Publicité

Ivor Tan Yan: «Je suis la relève de Jack Bizlall»

30 mai 2015, 00:31

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

Ivor Tan Yan: «Je suis la relève de Jack Bizlall»

Des études de droit en Europe, une carrière d’avocat qui lui tendait les bras, mais non… Ivor Tan Yan, 35 ans, a été coopté par Jack Bizlall pour lui succéder. Rencontre avec un électron libre qui a une dent contre les syndicalistes et voit rouge quand on lui parle de révolution.

 

Qu’est-ce qui pousse un jeune diplômé en droit à devenir «syndicaliste professionnel» ?

S’il y a un bien une chose que je ne supporte pas, c’est qu’on me colle l’étiquette de syndicaliste. Je suis négociateur et conseil légal. Mon travail consiste à obtenir ce qu’on me demande d’obtenir.

Le mot «syndicaliste» est-il grossier?

Le syndicalisme est un monde d’ego rassis. Il est miné par les conflits de personnalités. Trop de responsables syndicaux utilisent les travailleurs à des fins politiques. Paul Bérenger a ouvert la voie, une fois élu il a oublié d’où il venait. D’autres ont suivi : Ashok Subron, Toolsyraj Benydin… La liste est longue.

De l’université Lumière-Lyon II au siège de la FPU à Rose-Hill, quel a été le chemin ?

Ma rencontre avec Jack Bizlall a été déterminante. Je suis rentré à Maurice en 2013. Avec ma maîtrise en droit des entreprises, j’ai facilement trouvé du travail. J’étais conseil légal dans le privé, je gagnais bien ma vie mais je n’étais pas épanoui. J’avais l’impression de vivre dans une bulle, loin de la vie, loin des gens. Je n’étais pas revenu pour ça. 

Pourquoi êtes-vous revenu ?

Pour mon pays. C’est Maurice qui m’a permis de devenir ce que je suis. J’ai fait mes études supérieures à Lyon, mais la base, c’est le collège St. Mary’s qui me l’a donnée. Je me sens redevable envers cette société que je vois s’enliser.

S’enliser dans quoi ?

Dans une cassure sociale. Contrairement à une idée reçue, la classe moyenne est loin d’être homogène. Vous avez des couples qui gagnent Rs 80 000, d’autres quatre fois moins. Tout le monde a l’illusion d’une certaine qualité de vie. En réalité, le système repose sur l’endettement. Les banques nous appauvrissent en nous vendant du bien-être à crédit.

Revenons à votre parcours. En quoi la rencontre avec Jack Bizlall a-t-elle été déterminante…

C’était le 1er mai 2014 à Rose-Hill. On ne se connaissait pas. Son discours m’a fait tiquer. À la fi n, je l’ai pris dans un coin : «Vous dites que vous ne faites pas de politique mais vous avez un discours de politicien : vous critiquez le système sans faire de contre-proposition

 Il l’a pris comment ?

Il m’a dit de lui laisser un peu de temps. Et effectivement, il a créé le Mouvement Large, qui a évolué depuis. Dès lors, on ne s’est plus quittés. Il m’a invité à des réunions, on a eu de longs échanges lui et moi. Jusqu’au jour où il m’a proposé de lui succéder à la FPU.

Vous avez dit oui tout de suite ?

Non. Jack est une institution. Quand une institution vous demande de prendre le volant, vous n’êtes plus très sûr de savoir conduire !

Êtes-vous la relève de Jacques Bizlall ?

Je suis la relève de Jack Bizlall. Je vais me battre avec les mêmes principes. 

Vous êtes donc celui qui va l’envoyer à la retraite ?

Non. Jusqu’à son dernier souffle, Jack défendra les causes qu’il estime justes. Mais il a 68 ans, on ne peut plus lui demander de se battre comme s’il avait 30 ans. J’ai un profond respect pour cet homme. Il possède une qualité rare : la crédibilité. Lorsqu’il parle, on l’écoute. Ils ne sont pas si nombreux à Maurice. 

