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Dr Yannick Bosquet-Ballah, Coordinatrice de la Semaine de la Francophonie, université de Maurice : «Le français traverse une longue crise orthographique»

28 mars 2016, 10:35

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Dr Yannick Bosquet-Ballah, Coordinatrice de la Semaine de la Francophonie, université de Maurice : «Le français traverse une longue crise orthographique»

Comment expliquer cet amour des Mauriciens pour le français et pour l’orthographe de cette langue ?
Nous avons célébré, l’année dernière, le tricentenaire de l’arrivée des Français à Maurice. L’héritage le plus important de cette présence est sans doute la langue française. La francophonie mauricienne est perçue, par les sociolinguistes, comme étant paradoxale, car on constate que malgré 150 années de colonisation britannique, le français a maintenu une place importante dans notre société. 

Toutefois, je ne suis pas sûre que l’on puisse exactement parler «d’amour des Mauriciens» vis-à-vis  du français et à plus forte raison de son orthographe.  Il y a effectivement des Mauriciens qui sont passionnés par le français, par la richesse de son lexique, par les complexités de son orthographe et de son étymologie. Pour d’autres, le français est perçu comme une belle langue, poétique et romantique, capable d’exprimer, grâce à son lexique, toute une palette d’émotions par exemple. Si les Mauriciens sont francophiles, certains peuvent en même temps être  francophobes, car le français est une langue qui ne se laisse pas facilement apprivoiser, en partie à cause de son orthographe qui est complexe pour des raisons étymologiques, historiques, voire idéologiques. 

Pour donner un petit exemple, il y a eu ce que l’on appelle «les latiniseurs ou les écumeurs du latin», qui, au XVIe siècle, ont rapproché l’orthographe de certains mots du français à celle du latin, par conviction idéologique (comme dans «doigt»,  «vingt», alors que le «g» n’est pas prononcé). Ces «complications orthographiques» ont eu pour effet de rendre moins cohérent le lien entre l’écrit et l’oral, et sont donc à la base de difficultés pour de nombreux locuteurs-scripteurs de la langue.  

Il faut aussi dire qu’à Maurice, il y a une pression normative très importante vis-à-vis du français. Si quelqu’un fait une faute en anglais, on le lui pardonnera assez facilement, mais en revanche, si la faute est faite en français, cela peut susciter de la moquerie. 

Cet attachement est aussi lié à la proximité entre le créole et le français, langue qui a donné son lexique à la première. Cette proximité a favorisé, et favorise toujours, la pratique du français à Maurice. Il faut enfin signaler que le français est également perçu à Maurice comme un symbole de promotion sociale. 

L’on peut résumer les choses en disant que beaucoup de Mauriciens ont une relation ambiguë avec le français. 

Partagez-vous le constat que les étudiants mauriciens écrivent de moins en moins bien le français ?
Le constat d’une «baisse» dans le niveau orthographique n’est pas limité à Maurice. En France, on a parlé de «crise orthographique». Les linguistes qui ont étudié l’histoire de l’orthographe ont démontré que le niveau a pris une courbe descendante depuis le début du siècle dernier. Mon opinion est que ces difficultés sont liées à l’orthographe du français et non nécessairement au niveau ou aux capacités des étudiants. 

L’orthographe française est rigide, fortement codifiée et même parfois incohérente. Nous avons, d’un côté, des pratiques linguistiques et scripturales qui sont fortement créatives et dynamiques – il suffit, pour s’en convaincre, de voir la créativité à l’œuvre dans langage SMS – et de l’autre, un système normatif qui est rigide et statique. 

Cet écart entre l’usage et la norme explique, en partie, ce constat d’une baisse du niveau de l’écrit. L’orthographe doit pouvoir s’adapter aux évolutions des locuteurs, car ce sont les locuteurs qui donnent vie à la langue. 

