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Emmanuel Richon, conservateur du Blue Penny Museum: «Brown-Séquard, ce génie oublié»

22 mai 2016, 15:00

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Emmanuel Richon, conservateur du Blue Penny Museum: «Brown-Séquard, ce génie oublié»

 

Le «Mauricien le plus célèbre» au monde est un inconnu des siens. C’est le point de départ du livre d’Emmanuel Richon, consacré à Charles-Edouard Brown-Séquard (1817-1894). Parce qu’il se trouve qu’avant de laisser son nom à un hôpital, l’insaisissable docteur a été «l’un des plus grands savants» de son siècle.

Vous venez de passer un an et demi «avec» le mystérieux docteur Brown-Séquard, comment sort-on de cette expérience ?

Grandi et plus Mauricien que jamais ! Je suis un immigré heureux, d’autres n’ont pas eu la même chance que moi (NdlR, d’origine française, il vit à Maurice depuis vingt ans).

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à cet homme ?

Déjà, en général, je m’intéresse à ce qui n’intéresse pas les autres – j’ai fait une biographie de Jeanne Duval, la compagne de Baudelaire. Brown-Séquard est un génie ignoré des Mauriciens. Le dernier ouvrage le concernant publié ici date de 1928, et encore, il s’agit d’une biographie assez sommaire. Quand les gens le citent, c’est toujours en termes péjoratif – «to bizin al Brown-Séquard» – alors qu’ils ignorent tout du génie de cet homme. Ce livre est donc né d’une volonté de le réhabiliter. À  l’origine, je suis restaurateur de tableaux, c’est mon métier. L’image de Brown-Séquard était salement écornée, il fallait la restaurer.

Qu’avait-il de génial, ce «génie» ?

Il a été un immense scientifique. Ce n’est pas pour rien qu’il est considéré comme le maître fondateur de la neurologie moderne et de l’endocrinologie (NdlR, la branche de la médecine qui étudie les hormones sécrétées par les glandes). Cet homme a inventé deux disciplines à lui tout seul, ce qui est probablement unique dans l’histoire de la médecine ! Ses découvertes sur le cerveau et les hormones ont été un progrès majeur. Pour moi, Brown-Séquard est l’un de trois plus grands savants du XIXe siècle, avec Darwin et Pasteur. Tous les trois se connaissaient bien. Darwin le cite plusieurs fois dans son oeuvre et Pasteur était son ami. Au lendemain de sa mort, il a parlé d’une perte irremplaçable.

D’où ce titre, «Le Mauricien le plus célèbre» ?

Brown-Séquard a côtoyé l’intelligentsia scientifique et littéraire de son temps. Il a enseigné à Harvard et au Collège de France. Il a contribué à la science, influencé la littérature. Il a donné son nom à des rues à Paris, à Nice, à Londres, aux États-Unis. Quel autre Mauricien jouit d’une telle notoriété? Il a même laissé son nom à un syndrome que des millions d’étudiants en médecine, aujourd’hui encore, continuent d’apprendre (NdlR, le «syndrome de Brown Séquard», caractérisé par une perte du sens du toucher et de l’équilibre d’un côté du corps).

La reconnaissance de la communauté médicale a pourtant été tardive…

Comme pour d’autres scientifiques avant lui… Il en a souffert. Toute sa vie, il a été frustré de ne pas obtenir les moyens de ses recherches. D’où ses très nombreux voyages. On le verra s’installer dans un pays, s’y faire connaître par des conférences, des expériences, des publications. Puis, l’université du pays ne lui offrant pas le poste auquel il aspire, il fait ses bagages et traverse un océan pour tenter sa chance ailleurs. Son itinéraire de vie est marqué par d’incessants zigzags entre la France, les États-Unis, l’Angleterre et Maurice. On raconte qu’il a passé en tout six années de navigation sur les grands voiliers de son temps, ce qui est plausible vu la durée des voyages à l’époque !

Durant cette carrière nomade, vous écrivez qu’il a été victime de sa couleur de peau…

Contrairement à une idée répandue, Brown-Séquard n’était pas blanc mais métis, il avait une grand-mère d’origine indienne. En 1855, la chaire de physiologie de l’université de Richmond lui est confiée. Il débarque en Virginie, en plein fief esclavagiste, mais il est aussitôt contraint de repartir en raison de son teint mat et de ses prises de position anti-esclavagistes.

