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Dr Agnès Cadet-Taïrou: «Les effets du cannabis de synthèse sont imprévisibles»

17 juillet 2016, 11:10

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Dr Agnès Cadet-Taïrou: «Les effets du cannabis de synthèse sont imprévisibles»

Les uns s’en alarment, d’autres pas. D’accord, mais de quoi parle-t-on exactement avec les nouvelles drogues de synthèse? Pour dépassionner et dépolitiser le débat, la parole est donnée à une experte étrangère. Médecin-chercheuse, Agnès Cadet-Taïrou est responsable du pôle nouvelles drogues à l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies. Synthèse des savoirs.

Posons le décor. C’est quoi, l’Observatoire des drogues et de la toxicomanie?
C’est un organisme public qui réunit des chercheurs. Notre rôle est de collecter, produire et analyser des données épidémiologiques sur les drogues, l’alcool et le tabac. Depuis sa création, en 1993, l’Observatoire est devenu l’institution française de référence sur les questions de drogue: que ce soit sur le cannabis, les drogues de synthèse ou les stimulants comme la cocaïne. Nous menons des enquêtes régulières pour savoir qui consomme quoi et comment, quels sont les dommages sanitaires et sociaux, comment évoluent les marchés. L’idée, c’est d’observer pour mieux comprendre.

Quel est votre rôle ?
Je suis responsable du pôle Tendances récentes et nouvelles drogues (TREND), qui anime un réseau de veille sur les phénomènes émergents ou en évolution.

Depuis quand avez-vous affaire au phénomène des nouvelles drogues de synthèse (NDS)?
Depuis une petite dizaine d’années. À chaque génération interviennent des phénomènes culturels. Il y a eu la génération de l’héroïne dans les années 1980. Puis celle, festive, autour des musiques électroniques et de l’ecstasy, dans les années 1990. Cette culture s’est diffusée au cours des années 2000, où la consommation s’est diluée dans une population plus large. Les nouveaux produits de synthèse sont apparus aux alentours de 2008.

Que désignent précisément ces produits?
Un éventail très hétérogène de substances. Leur point commun est d’imiter les effets de différents produits illicites: ecstasy, amphétamines, cocaïne, cannabis, etc. Leur composition chimique est proche des drogues classiques, sans être tout à fait identique. Ces légères différences leur permettent d’échapper, un temps, à la réglementation sur les stupéfiants.

En modifiant une composante de la formule de base, on sort de la définition juridique?
C’est ça. Beaucoup de ces nouvelles drogues ne sont pas répertoriées comme illégales, et quand elles le sont, d’autres produits arrivent sur le marché. En Europe, deux nouvelles substances sont détectées chaque semaine. La plupart sont disponibles sur Internet, et donc facilement accessibles. Elles sont ensuite expédiées par voie postale. Certaines sont vendues sous des noms de formules chimiques, d’autres ont des appellations discrètes et trompeuses, comme «Bath Salt». Ces cinq dernières années, 380 nouvelles substances ont été identifiées sur le territoire européen. En tout, 560 sont désormais surveillées.

Quels sont les plus répandus?
On retrouve en majorité des cannabinoïdes synthétiques et des cathinones de synthèse (la cathinone est une substance naturelle aux effets stimulants. Elle est contenue dans le khat, un arbuste africain, NdlR).

Que contient le cannabis de synthèse?
Il ne contient pas de cannabis mais produit des effets similaires lorsqu’il est fumé. Les cannabinoïdes de synthèse agissent sur les mêmes récepteurs que le THC (le tétrahydrocannabinol, principe actif du cannabis, NdlR). Ces produits ont été développés au cours des quarante dernières années dans le domaine de la recherche médicale, essentiellement en vue du traitement de la douleur. Pas moins de 160 cannabinoïdes de synthèse (dont 24 variétés nouvelles identifiées rien qu’en 2015, NdlR) sont en circulation en Europe. Ils sont généralement vendus sous forme de poudre ou pulvérisés sur des plantes, pour imiter l’aspect du cannabis.

Quels sont les effets de ce cannabis bis?
Les effets sont imprévisibles car très variés: ça va de la simple relaxation au déclenchement de graves troubles psychologiques. Les cannabinoïdes synthétiques peuvent être infiniment plus puissants que le cannabis végétal, cela dépend du produit et de sa concentration au cours du dosage. Le problème, c’est qu’on ne sait pas toujours ce qui a été pulvérisé ni comment peser une poudre au dixième de gramme près.

