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Dr Frédéric Mauvisseau: «L’enfant victime de violence conjugale reproduit cette violence»

14 septembre 2015, 11:11

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Dr Frédéric Mauvisseau: «L’enfant victime de violence conjugale reproduit cette violence»
Le Dr Mauvisseau, psychiatre spécialisé en psychotraumatologie et victimologie, explique quelques concepts psychologiques qui aident à comprendre à quel point la police et les victimes d’abus sexuels durant leur enfance ne parlent pas le même langage. Au détriment de la justice. Il montre également que la violence est un mouvement perpétuel, se nourrissant du traumatisme des victimes.
 
Vous êtes en charge de l’unité de psychotraumatologie et chargé de cours en victimologie à La Réunion. Cette branche est-elle récente ?
C’est un domaine en évolution, qui date de seulement une dizaine d’années. Avant, j’étais «psychiatre généraliste». En 1998, en France, il y a eu la création des cellules d’urgence médico-psychologiques. C’était une organisation qui n’était pas permanente mais constituée de volontaires formés, capables de se mobiliser et déclenchés par les pouvoirs publics en cas de catastrophe ou d’événement important. Ici, par exemple, les inondations au Caudan auraient déclenché, si elle avait existé, une cellule d’urgence médico-psychologique. L’idée de départ étant des situations collectives. L’objectif est d’apporter des soins dans les premières heures et dans les premiers jours, dans le but de gérer le stress et de prévenir les conséquences traumatiques ultérieures. C’est dans ce cadre-là que j’ai découvert cette notion de blessure psychique. Et tant que psychiatre, les études que j’ai faites se limitaient à la santé mentale. Le trauma n’était pas du tout abordé. 
 
Cela veut dire qu’un psychiatre «lambda» n’est pas à même de suivre convenablement un enfant victime d’abus sexuel par exemple ?
Je vais peut-être faire hurler mes collègues mais, malheureusement, je pense que vous avez raison. Lors de ma formation de médecin et de psychiatre, je n’ai pas eu une seule heure de cours là-dessus. C’est quand même des dimensions très particulières et qui sont souvent négligées. Même dans le repérage, par manque de formation. Et c’est vrai aussi que cela nécessite de donner de soi. Renouveler une ordonnance d’antidépresseurs n’a rien à voir avec l’application d’une prise en charge psychothérapique d’un enfant victime d’inceste, par exemple.
 
Avez-vous ressenti des problématiques différentes dans la prise en charge des personnes victimes d’abus sexuels dans leur enfance entre la Réunion et Maurice ?
Oui. Parmi les sujets débattus dans la formation, il y a eu la question du pardon chez les victimes. Je me suis rendu compte, avec ce qui a été dit par les professionnels mauriciens, du poids particulier de la pression religieuse sur le fait que la victime doit pardonner à son agresseur. Dans ma pratique - pourtant la religion a aussi beaucoup d’importance à la Réunion - c’est quelque chose qui ressort très rarement. Il y a des victimes qui effectivement parlent de leur problème de pardonner ou pas, mais je n’ai pas perçu une telle pression de l’environnement culturel, religieux, social pour le pardon.
 
Est-ce négatif pour la victime ?
Oui. Je ne dis pas qu’il n’y a pas des situations exceptionnelles où un vrai pardon peut être possible, mais le pardon c’est souvent une illusion. La victime s’imagine qu’une fois qu’elle aura pardonné, elle aura oublié, elle pourra passer à autre chose. Mais l’expérience montre que c’est souvent un piège. Si le pardon est accordé rapidement, la personne va s’interdire de passer par la phase de la colère, or c’est indispensable de pouvoir exprimer cette colère, qui est saine. Ça va court-circuiter cette étape-là.
 
Et d’autre part, cela risque de renforcer la culpabilité. Toutes les victimes souffrent de la culpabilité, c’est une réaction «normale». Les victimes psychotraumatisées, elles, sont rongées par la culpabilité et s’il est question de pardonner à l’agresseur, cela vient le dédouaner un peu, minimiser ce qui s’est passé. Cela renforce le sentiment de culpabilité de la victime.
 