Le brillant chercheur a aussi un côté savant fou. Quel regard portez-vous sur ses expériences bien curieuses (voir ci-contre) ?

On se dira que c’est un savant fou si l’on ne fait pas l’effort de contextualiser. Brown-Séquard vit à une époque où aucune hormone n’a encore été isolée, le mot même n’existe pas. Intuitivement, il a deviné leur existence. Quand il s’injecte des broyats testiculaires de chiens, je comprends que ça puisse choquer, mais il ne faut replacer ses recherches dans le contexte de l’époque, ne pas juger avec nos yeux d’aujourd’hui. Sinon, effectivement, on se dit : «Non mais attends, ce type est dingue !»

Ne l’était-il pas au moins un peu ?

Je ne crois pas. Remettons les choses en contexte : les groupes sanguins ne sont même pas connus ! Brown-Séquard, qui s’intéresse à la lutte contre le vieillissement, constate qu’une insuffisance des «sécrétions internes» des glandes – puisqu’on ne les appelait pas encore hormones – survient avec l’âge. Son questionnement est le suivant : que faire lorsqu’une personne ne produit plus une substance, ou en quantité trop faible ? Il se dit il n’y a qu’à aller la chercher chez un animal. Aujourd’hui, on fabrique des hormones de manière synthétique, mais à l’époque les animaux étaient la seule source possible.

Brown-Séquard décide alors d’être son propre cobaye…

C’est courageux ! Pour vérifier ses théories, il s’injecte quotidiennement un extrait testiculaire animal :l’hormonothérapie est née. Les extraits testiculaires d’animaux vont bientôt laisser place à des sécrétions isolées et purifiées, les hormones. L’objectif de Brown-Séquard est d’induire, non pas un rajeunissement, mais un prolongement de l’espérance de vie, une réduction des effets de la sénilité. Les résultats obtenus lui vaudront une réputation mondiale et la suspicion de ses confrères, qui n’y verront qu’un effet placebo. Ça a pu jouer, effectivement. Reste qu’au même moment, Murray, un médecin anglais, a l’idée de traiter l’insuffisance thyroïdienne de ses patients en leur injectant des extraits de thyroïde de mouton. Exactement le même principe que Brown-Séquard. Sauf que Murrray, lui, a été encensé...

Vous en concluez quoi ?

La célébrité de Brown-Séquard est venue avec un corollaire : la jalousie. On lui a prêté des expérimentations dont on peut douter qu’elles aient jamais été réalisées. Sur les greffes interanimales, je suis sceptique, cela n’a pas vraiment été étayé. Des racontars ont pu circuler de livre en livre.

Il est avéré qu’il utilisait son propre corps comme sujet d’expérimentation. On ne peut pas s’empêcher de penser au personnage du Dr Jekll…

Mais il est le Dr Jekyll ! À Londres, Robert Louis Stevenson (NdlR, le futur auteur de L’Etrange cas du Docteur Jekyll et M. Hyde) et Brown-Séquard étaient voisins. Le personnage du Dr Jekyll est directement inspiré du savant mauricien, la veuve de Stevenson l’a raconté dans un livre. Il faut dire que Brown-Séquard ne passait pas inaperçu : quand vous avez à domicile 300 cobayes, ça fait du bruit, ça sent mauvais… Après le livre, il y a eu le film. Qui sait aujourd’hui que Spencer Tracy, dans l’un des plus grands films du cinéma américain, incarne un Mauricien ?

Stevenson, dites-vous, ne fut pas le seul à s’en inspirer…

Effectivement, par-delà ses recherches dans le domaine de la médecine, Brown- Séquard a inspiré un nombre considérable d’oeuvres littéraires. C’est une facette assez méconnue. De même que peu de gens savent à quel point il se sentait Mauricien (NdlR, il est né à Port-Louis d’un père américain et d’une mère française, et a vécu dans l’île jusqu’à ses 18 ans).

C’est-à-dire ?

