Publicité

Kee Chong Li Kwong Wing: «La condition sine qua non de la croissance est une formation ciblée pour nos jeunes»

31 mars 2015, 13:05

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

Kee Chong Li Kwong Wing: «La condition sine qua non de la croissance est une formation ciblée pour nos jeunes»
Kee Chong Li Kwong Wing, ancien professeur de Finances publiques à l’université de Maurice et de Project Management à l’université de Surrey en Grande-Bretagne, se demande si nous avons un plan à long terme à la fois cohérent et bien conçu pour la croissance par le secteur des services.
 
 
Vous avez déclaré dans un récent entretien qu’il faut une «vision claire et une stratégie à long terme. En vrac, quelques idées. D’abord, il faut des formations professionnelles adéquates et ciblées face aux besoins des industries.» Quels besoins industriels ? Et quelles formations spécialisées ?
L’objectif du gouvernement est de sortir de la trappe du revenu moyen («middle income trap») avec une croissance qui stagne à 3,5 % depuis quatre ans alors qu’elle devrait atteindre 6 % pour être en mesure de créer assez d’emplois pour la population croissante de nouveaux arrivants sur le marché de l’emploi. Le gouvernement veut atteindre le niveau d’un pays à haut revenu au cours de la prochaine décennie. Comment peut-il le faire ?
 
Nous entendons parler de «Knowledge hub», de «Gateway» entre l’Asie et l’Afrique, d’économie océanique, de nouvelle technologie, de tourisme médical, d’énergie renouvelable et d’économie verte. C’est la croissance par le secteur des services. Avons-nous un plan à long terme à la fois cohérent et bien conçu pour cela? Avons-nous les compétences, les techniques, le savoir-faire nécessaires pour atteindre ce nouveau palier du développement ?
 
Faisons d’abord un constat : tout le monde, le gouvernement, les industriels et ceux-là même qui sont concernés, à savoir les nouveaux arrivants sur le marché de l’emploi, sont unanimes à reconnaître que nous avons un grave problème structurel depuis des lustres, celui de l’inadéquation entre notre système d’éducation et les besoins du monde du travail.
 
En d’autres termes, il y a une masse de jeunes qui sont empêtrés dans des études qui ne répondent pas aux exigences des entreprises existantes et futures du pays. Plus simplement, nous avons des jeunes qui sont qualifiés mais dont la formation, s’il y en a, n’est pas appropriée. Les industriels, qui sont les pourvoyeurs d’emploi, martèlent depuis toujours que notre économie exige, à toutes les échelles, des personnes formées pour leurs besoins.
 
Tenez, l’industrie touristique, qui est un pilier de notre économie, est en crise en ce moment, elle se réinvente. Que fera-t-on du détenteur d’un diplôme académique si nous avons besoin de quelqu’un pour ajouter de la valeur à nos produits touristiques afin de faire face à une compétition de plus en plus féroce sur notre marché niche, dans notre région et à travers le monde qui subit encore les soubresauts de la crise financière globale ?
 
Si nous fournissons cette main-d’oeuvre à la demande, nous dépendrons alors de moins en moins des expatriés et offrirons de l’emploi à nos jeunes chômeurs. D’où la condition sine qua non de la croissance : une formation adéquate et ciblée pour nos jeunes.
 
Si l’éducation gratuite a été utile pour porter le pays vers cette première phase d’industrialisation des années 70-80, aujourd’hui la deuxième phase de développement, à travers le secteur des services, passe nécessairement par la restructuration de notre système d’éducation et la mise en place d’un vaste programme de formation à tous les niveaux.
 
 
Vous avez déclaré également en parlant des grands axes de la politique économique : «Le système d’éducation crée des moutons et ne stimule pas la réflexion critique chez nos jeunes.» Comment le système éducatif crée-t-il des «moutons» ? Pourquoi ne stimule-t-il pas l’esprit critique ? Quelles en sont les conséquences ?
Nous avons fait de nos écoles des usines à produire une petite élite et une masse de recalés. Certains disent même que ce système produit 70 % de semi-illettrés qui ne maîtrisent aucune langue, ne sachant ni lire ni écrire correctement. L’inégalité de chances existe au départ même, toutes les écoles maternelles et préprimaires n’ayant pas le même niveau. Tous les enfants ne sont pas nourris de la même manière à cause de la disparité socio-économique dans la population.
 
Notre système d’éducation est toujours dominé par la pratique de «Rote learning» – tout apprendre par coeur. Ce système convient à tout le monde : les professeurs qui rabâchent les mêmes questions et explications d’une année à l’autre, les élèves qui ne font qu’ingurgiter les mêmes leçons pour les mêmes examens, les parents et les autorités qui ont bâti ensemble un cursus scolaire et un système bien rodé et bien accepté.
 