Est-ce que cela peut aussi freiner une plainte à la police ?
Si la victime accorde son pardon, elle ne va pas porter plainte, ça me paraît logique.
 
Mais la plainte, le fait de passer le problème à la justice, fait également partie du processus de reconstruction ?
Effectivement, la seule démarche de porter plainte est souvent très positive dans la reconstruction de la victime. Si le processus judiciaire peut aboutir à la condamnation de l’auteur c’est super, mais même s’il n’aboutit pas, cette démarche d’avoir porté plainte aide à la reconstruction de la victime. Si la victime est dans une démarche de pardon, elle ne va pas aller porter plainte. Ceci dit, la majorité des victimes ne portent pas plainte. Elles sont dans l’impossibilité psychique de le faire.
 
Les victimes prennent du temps avant de parler, surtout dans les cas d’inceste. A quoi est-ce lié ?
Cela dépend de l’importance de la dissociation qui a été mise en place par la victime. La dissociation c’est un système de protection, c’est un réflexe pour supporter l’insupportable. Un réflexe de survie. Je prends la métaphore du tableau électrique. Ce sont des disjoncteurs qui vont déconnecter, qui vont couper le circuit pour éviter que le système grille quand il y a une saute de tension. La dissociation est un réflexe archaïque de protection qui nous permet de déconnecter, partiellement, ou de façon beaucoup plus importante, entre les émotions, les perceptions sensorielles et les pensées. C’est extrêmement efficace comme protection au moment où l’agression se passe. Mais il y a des contreparties. L’événement risque de ne s’enregistrer que de façon très partielle. De plus, l’agresseur impose le silence et la victime est sous son emprise.
 
Si l’événement se reproduit, ce mécanisme se met-il en place à chaque fois ?
Oui et même, il se met en place de façon préventive. La première fois c’est une réaction de défense et puis, lors par exemple de l’inceste, l’enfant peut repérer un petit signal de l’agresseur, un regard ou un mot. Plusieurs enfants racontent «quand j’entends le bruit de la clenche de la porte, je sais qu’il va rentrer dans ma chambre» et ils ne disent pas je me dissocie mais «je pars», «je m’évade».
 
Du coup, cela peut déboucher sur une amnésie dissociative avec parfois de grands enfants, des adolescents, des adultes, qui ne se souviennent pas de ce qui s’est passé. Il y a des traces, une partie au fond d’eux sait, a conscience de ce qu’il s’est passé mais majoritairement, ils ne savent pas, ils font comme s’il ne s’était rien passé. Parfois, cela peut ressurgir, «remonter», comme ils disent eux-mêmes. Cela peut remonter avec le bouleversement de l’adolescence, parfois lors du premier rapport sexuel ou de l’accouchement. La dissociation peut aussi continuer et des personnes peuvent montrer des troubles dissociatifs toute leur vie.
 
En fait, face à une agression, les mammifères ont trois possibilités d’adaptation, les «trois f» : la première c’est to fight, combattre. Si ce n’est pas possible, il y a to flight, c’est la fuite. Et si la fuite n’est pas possible c’est to freeze, la pétrification. L’enfant victime d’inceste n’a souvent pas d’autre possibilité que cette soumission apparente, cette pétrification, et doit subir dans l’impuissance la plus totale. Et ce qui le sauve, ce qui permet de sauver son psychisme, c’est la dissociation.
 
Mais qui entraîne une perte de mémoire... Souvent, les enfants victimes d’abus sexuels sont incapables de donner des dates précises. La mémoire chronologique est-elle affectée ?
Oui. Il y a des distorsions chronologiques terribles. Et cela ne plaît pas du tout aux enquêteurs. Eux ils veulent du concret, tel jour, telle heure, etc. Parce qu’ils font des recoupements : or tel jour, telle heure, la personne incriminée était ailleurs… C’est très handicapant pour porter plainte, pour une enquête.
 