«Je me sens redevable envers mon pays», ça veut dire quoi ?

Je veux être utile. Je veux m’impliquer dans la vie des gens. Et je n’ai pas la passion de l’argent. Je vais vous raconter une anecdote. L’année dernière, un cousin me présente à un ancien ministre. Cet homme me dit : «Pourquoi tu ne passes pas ton barreau ?» Je lui réponds que je ne me vois pas avocat, que le judiciaire a besoin de profondes réformes. Il éclate de rire et me sort : «To bet, to ti bizin pass to bar ! To met to siniatir lor enn papye to gayn Rs 100 000». Et après ? Est-ce que le but du travail est d’accumuler des richesses ? 

Êtes-vous en résistance ?

Non. Je ne crois pas à la révolution et à toutes ces conneries. La révolution, c’est faire 360 degrés sur soi-même, tu reviens à ton point de départ. Je ne suis ni de droite ni de gauche, je suis un pragmatique. Il y a plus urgent que la révolution. Déjà, commencer par faire respecter le droit des travailleurs. Le plus souvent, ces droits existent mais ne sont pas appliqués. Exemple, dans le port. Une décision est tombée en 2010 et cinq ans plus tard elle n’est  toujours pas appliquée. Même chose au casino. Je me bats pour ça, pour que des compagnies arrêtent de piétiner les droits des travailleurs. C’est moins romantique que la révolution mais c’est mon combat au quotidien. 

Après tant de temps à l’étranger, qu’est-ce qui vous a choqué en rentrant ?

Le fait de pouvoir licencier un travailleur sans motif est proprement scandaleux. En théorie, c’est illégal. Pourtant ça arrive tous les jours. Bien sûr, il faut se défendre, mais quelqu’un qui vient de perdre son travail n’a pas forcément Rs 10 000 à dépenser en frais d’avocat. Autre chose : si vous avez un problème, le plus efficace est d’appeler un animateur radio. Quelque chose ne tourne pas rond, non ? Plus grave, l’ampleur du communalisme et du copinage. Le communalisme pour accéder au pouvoir, le copinage pour y rester.

Parce que la France ne connaît ni le racisme ni le clientélisme ?

Si. Mais la société française réagit plus vigoureusement. Eux, ils n’acceptent pas les écarts de leurs dirigeants. Celui qui est pris la main dans le sac ne peut pas résister à la pression, il finit par démissionner. À Maurice, on a un ex-PM inculpé dans plusieurs affaires et on entend encore des «Navin nou le rwa !», «Navin nou bon die !»… 

Vous en concluez quoi ?

Qu’une «bonne» caste transcende tout. Après, il ne faut pas tomber dans l’auto-flagellation, seule une minorité de gens agissent ainsi. Mais ils ont le pouvoir financier, et donc un pouvoir d’influence. Les autres se soumettent parce qu’ils ont besoin d’un travail. Parfois, je me dis que les Mauriciens sont des esclaves d’élevage. On accepte que nos droits soient bafoués parce que celui qui le fait est plus grand que nous. Il a le pouvoir de nous reprendre notre travail. On pense petit, c’est peut-être un complexe d’insulaire. Prenez une chose toute bête : l’absence de trottoir le long des routes. Moi, ça me sidère. Pour le Mauricien, c’est normal, il s’adapte.

S’adapter, ce n’est pas être réduit en esclavage…

Allez dans les centres commerciaux. Demandez aux employés des food courts s’ils n’ont pas le sentiment d’être des esclaves. Ces gens-là touchent Rs 10 000 pour 12 heures de travail par jour. Ils n’ont plus de vie, ils ne voient pas grandir leurs enfants. Ils ne profitent même pas de leur salaire. Dès qu’il tombe, il faut payer les loans, le loyer, l’électricité. Rajoutez le minimum vital pour manger, quelques grains secs et un peu de viande, et c’est fini, toute la paie y est passée ! On a les yeux rivés sur la courbe du chômage, on oublie qu’il y a des milliers de travailleurs pauvres. Cette pauvreté laborieuse questionne notre système éducatif. On ne peut plus continuer à fabriquer une élite dont le rôle consistera à exploiter une armée d’esclaves, ou qui deviendra elle-même l’esclave d’un maître plus puissant.