Evidemment, le niveau de français n’est pas lié uniquement à l’orthographe. Je pense qu’il y a un manque réel d’une culture de lecture auprès des jeunes. Avec l’outil informatique, on lit de façon rapide et sélective, en survolant un texte et identifiant les mots clés. Pour enrichir l’écrit, il est indispensable de lire.  

Alain Rey (NdlR, rédacteur en chef des publications des éditions Le Robert) parle du français comme d’une langue créole car le français est lui-même bâtard, issu du latin. Cette image s’applique t- elle dans le cas mauricien ?
Considérer le français comme un créole, c’est-à-dire en adoptant une définition large du créole en tant que système linguistique issu du métissage, je suis d’accord. Mais je n’irai pas jusqu’à dire qu’il s’agit d’un «bâtard». Ce mot implique une dévalorisation de l’objet qu’il désigne et, aux yeux d’un linguiste, toutes les langues se valent. 

Le français est effectivement issu du latin, mais, au cours de son histoire, a aussi été en contact avec d’autres langues telles que le germanique ou l’italien. Il s’agit d’une langue qui a connu du métissage. 

Dans le cas de Maurice, on entend souvent dire qu’on parle un français «potis» ou «bâtard» pour reprendre vos mots, car on y retrouve des colorations du créole. Il s’agit d’une vision idéologique qui voudrait que seul le français de France soit la référence et que les français qui se situent à sa périphérie n’aient pas la même valeur. 

Il est tout à fait normal qu’à Maurice, le français, qui est en contact avec le créole, mais aussi l’anglais, voire le bhojpuri, emprunte des éléments du lexique à ces langues. C’est ce que les linguistes appellent des particularités linguistiques. Il s’agit d’une richesse que d’autres territoires francophones, comme la Suisse ou le Québec ont su valoriser, en publiant, par exemple, des dictionnaires des particularités de leur français régional. Il nous appartient d’assumer pleinement notre pratique du français et notre français régional. Personnellement, je trouve que «robot» au lieu de «feux de signalisation» et tellement plus imaginatif...

L’essor de la Francophonie est nécessaire pour œuvrer vers une mondialisation humaniste...
La Francophonie est avant tout un regroupement de locuteurs dans leurs diversités, qui ont en commun l’usage du français. Une langue n’est rien sans ses locuteurs. La philosophie de la Francophonie est celle du respect de la diversité et du partage, donc oui, j’adhère au point de vue que la Francophonie prône une mondialisation plus humaniste...

A l’opposé d’une mondialisation basée sur les échanges commerciaux et la quête du profit, que peut nous apporter, aujourd’hui, la francophonie ? 
Je pense qu’il s’agit déjà d’une réponse à la mondialisation à l’américaine, une sorte «d’altermondialisation» si vous voulez, où les valeurs de diversité et de partage de la différence sont mises en avant. La prise en charge de la  thématique du plurilinguisme afin de mieux appréhender les réalités locales que vit le français témoigne d’une vision mondialisée et à la fois particularisée, centrée sur l’humain. La Francophonie est, pour moi, une occasion de s’ouvrir à l’autre.

On observe dans les conférences sur la francophonie l’absence d’une vision d’avenir commune – qui articulerait de manière intégrée les enjeux politiques, culturels et linguistiques. Partagez-vous ce point de vue ?
C’est en tant que linguiste que je réponds à votre question. Je ne suis pas sûre de la nécessité d’une vision d’avenir commune en matière d’enjeux linguistiques. Cela impliquerait de gommer les différences, qui sont justement valorisées au sein de la francophonie linguistique. Elle impliquerait également l’existence d’un «centre» à partir duquel se positionneraient des périphéries. 

Or, comment déterminer ce centre ? La France car le français y est historiquement issu ? L’Afrique, car c’est le continent francophone le plus dynamique ? Et que faire de la francophonie indiaocéanique et des particularités linguistiques et culturelles des territoires qui la composent ? 

Il faudrait réfléchir l’avenir de la Francophonie en termes de polynucléarité, avec la création de pôles multiples qui se positionneraient en fonction de leurs spécificités.