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Etienne Klein :«L’énergie est gratuite et ça ne va pas durer»

4 juillet 2016, 09:43

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Etienne Klein :«L’énergie est gratuite et ça ne va pas durer»

C’est une sommité scientifique qui le dit. Académicien, physicien, philosophe au look de rockeur, Etienne Klein était de passage à Maurice cette semaine pour une série de conférences. Il décortique ici les questions d’énergie, notre façon d’en parler, de les penser. Ce qu’on en retient : nous n’avions rien compris du tout.  

 

«Un physicien moderne étudie la physique quantique les lundis, mercredis et vendredis. Il médite sur la théorie de la relativité gravitationnelle les mardis, jeudis et samedis. Le dimanche, il prie pour que quelqu’un trouve la corrélation entre les deux.» Norbert Wiener (1) a-t-il tout dit de votre vie ?

C’est une blague mais elle a du sens. Wiener a voulu montrer que la physique s’appuie sur deux piliers contradictoires, la relativité générale et la physique quantique. On n’arrive pas à les mettre dans le même cadre théorique. Et donc, les physiciens ont un peu une vie de schizophrène.  

C’est votre cas ?

Plus maintenant. Il y a mille façons d’être physicien, vous savez. Mon sujet au quotidien est d’essayer de comprendre ce que diraient les équations de la physique si elles pouvaient parler. Or elles ne parlent pas du tout. Et je pense qu’une partie de mon travail de chercheur consiste à faire cette traduction, à montrer ce que les équations disent du réel.

Le réel, c’est aussi la «transition énergétique» que vous interrogez, comme physicien et philosophe. Ce débat, nous l’avons aussi à Maurice et des discours aux actes le chemin est sinueux. Pourquoi avons-nous tant de mal à changer nos comportements ?

Une partie de la difficulté vient du fait que nous développons toute sorte de stratagèmes pour ne pas croire ce que nous savons. Un exemple en a été donné avec la COP 21 : tout le monde à signé l’accord mais personne ne s’est engagé à quoi que ce soit. La conscience collective, bien que largement convaincue de la nécessité d’inventer de nouveaux comportements en matière d’usage de l’énergie, est à la fois paralysée et irrésolue.  Comme si nous étions tétanisés par l’ampleur de la transition à opérer. On se dit que les efforts sont si énormes qu’ils sont peut-être impossibles. Et l’on se retrouve dans la situation décrite par Hegel sous le terme de « conscience malheureuse » : nous avons à la fois conscience du problème et conscience de la difficulté à le résoudre. C’est ce qui nous frustre et nous rend malheureux.

Un autre élément de réponse, dites-vous, est que notre façon de parler de l’énergie ne nous permet pas de comprendre de ce qu’elle est.

Illustration toute simple : parler de « production d’énergie » ou de « consommation d’énergie » n’a aucun sens. Personne n’en a jamais produit ni consommé, c’est impossible !

Il faut expliquer, là…

Sans vouloir être trop technique, la seule chose que vous pouvez faire est de prendre de l’énergie sous une forme pour la convertir sous une autre forme. Transformer l’énergie du pétrole en énergie électrique, par exemple. Mais au final vous n’en avez pas produit du tout, l’énergie présente à la fin du processus est exactement la même qu’au début. Certains discours violent les lois physiques. Et si l’on dit mal les choses, on risque de mal les penser. La nature, elle, ne se laissera pas duper par nos jeux de langage.

Vous proposez donc un outil pour mieux comprendre ce que représente l’énergie : la notion d’«esclave énergétique».

Bien évidemment, il n’est pas question de faire une quelconque promotion de l’esclavage. L’idée est de prendre comme référentiel le corps humain, qui consomme pour son métabolisme une puissance de 100 watts - soit, pour une journée complète, une énergie de 2,4 kilowatts-heure (kWh). Chacun peut ainsi calculer sa « consommation d’énergie » pour se déplacer, s’alimenter, faire marcher la climatisation, regarder le foot à la télé, etc., puis diviser le résultat obtenu par l’énergie d’un corps humain. Le résultat correspondra au nombre d’esclaves énergétiques fictifs - ce sont en fait des machines - qui ont travaillé pour nous au cours de la journée. Pour un Bangladeshi, ce chiffre est estimé à vingt ; il est de quatre cents pour un Américain moyen. Cette donnée varie évidemment d’un individu à l’autre mais peut donner lieu à de petits calculs très instructifs.

Exemple…

Prenons une ampoule de 40 W. Allumée toute une journée, c’est un demi esclave qui travaille pour vous. Si maintenant vous effectuez un trajet de 50 kilomètres avec une voiture consommant 8,5 litres aux 100 km, vous mobilisez 17 esclaves énergétiques. Cela permet de disposer d’une image plus concrète de ce que représente l’énergie.

L’île Maurice est de plus en plus dépendante des sources d’énergie fossiles (84 % de nos besoins en 2015). Cela signifie-t-il que nous mobilisons de plus en plus d’esclaves énergétiques ?