Comment voulez-vous qu’on puisse remettre en cause ce système ? Nous sommes tous devenus victimes et complices de ce massacre de l’intelligence et de la curiosité innée de nos enfants. Nous continuons à former des machines à dire : «oui Miss» ou «yes Sir».
 
J’ai l’impression que tout le monde attend et a peur de remettre en question «l’ordre des choses». Les conséquences sont graves. Nous risquons d’avoir un peuple sans sens critique, amorphe. Et notre intelligence collective en prendra un sacré coup ! Il y aura une poignée de meneurs et les autres seront des moutons de panurge. Ce sera le règne de la pensée unique, un terrain idéal pour une dictature qui s’installera, sans même qu’on s’en rende compte.
 
 
Plus loin, vous ajoutez : «Alors que le monde moderne est à la recherche d’innovateurs, d’inventeurs et de créatifs qui aiment le goût du risque.» Le risque de quoi ? Est-ce qu’il y a un manque cruel d’innovateurs, d’inventeurs et de créatifs à Maurice en 2015 ?
Quand vous avez pris l’habitude de vivre dans une zone de confort, un monde douillet de «bien-être du berceau à la tombe», vous ne cherchez pas à changer le monde, n’est-ce pas ? Mais dans d’autres pays où on n’a pas de quoi se nourrir et où l’avenir est bloqué, l’instinct de survie vous fait prendre des risques.
 
C’est le risque de réussir, de sortir du guet-apens des «vampires» politiques et financiers, de briser les tabous, de prendre la vie à pleines dents et de ne jamais renoncer. C’est aussi d’ordre culturel, car le goût du risque est très vivant et pénétrant, comme en gambling, dans des pays comme l’Inde et la Chine. Voyez les belles créations artistiques, les techniques innovantes, les produits de ces pays comme les États-Unis, où le risque est fort prisé, où l’échec est une opportunité pour rebondir.
 
N’oubliez pas que le mot chinois «crise» est écrit en deux lettres qui signifient danger et opportunité. Là où il y a danger, il y a de l’opportunité. Et il faut toujours se dire : «Don’t be afraid of fear». Regardez la Thaïlande qui innove. Ce pays exporte vers Maurice du jus avec «la grain tokmaria».
 
Chez nous, on a une peur bleue de perdre de l’argent. Si on investit, on doit gagner. Et si quelqu’un gagne, alors tout le monde l’imitera. Tous feront des «achards mangues», des grillades, seront des «taxis marrons», des marchands ambulants ! Mais très peu s’aventureront dans un projet novateur. C’est pourquoi on restera dans le «middle income trap».
 
 
Somme toute, les nombreux discours autour des hubs en tous genres, à commencer par le Knowledge hub, sontils creux ?
Les hubs sont nécessaires pour galvaniser un secteur, car il est important de constituer des niches. Il y a à Singapour, par exemple, des hubs de tous genres : Airport hub, Petroleum hub, Maritime hub, Sea Cruise hub, Education hub, Medical hub, Sports hub, et j’en passe. Voyons, par exemple, notre ambition de devenir un Knowledge hub. Le triangle d’Ébène, annexé à la limite de Réduit avec ses universités multiples et autres institutions tertiaires, se doit d’être un centre d’éducation et de recherche par excellence. Mais le nombre d’universités ne veut rien dire si la qualité n’y est pas.
 
Pour être un hub digne de ce nom et générateur d’emplois, il faut une rigueur professionnelle et un niveau d’excellence sur la scène internationale. Nous jouissons ici de la réputation d’une haute institution de recherche, le défunt MSIRI. Nous avons le potentiel pour «expand in other fields». Nous pouvons être le centre de recherches pour la région. Un centre financier aussi et pourquoi pas un centre de commerce régional.
 
Non, le concept de hub est le seul à nous faire «punch higher than our weight», sinon nous resterons coincés dans notre zone de confort limitée, isolée.
 
 
Comment l’école était-elle à l’époque où vous étiez élève ?
En mon temps, nous étions tenus de respecter des valeurs humaines universelles. Nos parents nous inculquaient la discipline, le respect et la valeur du «hard work». Et nos enseignants nous enseignaient la rigueur, la ponctualité, le «penmanship», le mérite et le sens de l’équipe. Nous apprenions pour réussir, mais sans, pour cela, ressentir le poids de la compétition ou le poids d’un cartable lourd.
 
Il y avait une vraie camaraderie, mais il y avait le besoin de «run the extra mile» parce que presque tous nos parents n’avaient pas les moyens de nous payer des études supérieures à l’étranger. Nos enseignants savaient nous encadrer avec une discipline de fer et une psychologie affective. C’étaient des hommes et des femmes d’une autre trempe. Ils étaient de vrais «role models». Et l’école était un vrai temple du savoir et de sagesse.