A l’île Maurice, 40% des usagers de NDS admis en hôpital psychiatrique sont mineurs. Les jeunes sont-ils plus exposés?
Je ne suis pas en mesure de répondre sur la situation de l’île Maurice. En Europe, effectivement, les jeunes sont plus exposés car ils sont moins conscients des risques et n’ont aucune connaissance sur la manière de les limiter. Ce manque d’expérience peut faire des dégâts. Un exemple: si vous ignorez qu’un produit ne fait effet qu’au bout d’une heure, vous risquez d’en reprendre plusieurs fois dans l’intervalle.

Quels sont les risques, très concrètement?
À l’heure actuelle, ils sont largement méconnus. Les premières études datent de 2012 à peine, on n’a pas de recul comme sur le LSD ou la cocaïne. L’usager est son propre cobaye, il s’expose à des risques qui peuvent aller d’effets indésirables bénins au décès. On sait que certaines molécules ont un pouvoir très addictif et amènent les consommateurs à multiplier les prises. En un an et demi, 34 alertes sanitaires ont été lancées par les autorités européennes. Cela donne une idée de l’ampleur du phénomène.

Peut-on craindre l’apparition d’une nouvelle génération de jeunes addicts, que l’on n’arrivera pas forcément à soigner puisqu’ils consomment des produits inconnus des autorités sanitaires?
Le produit est rarement le seul responsable de l’addiction, d’autres facteurs entrent en jeu. L’addiction est une «rencontre», à un moment donné, entre une personne et un produit disponible, dans un environnement particulier. La personne peut avoir des prédispositions génétiques ou, plus souvent, des vulnérabilités d’ordre psychologique, social, familial. C’est la conjonction de tout cela qui crée l’addiction. Et puis, sa prise en charge est globale, elle ne dépend pas du produit, excepté pour l’héroïne.

Sait-on où ces drogues sont fabriquées et quel est leur parcours avant d’arriver chez le consommateur?
La plupart des NDS connues en Europe sont produites par l’industrie chimique avant d’être importées de Chine et, dans une moindre mesure, de l’Inde. Les substances arrivent dans des laboratoires où elles sont conditionnées, puis envoyées chez les clients. D’une manière générale, le marché des NDS est dominé par des entrepreneurs opportunistes qui ne relèvent pas forcément des filières de la criminalité organisée.

Comment ces produits sont-ils dissimulés aux services postaux?
Ils ne sont pas réellement dissimulés, ils sont envoyés comme n’importe quel autre colis léger, parfois même dans des paquets très voyants. Il arrive que des douaniers repèrent le colis d’un magasin en ligne, mais le packaging peut changer et les commandes proviennent rarement du pays où le site est hébergé.

Quand on fait ses courses chez le dealer on peut se faire arrêter, c’est plus facile d’aller sur le web. C’est ce qui explique l’essor des NDS?
Effectivement, la plupart des clients achètent en ligne, que ce soit sur le web ordinaire ou sur les réseaux invisibles, type deep web ou darknet (des espaces non référencés par les moteurs de recherche, NdlR). Globalement, on distingue deux types de marché: celui des consommateurs expérimentés et celui du grand public. Les premiers ont une connaissance des produits, ils savent relier des effets à des noms de molécules, ils en connaissent les dosages. Ces sites-là ont une présentation sobre, les produits sont vendus sans effort particulier de marketing. Souvent, ils sont présentés comme destinés à la recherche, d’où leur appellation «RC», pour Research Chemicals.

Et le marché «grand public»?
Il regroupe davantage de sites au design plus attractif. Les produits sont vendus sous des formes connues – comprimé ou herbe – et dans des emballages très graphiques. Ces présentations suggèrent que le consommateur n’a pas à s’inquiéter des compositions et des dosages, que le producteur s’en est occupé. Le plus souvent, il n’y a aucune mention des principes actifs, les vendeurs préfèrent insister sur les effets des substances.

Ces drogues sont réputées moins chères. Est-ce réellement le cas?
Pour donner un ordre d’idée, sur Internet, les NDS sont proposés entre 8 et 20 euros le gramme (de Rs 300 et Rs 800, NdlR), selon les sites. Les «prix de rue», en France, sont trois fois plus élevés. Avec les drogues classiques, l’argent peut servir de garde-fou, surtout auprès des jeunes. Là, ces substances sont accessibles et pas chères.

Quelles sont les expériences qui marchent en matière de lutte?
Certainement la prévention, même si prouver son efficacité est parfois difficile. Ce qui paraît le plus efficace, pour le moment, ce sont les programmes de réduction des risques. Cela passe par la diffusion d’informations auprès de ceux qui désirent continuer à consommer, pour leur apprendre à moins se mettre en danger.