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François Woo: «Il y a des blocages au port et à l’aéroport»
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François Woo: «Il y a des blocages au port et à l’aéroport»
La CMT célèbre cette année ses 30 ans. Flashback. En 1986. Avec 20 employés et un capital de Rs 300 000, vous louez l’étage d’une maison à St-Pierre et vous vous lancez. Aujourd’hui, l’entreprise compte 20 000 employés répartis dans trois pays. Ça, c’est un miracle.
C’est le fruit de l’effort d’une équipe. Mais le hasard n’est pas étranger à ce parcours réussi qui s’étale sur 30 ans. La naissance même de l’entreprise est presque accidentelle. Je ne connaissais rien au textile. C’est ma femme qui m’a initié à ce domaine. Moi, j’avais fait des études de gestion des ressources humaines et je travaillais au MCFI. J’avais beaucoup de temps libre.
Passionnée de couture, ma femme confectionnait ses propres vêtements et quelques pièces que je me chargeais de vendre. À partir de 1983, on pousse l’aventure plus loin. On achète des tissus à la rue La Corderie. Ma femme trace des patrons. On confie la confection à de petits ateliers. Je vendais ces vêtements durant les week-ends, écoulant 300 pièces par semaine. Alors, survient un tournant.
Ce sera, j’imagine, le tournant qui vous met sur la voie d’une trajectoire exceptionnelle qui fera de vous l’un des hommes les plus fortunés du pays.
Je récuse le terme fortuné. Je ne me classifie pas comme un homme riche. Un vrai entrepreneur ne se dit pas: je vais devenir riche. C’est sa passion qui le motive. Il va chaque jour un peu plus loin, porté par son enthousiasme.
Le déclic a été, en fait, un malheureux épisode. Un proche de la famille qui dirigeait une entreprise de pullovers me transmet une commande de 35 000 chemises polo pour une chaîne allemande. Jusque-là, je n’avais fait que bricoler quelques pièces pour le marché local. Si j’étais quelqu’un de rationnel, j’aurais refusé la commande. C’était trop hasardeux, trop risqué. Pourtant, cette commande, je l’accepte. Trois mois, jour et nuit, je parcours tout le pays, frappe à toutes les portes, rencontre des banquiers et des fournisseurs, visite tous les ateliers imaginables et, une nuit de décembre 1985, livre la commande comme prévu. Sauf que le commanditaire ne me paiera jamais.
Quelques mois plus tard, la CMT voit le jour...
Je suis en état de faillite, au fond du trou. Il y a des décisions graves à prendre. Je décide de me donner corps et âme à mon métier. Je démissionne de la MCFI et crée la CMT avec mon ami Louis Lai Fat Fur, expert-comptable. Je l’ai connu quand je cherchais une entreprise qui pouvait faire des boutonnières pour mes polo shirts. Il dirigeait une petite usine, la Sunshine T-shirt, à Quatre-Bornes.
J’ai alors 36 ans. Lui aussi. Dans l’adversité, la CMT prend naissance.
Tout est allé très vite par la suite.
On démarre avec 20 employés. On installe 20 machines dans un petit emplacement loué à St-Pierre. On obtient un prêt bancaire pour les dépenses courantes. On achète les tissus à crédit. Les premiers clients, ce sont les contacts de Louis Lai Fat Fur.
À quel moment sentez-vous le succès proche ?
Jusqu’aujourd’hui je ne peux dire que c’est un succès. On a une fondation solide certes, mais la tâche n’est pas terminée.
Avec notre petite unité, les commandes commencent à arriver à un rythme soutenu. Je décide d’agrandir l’entreprise. Rapidement, on achète un bâtiment à St-Pierre et on ouvre une deuxième usine. En 1987, on convertit le cinéma Sirsa, à Castel, en usine. Très vite, on s’installe à Montagne-Blanche également. Et finalement, on établit nos bureaux administratifs dans la zone industrielle de Phoenix.
En 88-89, les événements s’enchaînent. On crée une teinturerie à Phoenix. Mais on bute sur des soucis quand les gens viennent habiter dans la région de Valentina. Ainsi, en 1995, quand le gouvernement alloue des terrains à La Tour Koenig, on saisit l’opportunité. Nous devenons la première usine à nous délocaliser. Notre unité de La Tour Koenig sera un tremplin formidable pour un nouvel essor.
