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Eric Triton: «Je ferais bien taire quelques ministres»

19 juin 2016, 15:40

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Eric Triton: «Je ferais bien taire quelques ministres»

Il rentre de voyage, lance un album et prépare son mariage: trois bonnes raisons de faire parler Eric Triton. Ce qu’on ne savait pas, c’est qu’il y en avait d’autres. Rencontre avec un bluesman secrètement heureux.

Auteur, compositeur, interprète, multiinstrumentiste autodidacte, bluesman dans l’âme, humaniste aquatico-barjot, piètre pêcheur mais grand windsurfeur: ça vous va comme présentation?

(Rire) C’est loin cette époque, la planche à voile, le water-polo, la plongée. Aujourd’hui je pêche, j’ai un bateau. Dès que je peux, je largue les amarres, je m’éloigne de la côte et je suis tranquille pour composer.

Pourquoi avoir quitté le navire-amiral Universal ?

Je rêvais de signer avec un grand label, j’en suis revenu. J’ai vu comment fonctionne l’industrie de la musique, comment les goûts sont formatés. Aujourd’hui, je ne vends plus de disques en magasin, seulement en concert, c’est une façon de rester proche du public.

Vos textes sont construits autour de messages forts et rassembleurs. Être chanteur, c’est quelque chose de militant, de politique?

Je ne prends pas position politiquement, je me vois plus comme un messager. La musique est une arme redoutable pour protester, dénoncer, sensibiliser, guérir parfois. Et cette arme ne tue pas.

Mais la politique, ça vous intéresse?

La politique ne m’intéresse pas, elle m’inquiète. Il y a des jours où je ferais bien taire quelques ministres. Les partis ont le même discours, les mêmes objectifs, ils veulent tous le bien des gens, ils sont d’accord sur tout sauf sur une chose: travailler ensemble. Je rêve d’entendre un jour: «Unissons nos talents, mettons les meilleurs à chaque poste et faisons de ce pays ce qu’il devrait être: un paradis.» On est l’île Maurice, on est tout petit. Si l’on fait cet effort, on deviendra des géants, un exemple pour le monde.

L’idéalisme, c’est votre baume ?

On a tous besoin d’un idéal, non ? C’est une forme d’espérance. Sans espérance, j’ai mal à la tête.

 

«J’ai arrêté de boire depuis longtemps. Pas de tabac non plus. Un joint quand je peux.»

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<p><strong>Vous votez ?</strong></p>

Ça m’est arrivé une fois.

Si vous étiez invité au Parlement, vous iriez?

Oui… et si on me donne la parole, c’est encore mieux.

Parler pour dire quoi ?

Prenez soin de nous, les Mauriciens; ne faites pas les choses en fonction des touristes et des investisseurs; laissez-moi vous aider à créer des emplois. Ce ne sont pas des centaines mais des milliers d’emplois que l’on pourrait faire naître dans le domaine de l’art et de la culture. Au lieu de ça, les lieux de concert ferment les uns après les autres (résigné). Pour chanter une heure, il faut plus d’autorisations que pour bloquer une rue pendant trois jours, pour un mariage. Ce n’est pas politiquement correct de dire ça, je sais, mais c’est la vérité.

Berlinfluence, votre nouvel album, aborde justement la question des tabous. Quels sont ceux qui vous agacent le plus?

Le clientélisme politico-religieux. Si les religions ont autant de succès à Maurice, c’est parce qu’elles permettent de contrôler la population, avec tout le clientélisme que cela implique. À Bambous-Virieux, où j’ai mon bateau, il y avait une parcelle de terrain idéale pour aménager un jardin d’enfants. Au lieu de ça, ils ont construit un temple et les gamins n’ont plus le droit de jouer. Ils se font gueuler dessus toute la journée. C’est aussi ça, le clientélisme politico-religieux.

Et le tabou des drogues?