Ces distorsions sont dues à la dissociation. A partir du moment où il n’y a plus un fonctionnement intégré entre le sensoriel, l’émotionnel et le cognitif, ce sont des traces éparses qui restent fixées. Par exemple, l’enquêteur va dire que la victime ne peut même pas affirmer quelle était la couleur du t-shirt de son agresseur. Mais peut-être que la dissociation fait que cela ne s’est pas imprimé. Par contre, peut-être que cet enfant victime serait capable de reconnaître l’odeur de son agresseur parmi mille odeurs d’hommes. Ces souvenirs sont très chaotiques, très épars. Boris Cyrulnik (psychiatre et psychanalyste français, NdlR) dit que dans la mémoire traumatique, il y a des petites choses extrêmement précises qui sont gravées à l’état brut et qui ne vont pas varier, des choses qui sont principalement sensorielles, mais qui sont entourées d’un halo très flou. 
 
Même, pour avoir la démarche de parler de son agression, ce flou va freiner la personne, va freiner l’enfant pour en parler, va freiner l’adulte pour porter plainte parce que lui-même sait qu’il ne peut pas faire un récit cohérent. 
 
Quand un enfant est victime d’abus dans sa famille, on l’enlève et on le place dans un foyer d’accueil. Est-ce que cela peut engendrer un deuxième traumatisme ?
Cela dépend des conditions de cet hébergement dans le foyer. Si on a les moyens humains et qu’on met le paquet sur le relationnel pour cet enfant, pourquoi pas ? Par exemple en France, on essaye de privilégier le placement en famille d’accueil plutôt qu’en foyer. L’idée c’est que l’enfant puisse bénéficier enfin de relations sécurisantes dans un modèle familial. Mais il y a des tas de fois où c’est l’échec le plus total, l’enfant est re-abusé par exemple. Mais dans la théorie, dans un foyer, on pourrait imaginer que l’enfant puisse trouver un «tuteur de résilience», quelqu’un avec qui établir un lien. Qu’il puisse enfin sentir une protection, ce qui lui a toujours manqué. Cela peut être organisé si on en a les moyens, mais cela peut être une femme de ménage. N’importe qui peut être protecteur.
 
Ces «tuteurs de résilience», ces figures protectrices, sont étroitement liées au besoin d’attachement qu’ont les enfants, non ?
Cyrulink, avec son tuteur de résilience, a tout à fait raison. Au fur et à mesure que j’avance dans ma carrière, j’adhère de plus en plus à la théorie de l’attachement et à l’importance de ce besoin vital. L’attachement a été décrit dans les années 80 comme un besoin primaire du bébé d’établir un lien préférentiel avec un adulte, une figure d’attachement. Le plus naturellement ce sera la mère, le père mais cela peut être d’autres personnes qui se substituent à eux et, dans ce lien, que l’enfant puisse obtenir de la protection. C’est un besoin absolument vital. Un bébé tout seul meurt. Le besoin de protection est fondamental pour la survie mais aussi pour l’apaisement de la détresse.
 
Plus un enfant s’est senti protégé et mieux il sera épanoui à l’âge adulte ?
Absolument, et là on peut dire que cela va être un facteur de résilience, cette capacité à surmonter les traumatismes. Le fait d’avoir bénéficié d’un attachement. Il y a effectivement des situations d’abus sexuel par un étranger à la famille chez un enfant qui a bénéficié d’un attachement sécure. Cet enfant, même traumatisé par l’événement qui a eu lieu, très rapidement, va se tourner vers ses figures d’attachement et il va dire ce que l’agresseur lui a fait. Et a priori les parents vont avoir une attitude efficace et pragmatique de protection et l’enfant a beaucoup de chances de dépasser cet événement. Mais dans la pratique, des cas d’enfants victimes d’abus sexuels et principalement d’inceste, ce sont des enfants qui n’ont pas pu bénéficier d’un attachement sécure. 
 
Tant que ce besoin vital n’a pas été satisfait durant les premières semaines, mois, années, l’enfant reste dans ce besoin insatisfait, qui perdure même à l’âge adulte.
 
