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Milan Meetarbhan: «Avec les lois Bhadain, il n’y a plus de garde-fous»

8 novembre 2015, 10:10

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Milan Meetarbhan: «Avec les lois Bhadain, il n’y a plus de garde-fous»

On ne compte plus les réactions alarmées sur le «Good Governance and Integrity Reporting Bill». Pourquoi? Quel est le malaise? Milan Meetarbhan, ancien patron de la Financial Services Commission et spécialiste en droit constitutionnel, livre le sien. Et c’est parfois… saisissant.

 

Si vos petits-enfants vous demandent un jour à quoi servent les «lois Bhadain», que leur répondrez-vous?

J’espère ne jamais avoir à répondre à cette question, cela voudrait dire que des lois antidémocratiques ont été adoptées par le Parlement. Les générations futures nous réclamerons des comptes, je ne veux pas être de ceux ont laissé faire. 

 

M. Bhadain parle de législation «forte», «juste» et «équitable». Qui croire ?

Les textes, les faits ! Ceux qui se sont donné la peine de les analyser sont affolés par leur contenu. Ces lois sont rétrogrades et dangereuses. Le texte principal, le Good Governance and Integrity Reporting Bill est une législation d’exception qui ampute les Mauriciens de plusieurs de leurs droits fondamentaux : la protection de la propriété privée, le droit au silence pour un accusé, la présomption d’innocence. 

 

Des lois d’exception, il y en a dans les grandes démocraties…

Je suis d’accord, mais rien ici n’est justifié. Prenons la protection de la propriété privée, un droit inscrit dans la Constitution. Toute loi qui y déroge a le devoir de justifier cette exception.  Le projet de loi ne le fait pas. Le ministre Bhadain parle d’une loi «simple», en fait elle est simpliste. 

 

Démontrez-le…

Admettons que vous avez commis une infraction pour laquelle vous risquez Rs 1 000 d’amende. C’est à la poursuite de prouver que vous êtes coupable, la preuve doit être apportée beyond reasonable doubt, vous pouvez invoquer votre droit au silence, etc. Avec les lois Bhadain, tout disparaît : la présomption d’innocence tombe, le droit au silence ne s’applique pas, il n’y a plus de garde-fous. Autrement dit, le citoyen qui risque de perdre tous ses biens est moins «protégé» que celui qui risque une petite amende. Personnellement, ça me pose problème. 

 

«Seuls ceux qui pensent qu’ils sont à risque trouvent quelque chose à redire», se défend le ministre. Vous sentez-vous concerné ?

(Sec) Cette posture est d’un mépris affligeant. Malheureusement (rire), je n’ai pas suffisamment de biens pour craindre quoi que ce soit. 

 

En quoi le droit à la propriété privée est-il menacé ?

OK, je vais vous expliquer. (Il se redresse) Nous avons déjà l’Asset Recovery Act qui permet de saisir des biens. Cette loi peut être activée dans deux cas de figure : soit après une condamnation pénale, soit sur la base de soupçons d’activités criminelles. La nouvelle législation permet la même chose, mais sans lier la saisine (NdlR, l’appel ou le recours à un organe juridictionnel ou à une autorité de police) à une activité criminelle, c’est une énorme différence. Que dit le texte ? Si vos biens sont disproportionnés par rapport à vos revenus connus, vous avez l’obligation de vous justifier. Point. Vous créez un crime par suspicion. A ma connaissance, c’est unique au monde.  

 

Connaissez-vous le droit Nord-Coréen ?

(Rire) Ni moi ni aucun de mes collègues du Barreau n’avons trouvé quelque chose d’identique. Ailleurs, que ce soit en Australie, en Irlande ou en Colombie, la saisine est liée à une activité criminelle avérée, ou à des soupçons, corruption, trafic de drogue, terrorisme... Là, rien n’est défini, tout et n’importe quoi peut déclencher le processus, y compris une dénonciation farfelue de votre voisin. Mais prenons un cas concret, imaginons qu’un riche industriel a un enfant caché. Il lui offre un bel appartement. Cet enfant est étudiant, il n’a pas de revenus. Que se passe-t-il si son voisin le dénonce aux autorités ? 

 

Notre étudiant va devoir expliquer la provenance des fonds.

Exact. Deux options : soit il se tait et risque la prison, soit il dévoile le secret de son père et tout est déballé dans les journaux le lendemain. 

 

S’il parle, concrètement, ça se passe comment ?

Vous avez 21 jours pour expliquer la provenance des fonds. Si l’Agency (NdlR, l’un des deux organismes que la loi créerait) est convaincue par ses explications, l’affaire s’arrête là. Si elle ne l’est pas, le dossier est transmis au Board (NdlR, le second organisme) qui peut décider de référer le dossier à un juge en chambre.

