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L.Joffrin: «Il ne faut pas que le terrorisme nous oblige à retenir notre plume»

31 janvier 2016, 12:43

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L.Joffrin: «Il ne faut pas que le terrorisme nous oblige à retenir notre plume»

Le directeur de la rédaction de «Libération» Laurent Joffrin donne deux conférences à Ébène et à Réduit la semaine prochaine. Tour de chauffe.

 

Directeur de «Libé», homme de gauche, historien amateur, marin d’eau douce, guitariste malhabile, journaliste passionné : ça vous va comme présentation ? 

Parfait.

Rien à ajouter ?

C’est déjà pas mal ! (rire)

Pourquoi faire dix heures d’avion pour rencontrer des journalistes ?

Parce qu’ils m’ont invité. Le Media Trust m’a proposé de rencontrer des gens de la profession, ce que je ferai avec plaisir. Ma visite n’est pas seulement professionnelle, je prendrai quelques jours de vacances au passage.

L’île Maurice vous évoque quoi ?

C’est une société que je connais mal mais qui me donne l’impression d’être plus optimiste que la France. J’ai l’impression que les Mauriciens sont tournés vers l’avenir, le développement, la création. Moins vers les conflits intercommunautaires ou religieux.

L’un des thèmes de vos conférences (1) concerne le métier de journaliste face à la montée du terrorisme. Les attaques de 2015 à Paris ont-elles changé votre façon de travailler ?

Non. Le propre d’une démocratie, dans ce genre de circonstances, c’est de rester ferme sur ses principes. C’est la même chose pour le journalisme, Libération continue de traiter l’actualité selon ses valeurs et ses règles professionnelles. On ne les a pas modifiées. Il n’y a pas de mécanisme d’autocensure ou de précautions excessives depuis les attaques.

«Certes, il nous arrive de perdre de vue les valeurs fondatrice s mais les épreuves les font ressurgir. La liberté est comme l’air, on la respire sans y penser.»

«Charlie» est toujours hébergé chez vous ?

L’équipe de Charlie Hebdo est partie. Ils sont maintenant dans un local dont on ne donne pas l’adresse et qui est très bien protégé. Il y a plus de sécurité, c’est le seul changement. On doit s’efforcer de s’améliorer, comme toujours, mais il ne faut pas d’un coup se dire que le terrorisme nous oblige à retenir notre plume. Ce serait une concession tragique. Ce serait faire le jeu des fanatiques. En guerre contre la liberté d’expression, ils se réjouiraient de la voir altérer.

Vous la trouvez «ferme sur ses principes», la démocratie française ?

Oui, même si elle fait parfois des concessions en matière de libertés publiques. Les démocraties sont des régimes de faible apparence et d’une force insoupçonnée. En général, elles gagnent les guerres. La soumission, contrairement à ce qu’on voudrait faire croire, n’est pas leur fort. L’air du temps voudrait qu’elles soient sur le déclin, en décadence. Il n’y a rien de plus faux. Certes, il nous arrive de perdre de vue les valeurs fondatrices mais les épreuves les font ressurgir. La liberté est comme l’air, on la respire sans y penser.

Si vous aviez la possibilité d’interviewer le chef de Daech, quelle question lui poseriez-vous ?

(Longue réflexion) Je ne sais pas si j’aurais envie de l’interviewer. La propagande de Daech ou d’Aqmi, je la connais, elle est d’ailleurs assez simple : c’est l’éternelle idéologie du fanatisme religieux, on connaît ça depuis l’Empire romain. Ces gens-là ne défendent pas la religion, ils ne défendent pas les musulmans, qui sont révoltés dans leur immense majorité par ces meurtres abjects. Ils attaquent la liberté.

Dans votre dernier livre, «Le réveil français» (Ed. Stock), vous dénoncez tous les défaitistes, déclinistes et autres prophètes de la décadence française. Êtes-vous un fanatique de l’optimisme?

(Rire) Fanatique, je ne sais pas… Mais il arrive un moment où le dénigrement de son propre pays va trop loin, où la mauvaise foi des réquisitoires crée l’écoeurement. Il ne s’agit pas de dire que tout va bien, les choses vont mal et à beaucoup d’égards très mal. Mais la France a les moyens de surmonter cette crise. Elle a les moyens humains et économiques. La compétitivité française s’améliore, on a des entreprises performantes, un État-providence difficile à financer mais qui, globalement, marche bien. C’est un grand pays moderne, la France. Ce n’est pas un petit pays à la dérive contrairement à ce qu’on lit parfois sous la plume d’éditorialistes français un peu masochistes. Ces gens-là nourrissent le découragement national, or, le moral joue beaucoup dans la réussite d’un pays. C’est comme dans les armées : si vous commencez à dire 'on va perdre toutes les batailles', vous êtes sûrs de les perdre.

Le pessimisme est devenu une seconde nature ?

En France, oui. Certains commentateurs le font consciemment, par hostilité au gouvernement ou contre ce qu’ils estiment être la pensée dominante. Et donc, ils noircissent le tableau pour pousser leurs propres solutions. Elles sont en général mauvaises mais l’opinion est réceptive. C’est dû en partie du chômage de masse: cette situation a des effets délétères sur les esprits, pas seulement sur les conditions matérielles.