Dans les foyers où sévit la violence conjugale, ce besoin n’est pas satisfait ?
Pour un enfant, le sentiment de sécurité est très important. A ne pas confondre le sentiment de sécurité avec la sûreté. La sureté c’est l’absence de danger. Ce n’est pas pour autant que l’enfant va se sentir en sécurité.
 
La violence conjugale est un facteur hautement traumatique pour l’enfant et, vu le nombre important de cas de violence conjugale, ça fait peur. C’est certain que ces enfants sont impactés, ils ne sont pas seulement témoins, ne sont pas seulement exposés, ils sont victimes de la violence conjugale. Les abus se reproduisent, ils se retrouvent de manière flagrante chez les enfants victimes de violence conjugale. Car l’abandon c’est ce qui peut leur arriver de pire.
 
Finalement, un processus psychologique engendre un processus sociologique, c’est sans fin, on reproduit une société de violence ?
Tout à fait. Mon intervention du matin était sur comment des enfants victimes de violence conjugale pouvaient être amenés à reproduire cette même violence plus tard dans leur couple. Ils peuvent aussi reproduire la violence en dehors du couple. Même s’il est important de dire que c’est une possibilité. Heureusement, ce n’est pas le cas de tous les enfants victimes. 
 
Filles comme garçons ? Car il y a plus de femmes victimes…
Une petite fille victime de la violence conjugale de ses parents va avoir plus de risques statistiques de se retrouver en position de femme victime de violence conjugale. 
 
Et le garçon lui va devenir plus violent ?
Oui, le plus souvent les identifications se font de la petite fille à sa mère et le petit garçon à son père. Mais il peut y avoir des situations croisées.
 
Nous venons de faire récemment une campagne de sensibilisation aux violences sexuelles faites aux enfants, pensez-vous que cela puisse aider les victimes ?
Ce serait bien si l’on pouvait limiter le nombre d’abus, mais je ne sais pas si cela peut prévenir ça. Mais ce que cela peut, c’est faciliter l’accès au signal d’alarme, à la révélation et l’appel au secours. Par exemple, à la Réunion, il y a parfois des interventions en milieu scolaire pour parler de ça et, à chaque fois, les intervenants disent qu’à l’issue, un ou plusieurs enfants de la classe viennent dire ce qu’ils ont subi. On peut quand même penser que cela peut avoir un effet de prévention, dans la mesure où ces enfants, d’abord, peuvent faire cesser leur danger et puis, si ça débouche sur une prise en charge, les aider à s’en sortir, faciliter leur résilience et éviter pour certains d’entre eux de devenir eux-mêmes abuseurs. 
 
La violence donne quand même l’impression d’être un cycle sans fin, qui se nourrit de lui-même…
Le trauma et la violence s’entretiennent l’un l’autre. Il y a toujours de la violence à l’origine d’un trauma et un trauma débouche souvent sur la violence, qui peut d’ailleurs aussi être causée à soi-même pas qu’à autrui.
 

Fiche d’identité
 
Le Dr Frédéric Mauvisseau, est psychiatre, responsable de l’unité de psychotraumatologie du Centre Hospitalier Universitaire Sud Réunion et chargé de cours en victimologie clinique et psychotraumatologique de l’enfant et de l’adolescent à l’Université de la Réunion. Il est venu assurer une journée de formation le 5 septembre, à la demande de Pédostop. La première session, à laquelle ont assisté des psychologues et membres d’ONG, portait sur la reproduction de la violence chez l’enfant victime de violence conjugale. La seconde, à laquelle ont assisté une vingtaine de psychologues et thérapeutes, visait à leur donner des outils de prise en charge pour suivre les adultes victimes d’abus sexuels durant leur enfance. Son intitulé : Conséquences à l’âge adulte des abus sexuels de l’enfance : psychopathologie et prise en charge pratique. Cette formation s’est tenue à l’Institut cardinal Jean Margéot, à Rose-Hill.