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François Woo: «La CMT reste à Maurice»
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François Woo: «La CMT reste à Maurice»
Le héraut du Made in Mauritius a sérieusement envisagé de laisser filer sa production à l’étranger. Il s’est ravisé à la faveur d’un tête-à-tête avec le Premier ministre, mercredi. Explications.
Le moral de vos 10 000 employés s’effiloche, vous savez pourquoi ?
Je sais et je vais les rassurer tout de suite : on reste. Il n’y a plus de délocalisation dans l’air, la CMT ne fermera aucune usine. Une solution a été trouvée, je suis très heureux pour tous mes employés. Je sais qu’ils sont nombreux à avoir mal dormi et je le regrette.
Vous dormiez bien, vous ?
Pas très bien non plus. J’aime mon pays profondément, partir aurait été une déchirure.
Vous l’aviez donc sérieusement envisagé ?
Vous croyez que je bluffais ? Délocaliser n’était pas le plan D ni même le C, c’était le plan B, et il était «on» en début de semaine. Tout s’est décanté mercredi après un tête-à-tête avec le Premier ministre.
Avant d’y venir, relocalisons le problème. Pourquoi songiez-vous à partir ?
Pour plusieurs raisons, et depuis des années. Il y a trois mois, tout s’est accéléré, rester n’était plus possible.
Que s’est-il passé ?
Fin novembre, je reçois un courrier du ministère du Travail qui m’informe que 1 200 travailleurs étrangers doivent quitter la CMT (NdlR, sur un effectif total de 10 000 employés, dont 4 500 étrangers) dans les deux mois car leur permis de travail ne sera pas renouvelé. En cause, une nouvelle réglementation stupide qui limite à quatre ans le séjour des étrangers. Pour nous, c’est la catastrophe. Avec plus d’un millier de personnes en moins, impossible de prendre de nouvelles commandes, ni même d’honorer dans les délais celles déjà passées. Nos clients sont furieux, ils me tombent dessus, regardez… (Il nous montre un courrier au ton menaçant). Vous savez ce que signifie une annulation dans notre métier ? Plus jamais vous ne reverrez ce client, c’est mortel.
N’y avait-il pas possibilité de remplacer les partants ?
Trouver et former 1 200 travailleurs en deux mois ? Non, c’est impossible. De toute façon le problème n’est pas là. Avec une telle mesure, l’entreprise ne peut plus rester à Maurice. Pour faire du bas de gamme, comme au Bangladesh, des machinistes suffisent. À Maurice, on apporte beaucoup plus de valeur ajoutée, on a besoin de tailleurs aguerris, de stylistes expérimentés. Ces compétences n’existent pas localement, on les fait venir, on les forme, ça prend du temps. Perdre ce savoir-faire est ce qui peut nous arriver de pire.
Après ce fameux courrier, que se passe-t-il ?
Dès le lendemain, une réunion de crise est organisée. Nous sommes huit autour de la table, quatre ministres et quatre patrons du textile. On s’explique. «Tout sera réglé dans une semaine», me dit-on. Sauf que rien ne bougera. Les semaines passent, les mois. Aucune nouvelle du ministère du Travail, chargé de délivrer les permis.
D’où votre sortie il y a dix jours ?
Ce n’était pas prémédité. J’étais invité à une fonction, des journalistes m’ont vu et m’ont mitraillé de questions : «Alors, ce projet de délocalisation ? Vous allez de l’avant ?» Cela faisait trois mois que je songeais à partir, je ne me voyais pas mentir.
Vous est-il arrivé de vous dire que le gouvernement vous faisait payer vos généreuses contributions au Parti travailliste ?
(Il recule) Naaaan ! Je ne fais pas de politicaille. Je vais même vous faire une confidence : je suis l’ami de tout le monde.
Vous voulez dire que vous avez donné autant au vainqueur ?
Absolument.
Et donc, quand et comment la situation s’est-elle décantée ?
Là, en début de semaine. J’ai eu des discussions intenses à tous les niveaux. Y compris avec le Premier ministre. J’ai vu aussi les ministres Callichurn et Soodhun. Aujourd’hui, je suis très optimiste.
Le ministre du Travail, on comprend. Mais pourquoi M. Soodhun ?
Parce qu’il a cette capacité à faire bouger les lignes.
La «stupide» réglementation estelle au panier ?
Elle le sera dans quelques jours.
Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
J’ai obtenu des garanties.*
Les mêmes qu’il y a trois mois ?
C’est différent, j’ai la parole du Premier ministre. Quand sir Anerood dit quelque chose, il le fait. J’ai une confiance totale (il appuie) en lui.
