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Livres: des mots pour panser et repenser nos maux

5 juin 2016, 12:52

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Livres: des mots pour panser et repenser nos maux

«Je n’écris pas pour changer le monde, j’écris parce que je dois écrire. C’est tout. Je suis comme un enfant qui joue au foot avec passion et à qui vous demanderiez s’il a l’intention de changer le monde en tapant dans la balle: non, il joue parce que ce jeu est le seul moyen qu’il a trouvé pour exister. Si par la suite, il devient un immense champion et que cela fait changer certaines choses dans le monde, c’est une autre affaire», confiait Orhan Pamuk, lauréat du prix Nobel de littérature 2006, dans un entretien. À chaque fois qu’on l’interroge sur la raison pour laquelle il écrit, il donne une réponse différente, souvent teintée d’humour: «J’écris parce j’aime ça, pas pour changer le monde, mais si j’arrive à impacter sur quelque chose, tant mieux...»

Que l’on parle de romans, de biographies, d’autobiographies, d’essais, de livres pratiques, ceux qui écrivent ne l’avouent pas toujours, mais dans leur imaginaire, ils veulent laisser des traces, des empreintes, des récits de vie. Le livre de Touria Prayag sur les Provisional Charges, lancé le vendredi 3 juin à Moka, et celui de Fernand Mandarin, sur un impossible Retour aux Chagos, qui sera présenté sous peu, s’inscrivent dans une démarche similaire: des écrits qui restent au-delà du temps, afin que la mémoire ne s’efface pas, même si les hommes et les femmes, eux, doivent disparaître,demain ou après-demain.

Aller plus loin que le journalisme ?

Des éditorialistes, comme Touria Prayag, qui s’exprime dans les colonnes de Weekly et sur lexpress.mu, se laissent souvent tenter par le test du «long». Car la durée de vie d’un article est souvent trop brève. Naît alors ce désir d’aller plus loin, de s’arrêter, de réfléchir plus longuement.

L’écriture sert alors à mémoriser : le malheur des autres, ceux-là qui ont été derrière les barreaux d’une cellule policière, alors qu’ils n’avaient pas encore été jugés par la justice, à l’image des sœurs Rawat, Manou Bheenick, Hassenjee et Farihah Ruhomally, ou encore Ish Sookhun, notre collègue à La Sentinelle. «If I have made their stories vivid for you in this book, I will have achieved my aim. If the book causes ripples in the arenas of law and of politics, I invite you to join me in congratulating those who accepted to be part of it. It is a book by them, for them and for you to help them obtain the justice they yearn for...» explique Touria Prayag, dès les premières lignes.

L’écrivain Jules Renard a laissé dans son journal intime un aphorisme célèbre: «Écrire, c’est une façon de parler sans être interrompu.» L’écriture est, en effet, monologique: pas d’interlocuteur, pas d’interruption, pas de question et pas de réponse. Il faut donc tout faire soi-même, sans être sûr du résultat, un peu comme Touria Prayag l’a fait, en écrivant ce livre de son propre chef, bouleversée qu’elle était par les récits de ces citoyens qui, du jour au lendemain, voient leur quotidien basculer en enfer. Son écriture, poignante et percutante comme ses éditoriaux, demeure un atout certain et donne corps et âme aux témoignages bouleversants...

Une critique qu’on devrait, néanmoins, faire au livre de Touria Prayag, c’est par rapport au choix (prérogative de l’auteure) des récits et des personnes dans son ouvrage. Ce choix pourrait donner à croire qu’elle a un parti pris contre le présent régime, ou encore qu’elle donne surtout la parole à ceux qui sont déjà puissants et qui ont des avocats tapageurs. Par exemple, on regrette le fait de ne pas entendre les calvaires d’un Marcelin Azie ou d’un Arnaud Boodram entre les mains des policiers zélés, qui veulent apporter des résultats. C’est peut-être un réflexe de journaliste: car le journalisme, c’est surtout la voix des sans voix, pas la caisse de résonance de ceux qui ont déjà eu une voix puissante, et qui n’hésitent pas une seconde à traîner nos journalistes devant les tribunaux…

Mais au-delà des personnes et de leurs petitesses ou de leurs ego surdimensionnés, il y a, avant tout, des idées – et celles-là sont bien plus importantes que les personnes elles-mêmes. La Sentinelle s’est associé au livre de Touria Prayag car son sujet relève, selon nous, d’un problème de société bien réel, maintes fois dénoncé dans nos colonnes: l’iniquité du système des Provisional Charges: «One day, it may touch our lives or the life of one of our loved ones.The authorities are here dealing with citizens’ well-being, reputation, dignity and pride...»

Empreintes dans le sable ?

À chaque vague, les traces de pas sur la plage s’effacent. Mais, comme dit le proverbe, les écrits restent, et peuvent – et sont même destinés en général – à être lus par des générations futures. C’est pourquoi écrire, c’est s’engager, c’est produire des énoncés qu’à un certain moment, il faudra bien montrer. Emmanuel Richon, qui prête gracieusement sa plume à Ton Fernand, le dit clairement : «Ce livre qui se veut, somme toute, fort modeste, ne vise en fait qu’à présenter et affirmer une culture originale et authentique dont notre part d’humanité, de quelque origine que nous soyons, peut être particulièrement fière. C`’est en nous replongeant dans l’avant-crime que nous pourrons mieux comprendre l’ampleur de l’inhumanité de l’excision…»

Me Hervé Lassemillante, fidèle avocat de Fernand Mandarin et de son groupe, se lamente et s’emporte: «Bientôt 50 ans que cette exaction a eu lieu, bientôt 50 ans que des Chagossiens meurent ici ou ailleurs, sans avoir pu revoir leur lieu de naissance, sans pouvoir être enterrés à côté des leurs, sans peut-être même avoir pu sortir du traumatisme de la déportation…»

Fernand Mandarin (à g.) et Olivier Bancoult. Une centaine de Chagossiens avaient embarqué pour un bref voyage sur leurs îles en 2006.

Le récit simple et nostalgique de Fernand Mandarin, enfant, a su tirer parti de cet art qui impose la sobriété du dit. Ici, le récit narratif aime se perdre en chemin, entre les îles et les vagues, entre les décrets britanniques et les promesses politiciennes de chez nous. Le livre est une forme épurée, nerveuse. Pour avancer ainsi sobrement et sans filet sur le fil des mots, sur la corde raide d’un récit en creux, en coraux et en silences, sur des sables disparus. «On nous dit que le retour serait viable ou non, mais c’est au peuple chagossien seul de décider de son retour éventuel (...) Pour ma part, ma valise a toujours été prête, depuis 1966, je ne suis que sur le départ...» nous confie Fernand Mandarin.

Dans la préface de cet ouvrage, sans prétention, mais qui constitue un devoir de mémoire, Philippe A. Forget, Executive Chairman du groupe La Sentinelle, s’interroge: «Par quelle hypocrisie, en effet, est-il encore possible qu’en 2016, il soit considéré normal de demander aux Britanniques de décider de leur place… en Europe (Brexit), mais que l’on refuse aux Chagossiens de décider de la leur… aux Chagos ?»

Autant de mots pour souligner nos maux, même si on n’arrive pas à les panser…