Toutes les drogues sont dangereuses mais celles qui tuent le plus, l’alcool et la cigarette, sont en vente libre. Tout le monde sait que ces produits sont mortels, mais pas le ministre de la Santé. Je ne dis pas qu’il faut les interdire mais qu’on arrête de nous prendre pour des imbéciles: le gandia n’est pas un problème de santé publique, l’alcool et le tabac, si.

Alcool, tabac, gandia: quelle est votre addiction?

J’ai arrêté de boire depuis longtemps. Pas de tabac non plus. Un joint quand je peux.

Cela fait plus de 30 ans que vous chantez Linité, vous pensez qu’elle reste à faire?

Je vois la Nation mauricienne comme un puzzle inachevé. Les pièces s’emboîtent petit à petit, je reste optimiste. Notre quotidien se noie sous les informations de ce qui nous divise, sous les constats de nos désunions. Au point de faire parfois oublier l’autre versant, plus puissant, celui de nos attachements, de nos solidarités.

Ce qui unit les Mauriciens est plus fort que ce qui les divise?

Beaucoup plus fort.

En parlant d’union, il paraît que vous vous mariez…

Oui, au mois d’août. C’est bien beau de chanter Linité mais à un moment il faut la faire! (éclat de rire)

«Je me vois comme un messager», disiez-vous. Quel est le message?

Il est tout simple : soyons bons et les temps seront meilleurs. Bon avec soi, bon avec les autres. Ça peut paraître naïf mais c’est la chose la plus difficile qui soit.

Ça sonne un peu comme un prêche…

J’ai longtemps cru que je serai pasteur, j’avais la foi, j’étais dans la prière. Vers l’âge de 15 ans, je me suis confié à un prêtre, je lui ai dit: «Dieu me parle.» Il m’a répondu par une phrase que je n’oublierai jamais: «Dieu ne peut pas te parler à toi.» Depuis ce jour-là, j’ai mis l’Église de côté, j’ai ouvert les yeux.

Et vous avez vu quoi ?

D’insupportables mensonges. Aimons-nous les uns les autres, c’est joli. Mais ça n’a pas empêché mes ancêtres d’être fouettés jusqu’à l’os, amputés, pendus. Après l’abolition, on leur a dit quoi? «Tu es un pêcheur, va demander pardon dimanche.» Ah… Il faut s’excuser, maintenant?

Quand quelqu’un frappe à ma porte pour me dire Dieu, ceci, Dieu cela, je demande toujours: «Dieu a vécu il y a 2 000 ans. Tes ancêtres, eux, étaient là il y a deux siècles, connais-tu au moins leurs noms?» Personne ne sait, les gens ont oublié leur propre histoire. Le plus dingue, c’est que ça n’a pas l’air de les déranger. Moi je le vis mal, comme une petite mort. J’ai besoin de savoir où et comment mon histoire a commencé. J’ai cherché, cherché… C’est compliqué.

Qu’est-ce qui est compliqué?

Les chemins s’entremêlent. J’ai une grand-mère typée chinoise, une autre typée indienne. Mes deux grands-pères ont des traits africains… et moi je suis  Mauricien! (Son visage s’illumine). Maintenant, c’est à nous d’écrire la suite. On vit dans un pays tout neuf qui peut être extraordinaire si l’on assume ce que l’on est. Cette espèce de complexe d’infériorité vis-à-vis des étrangers, il faut en sortir: soyons fiers d’être ce que nous  sommes, Mauriciens!

Cette fierté se décrète-t-elle? N’est-ce pas plutôt un long cheminement?

Est-on seulement sur la bonne  route ? L’autre jour, j’ai revu Amistad, le film de Spielberg (NdlR, qui dénonce les horreurs de l’esclavage). J’ai demandé autour de moi, dans la famille: «Vous connaissez Amistad? – Non, c’est  qui? – Et Titanic, vous avez vu? – Ah ouiii, au moins dix fois!» Les livres, on ne les a pas lus. Les films, on ne les a pas vus. On a un foutu problème.