Une nouvelle phase qui vous conduit à vous délocaliser à l’étranger.
Nos premiers contacts avec Madagascar remontent à 1997. On n’avait pas assez de bras pour travailler à Maurice. On décide de produire tout ce qui est «bulk» à Madagascar. On construit notre propre bâtiment et on emploie 3 000 personnes. La crise de 2002 va tout remettre en question. Les produits restent bloqués à l’aéroport. Un client, GAP, a même dû affréter un avion pour prendre sa commande. J’ai retrouvé la facture sur mon bureau.
Alors, on arrête tout.
Jusqu’à tout récemment, les conditions n’étaient pas réunies pour un retour à Mada. Je m’y suis rendu il y a quelques semaines et j’ai constaté de visu le changement dans ce pays. Voilà pourquoi j’ai dit au président malgache que la CMT va redémarrer à Tana avec 2 500 employés.
Au Bangladesh, nous comptons actuellement 6 000 employés. Une fois que la construction de notre nouveau parc industriel sera achevée, dans un an, nous atteindrons un effectif total de 10 000. L’aventure a démarré il y a cinq ou six ans. Un client qui travaillait avec nous depuis dix ans décide un jour de ne pas placer de commande. Ce client, la chaîne ASDA, passait, bon an mal an, une commande de 3 millions à 5 millions de T-shirts. Et puis, tout d’un coup, rien. Ils vous disent que «Mauritius is no more competitive».
Et là vous paniquez ?
Non, on remplace par d’autres clients. Ce départ se répercute dans les comptes mais nous avons su garder notre équilibre financier. Au même moment, Kiabi, un distributeur français de textile, est parti parce qu’on ne pouvait pas produire au prix qu’il obtenait d’autres pays tels le Bangladesh, le Vietnam, ou l’Inde. La délocalisation s’imposait comme solution.
Outre la stabilité politique, quels sont les critères qui déterminent votre choix d’investir dans un pays étranger ?
J’ai besoin d’un cadre défini. Des règlements limpides. De la certitude. Vous savez, ce n’est pas sur un coup de tête que j’ai dit au ministre Soodhun, en décembre dernier, que je vais devoir délocaliser mes activités.
Restons en 2005, quand la CMT réalise le grand bond avec la filature de La Tour Koenig dans le sillage de l’AGOA. Avec l’intégration verticale, vous pensez profiter pleinement du marché américain. Le calcul a marché?
Pas tout à fait. Les États-Unis nous ont dit que nous devions créer notre propre filature pour accéder librement au marché américain. En cours de route, ils modifient la loi. Ils assouplissent les conditions et décident que ce n’est plus nécessaire pour les entreprises africaines de fabriquer leur propre fil.
Notre filature avait nécessité de grands moyens, un investissement qui s’élève à presque Rs 2,5 milliards. Créée initialement pour remplir les conditions de l’AGOA, la filature nous a finalement donné une autre dimension. Notre input commence désormais à partir de notre fil. Le client n’a plus besoin de nous demander de copier un modèle quelconque car nous lui proposons ce que nous créons comme matières. C’est un marché plus sophistiqué.
Vous faites référence ici aux clients prestigieux ?
Pas forcément. On ne vise pas Dior ou Prada, mais les enseignes qui s’inspirent des catwalk. C’est pour satisfaire cette clientèle que la filature nous a aidés. Vous savez, parfois les gens prennent les entrepreneurs pour des gens éclairés, de grands visionnaires, qui anticipent tout. En vérité, beaucoup d’initiatives sont prises sous la contrainte ou résultent de facteurs accidentels.
Il y a surtout la planification, de l’anticipation et la volonté de ne laisser aucune opportunité. Revenons à la menace de délocalisation que vous brandissiez en décembre dernier.
Aujourd’hui, nous produisons une gamme sophistiquée. Ce ne sont pas des machinistes qu’il nous faut mais des modistes, des tailleurs. Cela prend du temps pour convertir un machiniste en employé formé. Or, si Maurice refuse de renouveler le contrat de l’ouvrier formé, notre pays deviendra une école de formation pour le Bangladesh.