En France et en Angleterre, il s’entourait systématiquement de Mauriciens. Quand il revient dans l’île en 1854, pas de chance, une épidémie de choléra sévit. Au lieu de se protéger, Brown-Séquard prend tous les risques en allant au-devant des malades. Les journaux de l’époque relatent que deux personnes étaient en première ligne, le père Laval et Brown-Séquard. Le cyclone de 1892 est un autre exemple de son attachement à son île natale. On compte 3 000 morts, c’est l’apocalypse. Aussitôt informé – le télégraphe vient d’être inventé – Brown-Séquard entame une série de conférences pour récolter des fonds, et il envoie l’argent aux sinistrés.

S’il vivait aujourd’hui, y a-t-il une chose que vous auriez aimé lui demander ?

À lui ? Si je l’avais en face de moi ?

Oui.

Je ne dirais rien, je serai trop ému. Je crois que j’en pleurerais.

***

Le livre d’Emmanuel Richon, «Charles-Edouard Brown-Séquard, le Mauricien le plus célèbre», sera disponible à partir de demain au Blue Penny Museum. Une soirée de lancement de cet ouvrage se déroulera le jeudi 26 mai, à 18 heures, à l’Institut Français de Maurice, Rose-Hill.
Le livre d’Emmanuel Richon, «Charles-Edouard Brown-Séquard, le Mauricien le plus célèbre», sera disponible à partir de demain au Blue Penny Museum. Une soirée de lancement de cet ouvrage se déroulera le jeudi 26 mai, à 18 heures, à l’Institut Français de Maurice, Rose-Hill.

 

Au labo des horreurs

Caricature parue dans la presse anglaise, montrant Brown-Séquard (à g.) avec une aiguille et son «élixir de jouvence» à base de testicules d’animaux.
Caricature parue dans la presse anglaise, montrant Brown-Séquard (à g.) avec une aiguille et son «élixir de jouvence» à base de testicules d’animaux.

 

Les testicules de l’éternité

C’est lorsque sa carrière est en grande partie derrière lui que Brown-Séquard entreprend d’analyser le rôle des hormones mâles pour freiner le vieillissement. Lui-même est âgé de 72 ans, ses forces et sa capacité de travail déclinent, il est l’heure d’un traitement revigorant. Et le voilà qu’il s’injecte sous la peau, un jour de 1889, une macération de testicules d’animaux. Le but : étudier les effets chez l’homme. Chiens, béliers, lapins et cochons d’Inde y laissent la vie et leurs organes reproducteurs. Pour la bonne cause : après 15 jours d’injections, le chercheur ragaillardi explique aux membres de la Société de Biologie de Paris qu’il vit une seconde jeunesse. Ses ampoules «miraculeuses» font rapidement fureur. Les commandes arrivent de tous les continents. En cette fin de siècle, il ne fait pas bon être chien ou lapin

Bouchée d’excréments

Brown-Séquard n’a jamais hésité à pratiquer des expériences médicales sur sa propre personne. En 1854, lors d’un séjour à Maurice, il mange les excréments d’un malade atteint de choléra. Son but est de démontrer les effets d’un prétendu remède. Retrouvé inanimé, il est sauvé in extremis. Visiblement pas rassasié, il avalera une autre fois des morceaux d’éponge, puis se forcera à les vomir pour étudier le suc gastrique.

Monstres et compagnie

Asticoté qu’il était par le concept de survie tissulaire, Brown-Séquard s’est intéressé aux greffes d’organes. Durant un séjour à Maurice, le chercheur se serait constitué une hallucinante collection de monstres produits par des greffes interanimales : des chiens à deux têtes, des coqs surmontés d’une queue de chat et autres cauchemars à poils et à plumes.          

Du billot au billard

C’est sans doute sa plus effroyable expérience. Un jour, le savant récupère la tête d’un collègue fraîchement guillotiné pour le meurtre de sa femme. Il lui transfuse son propre sang. Puis des aiguilles enfoncées dans le cerveau sont mises en contact avec une pile électrique, tandis qu’un assistant place une bougie allumée près de l’oeil du décapité. Sa paupière se relève un instant, ses muscles faciaux se crispent. Brown-Séquard va conclure à la persistance d’une activité cérébrale après la mort clinique.

***

Sources : «La thérapeutique du docteur Brown-Séquard», Annales d’Endocrinologie, Vol. 71, 2010 ; «Note on the effects produced on man by subcutaneous injections of a liquid obtained from the testis of animals», Lancet, 1889.