Vos propos rejoignent ceux du gouvernement mauricien, qui demande l’adhésion du pays à son projet économique, sans quoi «rien n’aura lieu».

Quand on voit tout en noir, on ne voit plus rien du tout. Et donc on n’avance plus. Les gouvernants ont la lourde tâche de désigner des objectifs clairs pour le pays et de mobiliser les gens pour les atteindre. Et c’est vrai qu’ils ont beaucoup de mal. En France, et Sarkozy et Hollande, chacun dans leur style, n’ont pas réussi à mobiliser le pays.

François Hollande, vous l’avez au téléphone tous les jours ?

(Rire) Non. Je ne suis pas son confident, loin de là !

Votre épouse a été son éditrice…

Il y a une muraille de Chine entre les activités d’édition de mon épouse et mes activités de journaliste.

Le second thème de vos conférences sera consacré à l’avenir du journal papier, dont la mort est annoncée à peu près partout. Partagez-vous cette prédiction ?

Non, je ne pense pas qu’on puisse faire des prédictions, personne n’en sait rien. Ce qui est clair, c’est qu’il y a une crise économique dans les médias. Cette crise tient au déclin du modèle économique traditionnel – le papier, qui existe encore – et à la difficulté de trouver un modèle alternatif rentable. 

Il y a un usage massif du Net pour s’informer mais ce modèle n’a pas encore de traduction économique, toute la difficulté est là.

Chaque matin, la quasi-totalité de votre journal est mise en ligne gratuitement. Est-ce bien raisonnable?

C’est transitoire, il y aura un paywall. Les gens se sont habitués à s’informer gratuitement. Cette culture du tout gratuit nourrit la crise actuelle. Depuis vingt ans, tous les quotidiens du monde ont fait le pari du Net. Libération a pris ce virage aussi, nous sommes désormais un site qui publie un quotidien. Le modèle économique devait être celui de la radio privée : une offre gratuite financée par la publicité. Or, ça ne marche pas, les recettes publicitaires du Net sont insuffisantes. À de rares exceptions près, tous les journaux perdent de l’argent sur le Net. Et comme le papier décline, on finit par perdre sur tous les tableaux. Cela nous oblige à développer des activités nouvelles, à faire des métiers connexes. Comme, par exemple, organiser des conférences, des événements.

Comment va votre journal depuis la crise de 2014 ?

Ça va nettement mieux, l’entreprise s’est rapprochée de l’équilibre financier. De 9 millions d’euros de déficit, on est passé à moins de 2 millions. Évidemment, ça ne s’est pas fait dans la joie, un tiers des postes ont été supprimés. Environ 180 personnes (dont 130 journalistes) travaillent à Libération aujourd’hui, contre 260 il y a deux ans. Le nouvel actionnaire a mis beaucoup d’argent, ce qui a en partie financé les départs sous la clause de cession (NdlR, cette clause permet aux journalistes d’un titre racheté de partir à des conditions avantageuses. Libération, qui était au bord de la faillite, a ainsi été racheté et recapitalisé à hauteur de 18 millions d’euros, soit environ Rs 720 millions).

Au plus fort de la crise, vous aviez cette devise : « La liberté, ça s’invente.» Ça veut dire quoi?

Cela veut dire qu’à côté d’une information gratuite désormais banalisée et accessible partout, il faut offrir un regard différent, des angles originaux, de nouvelles façons de traiter l’info, de la mettre en scène, et accessoirement de réussir à monnayer ce travail. Libé papier a été profondément remanié. On a lancé une nouvelle formule qui s’est fixée pour objectif de produire non le quotidien de la veille mais celui du lendemain, en poussant au bout le choix du ‘magazine à chaud’. Le site a également été transformé grâce à l’unification de la rédaction, qui travaille désormais sur tous les supports indifféremment. D’autres changements importants interviendront cette année. Les discussions sont en cours avec nos actionnaires, je ne peux pas en parler à l’extérieur.

Qu’aimeriez-vous partager avec les Mauriciens ?

J’ai envie de les écouter, moi aussi j’ai des questions.

Allez-y…

J’aimerais savoir comment, dans votre société mélangée, les buts communs sont mis en avant. Comment se passe la vie politique, la vie sociale, les relations interconfessionnelles, tout cela m’intéresse.

Pourquoi avez-vous changé de nom, Laurent Mouchard ?

Parce que je considérais que ce nom ne convenait pas à un journaliste, alors j’ai pris le- nom de la station de métro en bas de chez moi (NdlR, Jules Joffrin, dans le 18e arrondissement de Paris).

Vous auriez pu plus mal tomber…

Laurent Porte d’Ivry, ça aurait été bizarre (rire).

+++

(1) : Laurent Joffrin donnera deux conférences gratuites le mardi 2 février à 17 heures au Hennessy Park Hotel à Ébène et le jeudi 4 février, même heure, à l’université de Maurice, à Réduit. La première est ouverte aux professionnels des médias, la seconde à tous.