À la fin de novembre dernier, j’ai eu un choc. Le ministère demandait à des travailleurs formés de partir. J’étais à bout. J’alerte les dirigeants du pays. Le vice-Premier ministre et député de la circonscription, Showkutally Soodhun, me rencontre un dimanche après-midi. Lundi, un comité réunit quatre ministres et trois gros opérateurs. On nous promet que le problème sera réglé dans une semaine. Trois mois après, rien ne se passe.
J’écris à sir Anerood, qui était en Inde. Dès son arrivée, il me reçoit. Il parle peu. Il m’a seulement dit : «Monn lir ou let, pa trakasé, lé néséser pou fer.» Il l’a fait en quelques jours. Le problème est réglé à ma satisfaction. Un ouvrier étranger a désormais droit à deux contrats de quatre ans. Au-delà, il faut faire des demandes sur une base annuelle. Le ministère aura 15 jours pour répondre à une e-application. On se croirait à Singapour.
Il n’en reste pas moins que des blocages perdurent à d’autres niveaux.
Oui. Il y a des soucis concernant notre chaîne d’exportation. Il y a une évolution positive à la douane. Mais au port et à l’aéroport, il faut des services plus flexibles. Quand les autorités portuaires vous demandent de déposer les marchandises 48 heures avant l’arrivée d’un bateau, ou que l’aéroport vous dit qu’il n’accepte pas de livraison après 18 heures, ils agissent comme des freins.
Vous avez fait des représentations ?
La CHCL demande d’aller négocier avec la compagnie maritime. Celle-ci nous renvoie à la CHCL. On tourne en rond. La livraison des conteneurs pour l’exportation reste un casse-tête. Si vous n’êtes pas capable de respecter les délais, les clients se tournent vers la Turquie, en Europe.
Vous est-il arrivé de solliciter un stimulus package de l’État ?
Jamais je ne quémanderai de l’argent public. Une entreprise privée qui fait des profits ne paie pas des dividendes à l’État, alors pourquoi devrait-elle rechercher l’argent des contribuables quand elle est en difficulté? La CMT a la chance d’avoir Louis Lai Fat Fur, un très bon financier. Nos actionnaires réinvestissent une large part des profits générés. La CMT a des réserves de Rs 10 milliards. Nous finançons nos projets avec des fonds propres dans une large mesure. Pour la filature, on a eu recours à un emprunt de Rs 600 millions qui a déjà été remboursé.
Les remous politiques de ces dernières semaines vous inquiètent-ils ?
Non, il faut faire la distinction entre les entreprises qui travaillent pour le marché local et celles qui font de l’exportation comme nous. Elles sont affectées par l’indécision bien plus. Le secteur de la construction, par exemple, n’est pas insensible aux projets qui tardent à démarrer. Nous, on est loin du tumulte politique.
Un commentaire sur la productivité du travailleur mauricien ?
Je mets en cause ce désir de tout avoir gratuitement. Où est passé le goût de l’effort ? On attend trop de l’État. Il y a une limite à ce que l’État peut offrir gratuitement. Il faut du courage politique pour ramener tout le monde à la réalité.
Je suis également révolté par l’élitisme de notre système d’éducation. Quand le politicien vous dit qu’il veut un diplômé par famille, il ne tient pas compte du fait qu’un enfant ne se définit pas par ses aptitudes académiques. Il a d’autres talents. Ce qui se passe à l’université de Maurice est triste. Que voit-on dans le temple de l’enseignement : les passe-droits, les racontars, les coups bas. C’est cela notre société de demain?
Un article publié dans le magazine «Time» en 2007 écrit ceci : “If you were to create a model for Globalization Man, he’d look a lot like François Woo”. Beau compliment !
Au bureau, nous sommes tous des Mauriciens, imbus des valeurs universelles. C’est notre trademark. Tout se mesure par le mérite, pas à quoi tu ressembles, à ce que tu manges ou à ta proximité avec les puissants.
Dans dix ans comment voyez-vous la CMT ?
Nous sommes équipés pour faire face à l’avenir. Nous comptons 500 diplômés d’université et investissons jusqu’à Rs 300 millions par an pour rehausser le niveau des équipements. Dans dix ans, il y aura des opportunités extraordinaires pour les Mauriciens grâce à notre expansion à l’étranger. Expansion, pas délocalisation. Notre engagement, c’est de maintenir notre quartier général à Maurice. Dans dix ans, nous serons le leader mondial du jerseywear.
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