Que vous a-t-il dit ?
Pa trakasé, mo kompran zot sousi, on va faire le nécessaire dans les plus brefs délais. Il a compris l’urgence de la situation.
Diriez-vous que le gouvernement «surfocalise» sur les nouveaux secteurs d’activités, en délaissant les pans traditionnels ?
C’est évident, on ne parle plus que des nouveaux pôles. On néglige ce que l’on a construit pendant quarante ans, alors que c’est encore ce qui nous faire vivre. Cette erreur, de grands pays l’ont commise. À une époque, les Anglais ont tout misé sur la City. Après la crise de 2008, ils ont compris.
Rester, c’est grandir ?
L’expansion de la CMT viendra de l’étranger. C’est déjà miraculeux, sur une île d’un million d’habitants, d’avoir pu créer une entreprise de 10 000 employés. Même dans mes rêves les plus fous je n’avais jamais imaginé ça. Nous construisons de nouvelles usines mais pas ici, ce n’est plus gérable.
Quoi donc ?
Le nombre d’employés. C’est plus facile de gérer des Bangladais au Bangladesh. Nous conserverons nos opérations à Maurice mais nous grandirons ailleurs. Cette année, on ouvre deux usines. Une à Madagascar où l’on reprend nos activités (NdlR, en sommeil depuis 2002 en raison de la crise politique) et une autre au Bangladesh, qui est en construction. Là-bas, un ouvrier est six fois moins cher qu’ici; Maurice n’est plus calibré pour la production à bas coût. Pour ça, nous irons ailleurs. Tout en maintenant ici la production à forte valeur ajoutée et les fonctions plus stratégiques de conception, de design, de marketing, etc.
La tête ici, les bras là-bas ?
C’est l’idée.
Pourquoi la survie des cinq usines locales dépend à ce point de la présence d’étrangers ?
C’est une question de disponibilité. Dans le textile, la production tourne 24 heures sur 24, 7 jours 7. Les Mauriciens n’aiment pas travailler la nuit, le dimanche et les jours de congés publics. Et puis il faut le dire, les compétences dont j’ai besoin n’existent pas localement.
C’est donc un problème de qualification et de formation ?
C’est plus profond que ça. Il y a à Maurice un mépris pour la filière vocationnelle, qui est perçue comme une voie de garage. Les métiers manuels sont dévalorisés, c’est pour les «ratés» de la société. Chez moi, les «ratés» peuvent toucher Rs 60 000 par mois, voire plus. Sauf que le pays ne croit pas en ces métiers. Nous vivons dans une société élitiste, on nous vend du «un-diplômé- par-famille», tout le monde veut devenir avocat, médecin ou comptable. Ce n’est pas possible. Je milite depuis longtemps pour une reconsidération de la filière vocationnelle, qui passera d’abord par un changement d’image.
Les entreprises n’ont-elles pas une responsabilité ? Les CEO ne considèrent pas la formation professionnelle comme un investissement, mais comme un coût.
Vous avez parfaitement raison. Les chefs d’entreprises choisissent la facilité, ils préfèrent «piquer» un employé déjà qualifié au concurrent, en l’appâtant avec une petite gratification. Les patrons recherchent des gens qualifiés mais ils n’aiment pas les former.
On a bien senti que vous n’étiez pas à l’aise avec la bureaucratie gouvernementale. Et avec les banques ?
Contrairement à ce que j’ai pu lire, la CMT n’a pas de problème avec les banques. Au risque de paraître arrogant, ce sont les banques qui me courent après, pas l’inverse.
Avec Rs 700 millions de profits par an, le contraire serait étonnant …
Dieu merci, nous avons toujours été profitables. Je travaille avec trois grosses banques et je m’y tiens. Quand une quatrième me sollicite, je ne donne pas suite.
«On reste», disiez-vous avec aplomb tout à l’heure. Sans regret ?
Aucun, ma décision est prise (large sourire). Vous n’imaginez pas la pression sur mes épaules ces derniers jours. C’était terrible. Si nous avions eu à plier bagage, des milliers de personnes auraient perdu leur gagne-pain. Je suis heureux de ne pas avoir à vivre cela. Heureux de pouvoir donner encore à ce pays qui m’a accueilli – j’appartiens à la troisième génération – et qui m’a tant donné.
*Le chiffre : 10. C'est le nombre d’usines de la CMT après la réouverture de celle de Madagascar (prévue dans quelques semaines) et l’inauguration (dans quelques mois) d’une quatrième unité de production au Bangladesh. Le groupe emploiera alors quelques 22 500 personnes dans le monde, dont une petite moitié à Maurice.
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