 

La décision de saisine vient donc d’un juge.

Oui, mais tout le processus aura été initié par des nominés politiques. L’Agency, c’est une seule personne : un directeur nommé par le ministre. Le Board, c’est trois personnes : un président nommé par le Premier ministre et deux assesseurs choisis par le ministre. Vous avez donc trois personnes sur quatre désignées par le ministre. En termes d’indépendance, on peut rêver mieux. 

 

Craignez-vous une instrumentalisation politique ?

Évidemment ! Confier des lois à des nominés politiques ne peut pas être une avancée démocratique. On sape l’état de droit au motif de le défendre. 

 

En quoi le dispositif actuel est-il meilleur ?

Déjà, l’Asset Recovery Unit est composée de professionnels du droit, pas de politiciens. Ses membres sont nommés par la Judicial and Legal Service Commission, qui est présidée par le chef juge, cela inspire davantage confiance. Au fond, la nouvelle législation nous propose deux absurdités : vider de ses pouvoirs une institution indépendante et transférer ces mêmes pouvoirs à des nominés politiques. C’est-à-dire à des gens sous le contrôle direct d’un ministre. Il n’y a plus aucune garantie d’indépendance, comment avoir confiance ? 

 

Admettons que vous ayez raison. De deux choses l’une : soit ces lois ont été rédigées par des incompétents, soit par des esprits malveillants…

(Long silence) J’aimerais ne pas avoir à mettre en doute la compétence de nos gouvernants.

 

 Que proposez-vous ?

Une consultation, il n’y en a eu aucune. Si les intentions du gouvernement sont sincères, pourquoi craindre un débat serein et constructif ?

 

Mais le Parlement est censé passer au vote le mois prochain…

Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Réunissons autour d’autour d’une table les partis politiques, des membres de la profession légale, des ONG, des citoyens, et voyons ensemble comment atteindre l’objectif de cette législation sans piétiner des principes fondamentaux de notre démocratie. 

 

Cet objectif, comment le résumezvous ?

Combattre la criminalité. Du moins, c’est l’objectif annoncé. Si le gouvernement a d’autres objectifs cachés, c’est une  autre histoire… 

 

Pensez-vous qu’il en a ?

… (Silence)

 

Une consultation pour quoi faire ?

Pour améliorer la législation existante. Je vous l’ai dit, son architecture est bonne. Cela ne veut pas dire qu’elle est parfaite, il y a certainement des choses à revoir, comme pour toutes les lois. 

 

La nouvelle législation a tout de même un avantage : il est plus rapide de s’attaquer aux biens qu’aux personnes.

Si l’objectif est d’aller plus vite, on peut faire beaucoup de choses… que les démocraties ne feront pas. Pourquoi ne pas installer un gouvernement sans passer par les élections, ça va plus vite, non ? 

 

Si la loi est votée en l’état, quels recours

 Il faudra saisir la Cour suprême. Il y a de fortes chances que le texte soit déclaré anticonstitutionnel. 

 

Que deviendront les biens saisis, selon la loi ?

Ah ! J’espérais cette question. Les biens immobiliers, véhicules, etc. seront vendus et l’argent, tenez-vous bien, ira sur un compte bancaire géré par l’Agency. 

 

Comment cela se passe d’habitude ?

Les contraventions que l’État encaisse sont versées au Consolited Fund. Ensuite, le Parlement décide de leur affectation, via le budget. Là non. La loi stipule que l’Agency peut utiliser les fonds de deux façons. D’une part, pour récompenser les dénonciateurs – sous quelles modalités, rien n’est précisé, je vous laisse imaginer les dérives possibles. Mais ce n’est pas tout, les fonds pourront également financer la lutte contre la pauvreté. Ce qui est large, flou et ne veut rien dire du tout. 

 

Vous voulez dire que le ministre disposera de cet argent comme bon lui semble ?

Absolument. Il pourra utiliser des fonds publics sans l’approbation du Parlement, c’est du jamais vu. (Ironique) Supposons, hypothèse hautement improbable, que le ministre cherche à se faire réélire. Qu’est-ce qui l’empêchera de demander au directeur de l’Agency, qui travaille sous sa tutelle, de financer un projet dans sa circonscription? Rien. Mais ce n’est qu’une supposition farfelue, on sait bien que cela ne se passe pas comme ça à Maurice…

 

En attendant, M. Bhadain est «convaincu que cette loi changera la société mauricienne».

Entièrement d’accord. Couper une jambe à l’État de droit, c’est changer profondément un pays.