Certainement. Le problème n’est pas mauricien mais mondial. Nos sociétés, pour entretenir leur système de production et de consommation, doivent disposer de plus en plus d’énergie, de plus en plus rapidement. C’est ce que j’appelle la « servitude énergétique ». L’énergie fossile est en quelque sorte le combustible de la croissance. Or ce modèle se heurte à deux contraintes majeures : le combustible se raréfie et il dérègle le climat. Et donc, la question c’est : que va t-il se passer ? Eh bien je pense que les coûts de l’énergie vont considérablement augmenter. Parce que jusqu’à maintenant, l’énergie était gratuite, ou presque. Combien coûte 1 kWh à Maurice ?

Le tarif moyen est de l’ordre de Rs 6.

Bien. Sachant qu’un kWh représente à peu près l’énergie apportée par un repas, Rs 6 le kWh électrique, c’est quasiment  gratuit. Combien coûte un litre de carburant?

Un peu moins de Rs 30 le litre diesel…

Je suppose que c’est moins cher qu’un litre de bière acheté au supermarché.

Vous supposez bien.

Le pétrole est pourtant de l’énergie fossile, non renouvelable, c’est donc de l’énergie « cadeau ». Dès lors, on l’a utilisée comme si elle était infinie, inépuisable, ce qui a induit les comportements qu’on connaît. Ce qui est intéressant, c’est de se demander jusqu’à quand la gratuité. Je pense que ça ne va pas durer, l’économie va réagir. Elle va considérer que l’énergie est un bien coûteux et que l’on doit payer son kérosène quand on voyage. Les vacances à Maurice à quelques centaines d’euros le billet, ça ne durera pas très longtemps.

L’économie serait donc une histoire de joules, plus que de dollars ?

Bien sûr. Pour fabriquer des produits, il faut des transformations qui réclament de l’énergie, c’est aussi simple que ça. On peut d’ailleurs se demander si les économistes, qui ont l’habitude de travailler avec deux variables - le capital et le travail - ne devraient pas en intégrer une troisième, l’énergie. Sans son apport, capital et travail sont impotents, inertes.

Si la valeur énergie est infiniment sous-estimée, une question se pose : que se passera-t-il lorsqu’elle ne le sera plus ?

La mondialisation sera menacée. Le trajet moyen d’un yaourt aux fruits, c’est 3500 km. L’étiquette est fabriquée là-bas, les letchis sont récupérés ici, or tout cela n’est possible qu’à partir du moment où nous ne payons pas les transports à leur juste prix en termes énergétiques. Le jour où l’on paiera, le pot de yaourt sera fabriqué sur place. Le problème, c’est que si vous augmentez le coût de l’énergie, vous foutez en l’air l’économie mondiale. C’est là qu’il y a une servitude : notre économie, pour fonctionner, réclame de l’énergie très bon marché. Multipliez par dix le prix de l’essence à Maurice et  voyez ce qui se passe : c’est un autre pays.

Maintenant qu’on a dit ça, concrètement, on fait quoi ?

Premièrement, n’attendons pas la fin des énergies fossile - quand il n’y en aura plus ou quand l’extraction coûtera trop cher - pour apprendre à vivre sans elles. Deuxièmement, posons les questions qui dérangent. Prendre un avion jusqu’à l’île Maurice pour une semaine de vacances, en payant si peu de kérosène, est-ce absolument indispensable pour ceux qui montent dans les avions et pour ceux qui les accueillent ?

Pour l’économie mauricienne, oui, c’est vital !

Je suis bien d’accord, et c’est pour cela que ce n’est pas simple. Nous avons acquis des habitudes et devoir y renoncer serait terrible. C’est ça, la conscience malheureuse.

 

Tout cela n’est guère réjouissant…

Ne vous inquiétez pas, tout finira par s’arranger… même mal ! (rire).

 

Parlons un peu de vous. Pourquoi êtes-vous devenu physicien ? 

Parce qu’un beau jour, à 20 ans, j’ai découvert le monde caché des particules et des antiparticules. Ça a été une révélation. D’un coup, j’ai voulu tout comprendre.

 

Racontez ce beau jour…

C’était à la fin des années 1970, j’étais étudiant dans une école d’ingénieur. J’ai fait un stage au Cern, près de Genève, là où se trouve le plus grand accélérateur de particules. J’ai découvert un monde souterrain peuplé de gens passionnants et un peu bizarre aussi. Très vite, j’ai su que c’était ma voie. Ça s’est peut-être joué dans l’ascenseur (rire).

Dans l’ascenseur ?

Le premier jour du stage, à l’heure de quitter le tunnel, je me retrouve dans l’ascenseur plein comme un œuf. Un physicien à l’embonpoint généreux se faufile de justesse et fait retentir l’alarme de surcharge. Tout le monde le dévisage, forcément. N’importe qui serait sorti, pas lui. Il est resté là et s’est exclamé : « When I say ‘yes’, then press ! ». Puis il a sauté en l’air en s’écriant « Yes ! ». Quelqu’un a appuyé sur le bouton et l’ascenseur est parti...

Joli ruse…

Et là je me suis dit : les physiciens ne sont pas constitués d’un bois ordinaire. Ils aiment jouer avec les lois qui gouvernent la matière et le mouvement des corps.

Et accessoirement avec leurs chaussettes.

Qu’est-ce qu’elles ont mes chaussettes ?

Elles sont joyeusement colorées et habilement assorti à votre montre. Vous faites ça tout le temps ?

Non, juste à l’île Maurice (rire).

 

***

(1) : Mathématicien américain, père de la cybernétique (1894-1964).