris quand j’entends un ministre nous vendre les TIC comme le «futur pilier de l’économie». Cet objectif n’a aucune chance d’être atteint si les programmes scolaires ne se mettent pas au diapason. En Finlande, ils s’y sont mis il y a 15 ans. En Estonie, l’une des nations les plus connectées au monde, les élèves apprennent à coder dès l’âge de six ans.

 

En ce moment, je cherche des ingénieurs, des responsables marketing novateurs, l’université de Maurice n’a personne à me proposer. Tout cela pour vous dire que faire des TIC le pilier de l’économie, ça ne se décrète pas, ça se construit. On ne peut pas nous bassiner tous les jours avec l’insolente réussite de Singapour et faire le contraire de ce qu’ils ont fait. Pour innover, à la base, il faut être créatif. Et pour être créatif, il faut se frotter à l’art, à la musique, à la danse, au cinéma ; je doute que ce soit la priorité de nos écoles.

 

Pensez-vous que Pravind Jugnauth, le nouveau ministre des Technologies  de l’innovation, est au fait de tout cela ?

Non, il n’a pas l’expérience. Il découvre. S’il a la bonne démarche, il apprendra.

 

C’est quoi la bonne démarche ?

C’est consulter les gens du métier. Je crois aux vertus de l’échange. L’extrait du discours-programme que vous m’avez montré, je suppose que c’est un «expert» qui l’a rédigé. Qu’est-ce que cela lui aurait coûté d’aller voir les gens qui sont dans le secteur depuis 25 ans ? Juste pour avoir une opinion, après il en fait ce qu’il veut. 

 

(Il se replonge dans le document...) Tenez, prenez le deuxième point :atteindre un taux de pénétration du haut débit de 60 % fin 2015. Bon, eh bien avec la 3G, le haut débit mobile atteint déjà 90 %. Donc, de quoi me parle ce monsieur ? Du haut débit fixe, je suppose. Ce n’est pas clair…

 

Ce qui est clair, c’est que le haut débit reste un luxe. Vos prix, vous les baisserez quand ?

Un luxe, je ne crois pas. L’Internet reste cher car nos investissements ont été considérables. La connectivité internationale coûte cher à Emtel. Je vous explique. Pour relier les internautes mauriciens au reste du monde, il vous faut ce que l’on appelle une connectivité internationale. Pendant longtemps, Orange a eu le monopole grâce au câble sousmarin SAFE, puis LION. Là encore, le gouvernement n’a pas été à la hauteur. On a donc investi nous-mêmes dans des câbles optiques jusqu’à Mombassa, au Kenya. Ce sont de gros investissements.

 

Au niveau mobile, nous avons investi massivement dans la 3G, aujourd’hui dans la 4G. Tous les gouvernements disent vouloir casser les prix. Le risque, c’est de casser le service. Si les prix chutent, forcément, le niveau de service offert à la clientèle s’en ressentira.

 

Un gouvernement peut-il contraindre Emtel à baisser ses tarifs ?

En théorie, non. En pratique, il existe des combines pour pouvoir le faire. Notamment à travers l’ICTA (NdlR, Information and Communication Technologies Authority). Si le gouvernement force «son» opérateur à baisser les prix, Emtel devra s’aligner.

 

Sherry Singh, le nouveau patron de Mauritius Telecom, a travaillé chez Emtel…

M’ouais… Je n’ai pas très envie de m’étaler sur ce sujet.

 

Qu’est-ce qui vous met mal à l’aise ?

M. Lutchmeenaraidoo s’était engagé à doter les institutions importantes du pays de gens capables, recrutés sur sélection.

 

Et donc ?

Vous trouvez que ce n’est pas clair ? Je pense en avoir suffisamment dit.

 

Pourquoi voyez-vous rouge dès que l’on évoque Orange ?

Je suis allergique à l’orange. C’est maladif chez moi. Je vais vous monter un truc. (Il cherche quelque chose sur son bureau…) Vous voyez quoi, là ?

 

Une pochette de feutres dans laquelle le feutre orange à la «tête» en bas.

Bien. Cela vous donne une idée de mon allergie. Je ne supporte pas cette couleur. Chez Emtel, si quelqu’un vient travailler avec un vêtement orange, il repart chez lui directement. 

 

 Vous êtes sérieux ?

Absolument sérieux.

 

Vous en avez parlé à votre psy ?

Oui. Depuis, elle est allergique aussi ! (rire)

 

La prochaine révolution de l’Internet, dans la vie des Mauriciens se jouera où ?

Je crois en l’e-administration. Maurice y vient, mais trop timidement. Un exemple : je viens d’avoir 60 ans et pour toucher ma pension, je dois aller m’enregistrer je ne sais où, amener un tas de justificatifs. C’est idiot, l’administration est au courant du fait que j’ai 60 ans. Mais non, il faut que j’aille dans un bureau à Bel-Air, entre 9 heures et 16 heures, pour remplir de la paperasse. Je sens des blocages pour évoluer vers la modernité.

 

Tenez, l’année dernière, Emtel a fait venir le responsable de l’e-gouvernance du UK Cabinet Office. Ce monsieur a animé un séminaire à l’intention des ministres, des hauts fonctionnaires,des gens du National Computer Board, etc. J’ai été agréablement surpris. Non seulement ils sont tous venus, mais ils sont tous restés après la pause-café – ce qui est rare chez les fonctionnaires. Ce jour-là, j’ai compris quelque chose. Il y a des gens extrêmement compétents dans la fonction publique sur ces questions d’e-gouvernance, ils savent ce qu’il faut faire, mais quelque chose les décourage.

 

C’est quoi, ce «quelque chose» ?

Sûrement les ego de leur hiérarchie. C’est terrible de brider les gens qui ont envie d’innover…

 

En parlant d’innovation, sur quoi lirez-vous cette interview quand votre tablette et votre smartphone connaîtront le même sort que la disquette ?

Peut-être à travers des lunettes, des Google Glass, ou sur le mur de mon bureau qui servira d’écran. Comme dans le film Minority Report.

 

Vous parlez comme un geek…

J’en suis un ! Je collectionne les gadgets high-tech.

 

Vous collectionnez aussi les mandats à la tête d’Emtel…

Cela fait 24 ans... Il faut croire que j’ai été bon (rire), sinon je ne serais plus là.

 

Bon à quoi ?

À penser la stratégie d’Emtel à long terme. J’aime ça, concevoir des stratégies.

 

 Êtes-vous le Mugabe du téraoctet ? 

(Rire) Non, Mugabe contrôle tout. Moi, j’ai un board au-dessus de la tête. Le jour où ils ne seront plus satisfaits, ils me demanderont de partir.