Vous n’êtes pas si nombreux à chanter les problèmes des Mauriciens…

La musique change, elle se contente de divertir, elle parle au corps plus qu’à l’esprit. Si le but est de faire danser les gens, qu’ils s’éclatent le temps d’un concert, ça ne m’intéresse pas. La fête, la fête, toujours la fête… Je n’ai rien contre mais la musique a tellement plus à donner. Pour l’apprentissage des langues à l’école, par exemple. Moi, c’est comme ça que j’ai appris.

Quand est-ce que la musique est devenue importante dans votre vie?

Quand elle m’a remis sur ma route. J’étais mal parti, je buvais. La musique m’a éloigné de l’alcool, j’y ai trouvé un plaisir supérieur. L’autre déclic a été ma rencontre avec Jacques Higelin (NdlR, un chanteur français). C’est lui qui m’a conseillé de quitter Maurice, d’aller à la découverte du monde pour m’enrichir. Je l’ai écouté, je suis parti à La Réunion, puis en France, quinze années en tout. Quand je suis rentré, j’avais de nouveaux yeux.

Qu’est-ce qui est insupportable à ces yeux-là?

Tellement de choses… Le manque de courtoisie. Je crois que c’est un mot que l’on n’a pas encore expliqué à tout le monde. Le combat que l’on perd contre la misère. Je suis né en 1966 à cité Père Laval, j’y ai grandi. C’était une autre île, plus âpre. On n’avait pas d’eau à la maison, pas d’électricité. Depuis, j’ai fait du chemin, tout va bien, mais un truc me fout le blues: cinquante ans plus tard, dans l’île Maurice moderne, des gens souffrent plus que j’ai souffert.

Vous avez grandi avec cinq frères et sœurs. Votre père était chauffeur de maître à Médine et votre mère couturière. De quoi parlait-on le soir chez les Triton?

(Direct) On ne parlait pas. C’était sévère, austère. Aujourd’hui, je ne retiens que le bon. Cette éducation m’a permis d’aller m’asseoir dans un coin avec un livre, faire travailler mon imagination. C’est précieux, l’imagination. Quand t’es dans la merde, t’as besoin de deux choses: la volonté d’en sortir et la créativité pour y parvenir. La misère t’oblige à être inventif.

Y avait-il une guitare à la maison ?

Oui, mais mon père la cachait! Il avait peur que je devienne musicien (rire), il trouvait que ce n’était pas un métier, il me voyait mécanicien chez Médine. Je me cachais pour jouer. J’empruntais la guitare d’un copain et j’allais gratter dans les cannes. Je me prenais pour Tom Sawyer (rire), il incarnait ma définition de la liberté.

Quel est votre premier souvenir de musique?

(Direct) Louis Amstrong. Je devais avoir 4 ou 5 ans, je me suis approché du poste de radio, j’avais l’impression qu’il me parlait, que je connaissais cette personne, cette voix. J’étais comme envoûté.

Un album est souvent l’aboutissement d’une histoire. Quelle est celle de Berlinfluence?

L’histoire d’un voyage entre musiciens. A Maurice, on ne trouve pas le temps d’être ensemble, de répéter, en voyage tout est plus facile. Comme si le fait de s’éloigner de l’île nous rapprochait.

Le disque a été préparé en Hongrie, enregistré en Allemagne, masterisé en Belgique. Vous êtes sponsorisé par l’UEFA?

(Rire) J’aime le mélange, le mouvement, ça crée des interactions intéressantes. On a invité un trompettiste tchèque, un pianiste français, mais au final, l’album reste très mauricien, tout en créole. J’ai cette langue en moi, je la fais connaître, voyager. Pour faire passer un message, il faut susciter de l’émotion. Je cherche à provoquer l’émotion par les mots. La musique arrive en soutien.

Pour les puristes, un bon bluesman est un bluesman mort. Comment voyez-vous la vôtre?

Une guitare à la main.