En parlant de maître, Roshi Bhadain ferait-il un bon syndicaliste ?

Pas un bon, Roshi Bhadain ferait un excellent syndicaliste. C’est quelqu’un qui croit en ce qu’il fait. Son objectif est de réformer les institutions financières, et c’est nécessaire. S’il réussit sans jeter sur le pavé des centaines de travailleurs, Maurice pourrait devenir la Suisse de l’océan Indien. 

Un syndicaliste qui prend la Suisse en modèle, c’est original…

Parce que je suis censé prendre quel modèle ? Che Guevara ? Je ne suis pas sûr qu’il serait ravi de voir sa gueule sur tous les tee-shirts ! 

Il est de bon ton, ces jours-ci, de dénoncer le glissement du gouvernement vers un régime autoritaire. Vous en pensez quoi ?

La dictature à nos portes, c’est de la démagogie. Ce pays doit (il appuie) être nettoyé. Sur la forme, des choses sont discutables. Le nettoyage à géométrie variable me dérange. Prenez les ex-dirigeants de la Bramer Bank : Jairaj Sonoo est devenu CEO de la State Bank, Ashraf Esmael CEO de la National Commercial Bank, on a nettoyé quoi? Ces messieurs ont certainement des compétences mais qu’on ne vienne pas me parler de nettoyage. L’autre jour, un employé de la Bramer me racontait que ses anciens chefs étaient obsédés par une chose : empiler les millions, coûte que coûte. Des Mauriciens ont très faim d’argent, trop, ils font des dégâts terribles autour d’eux. Qui paie ? Ceux à l’autre bout de la chaîne, les «petits» employés. C’est terriblement injuste. Quand vous leur parlez, vous sentez qu’ils donneraient tout à leur entreprise. Ils y sont attachés, eux.

Serez-vous avocat un jour ?

Oui, quand j’aurais terminé mon travail à la FPU. 

Vous ferez quoi de vos millions ?

(Éclat de rire) J’ai déjà eu de très gros salaires, l’argent ne me rend pas fou. Cela me permet de réaliser des projets personnels. J’en ai un qui me tient à cœur depuis des années : avoir une médiathèque dans chaque district. Ça peut paraître banal, ça ne l’est pas. Avoir accès en bas de chez soi à des trésors culturels universels est tout sauf banal. 

Vous êtes heureux à Maurice ?

Très heureux ! Je songeais à rentrer depuis longtemps, la catastrophe du 30 mars 2013 a précipité les choses. J’étais à Lyon, j’ai vécu ce drame sur Facebook. Je ne comprenais pas ce qui arrivait à mon pays. Comment la pluie peut-elle semer la mort ? Le lendemain, j’ai pris une retraite. Je me suis enfermé chez moi une semaine. Je n’ai vu personne, je ne suis pas allé travailler, j’ai écrit. 

Écrit quoi ?

Un livre qui sortira bientôt. Le 30 mars n’est pas une catastrophe naturelle, c’est une tragédie de l’incompétence. Si on continue comme ça, il y aura pire un jour. Quand j’ai réalisé ça, j’ai décidé de rentrer.

La démission du président de la République vous inspire quoi ?

C’est un non-événement, un simple calcul politique. Si Kailash Purryag avait eu un peu de décence, il aurait fait ses valises avec le gouvernement qui l’a nommé. Il a cherché à «rentabiliser» son départ. Avec la campagne des municipales et le leadership contesté au Parti travailliste, c’était le bon moment.

Quel est votre prochain bon moment ?

Quand Maurice adoptera un salaire minimum de Rs 15 000 pour tous les travailleurs. Ce jour-là l’esclavage aura vraiment été aboli.