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Cédric De Spéville : «Léguer une entreprise à quelqu’un de la maison n’est qu’une option…»

16 octobre 2016, 12:00

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Cédric De Spéville : «Léguer une entreprise à quelqu’un de la maison n’est qu’une option…»

Cédric de Spéville, 36 ans, est le CEO du groupe Food & Allied, qui célèbre, lui, ses 50 ans ce mois-ci. Il nous parle de son parcours, de son intégration à la tête de son groupe de 4 000 employés qui brasse un chiffre d’affaires de Rs 15 milliards, de la question d’héritage dans une entreprise privée, de l’importance de l’éducation supérieure et de la recherche, ainsi que du projet d’un nouvel aquarium à Port-Louis, de Trump et de Clinton, bref de sa vision du monde…

Dites-nous qui vous êtes brièvement et décrivez-nous votre parcours.

 J’ai 36 ans, je suis Mauricien. J’ai fait mes études secondaires au Lycée Labourdonnais avant d’atterrir à Paris et à Londres pour des études en économie et finances. J’ai bossé dans la capitale française pendant un an et demi avant de rentrer à Maurice en 2003, où j’ai pris de l’emploi au sein du groupe Food & Allied. En 2006, j’ai choisi de reprendre mes études : direction New York pour un MBA. Après, je suis rentré définitivement en 2007 pour me joindre au groupe, où j’ai gravi tout doucement les échelons avant de devenir Chief Executive Officer (CEO) en janvier 2013…

De quoi êtes-vous le plus fier à ce jour ?

 Je suis assez fier, enfin fier n’est peut-être pas le mot que j’aurais choisi, mais je suis assez content d’avoir réussi mon intégration au sein du groupe parce que j’estime qu’avec les anciennes et nouvelles équipes que j’ai emmenées, il y a une symbiose qui fonctionne ; j’ai également été la cheville ouvrière en ce qui concerne certains projets. Il y a des dossiers simples, mais importants pour moi, comme la reprise de l’hôtel Hennessy à Ébène, qui est, aujourd’hui quand même, un fleuron de l’industrie de l’hôtellerie d’affaires à Maurice. Et il fonctionne bien. Il y a aussi notre incursion dans le monde de l’éducation avec la reprise du Charles Telfair Institute (CTI), il y a environ 2 ans. Ça aussi, c’est une reprise qui fonctionne très bien et dont je suis fier.

Qu’est-ce qui vous a laissé sur votre faim ou déçu le plus jusqu’ici ?

 (Hésitations) Il n’est pas évident de répondre à cette question puisque je suis quelqu’un de très positif, qui avance. Et là, au moment où vous me la posez, je n’ai pas de réponse !

Qu’à cela ne tienne ! Le groupe Food & Allied est doté d’un héritage fort, avec quelque 4000 employés, Rs 15 milliards de chiffre d’affaires, une culture d’entreprise énergique et la vision d’un homme-pionnier, votre père, Michel de Spéville. Quels sentiments vous inspirent ces 50 années de développement soutenu ?

Le premier mot qui me vient à l’esprit, c’est une grande humilité. Parce que j’ai été témoin, tout de même, d’une bonne partie des débuts – pas tous parce que je n’étais même pas né à l’époque ! Mais quand on voit le parcours réalisé par Food & Allied, c’est vraiment l’histoire d’un homme et d’une équipe. Parce qu’il n’était pas seul, cet homme, qui a toujours cru dans le pays et qui a toujours bossé avec passion pour convaincre et faire avancer…

Est-il compliqué de suivre un homme comme votre père ?

C’est une question qui revient tout le temps. Et j’avoue que je ne me suis pas posé cette question moi-même, puisque papa et moi avons toujours été proches sur plusieurs plans, familial aussi, bien évidemment. À l’époque, famille et entreprise étaient étroitement mêlées et j’ai donc eu la chance de voir évoluer les choses dans les années 80, d’être témoin des nouveaux projets et de partager surtout avec les équipes d’alors, composées entre autres de Pierre Yves Pougnet, Jacques Enouf ou Noel Eynaud, avec qui j’ai noué des liens forts. Donc, non, je n’ai pas l’impression de suivre, j’ai l’impression de continuer et on a nos différences évidemment, mais ça, c’est normal.

Si toute entreprise dans laquelle on s’intègre est un héritage, que pense le jeune CEO que vous êtes de l’avenir de ce groupe ? Quelles sont vos orientations à vous, vos pistes de réflexion, vos choix d’avenir et comment souhaitez-vous les concrétiser ?

Je crois que si vous plongez dans l’histoire du groupe, il y a eu, à mon sens, trois grandes phases – toujours en lien avec les besoins du pays. Dans les années 70-80, il y avait les besoins un peu primaires d’une économie qui se développait, axée sur le fait d’avoir de la nourriture en quantité et en qualité suffisante. Dans les années 90, il y a eu le début de la diversification, période lors de laquelle on pense que l’on a apporté du neuf avec l’hôtellerie d’affaires – qui est un nouveau secteur – le fret, la logistique, etc. Depuis 2000-2010 et les années qui ont suivi, nous avons apporté autre chose. Les nouveaux besoins du pays sont maintenant liés à la manière de développer le plus les esprits. Je vous parlais de CTI tout à l’heure et donc de la création d’un savoir local, d’une vraie valeur ajoutée mauricienne à travers, notamment, la recherche et le développement.

La passation de pouvoir est d’actualité en ce moment. Le CEO d’une entreprise privée est responsable vis-à-vis d’un conseil d’administration, qui est lui-même redevable envers ses actionnaires. Il doit des comptes sur la performance de l’entreprise. L’entreprise privée est bien évidemment libre de ses décisions, de ses choix stratégiques et engage pour cela les ressources de son bilan et emploie ceux qu’elle perçoit comme étant les meilleurs talents pour atteindre ses buts. Peut-on postuler qu’une entreprise privée doit toujours être laissée en héritage à quelqu’un de la maison ou est-ce que cela ne devrait être qu’une option parmi d’autres ?

Je pense clairement que cela ne devrait être qu’une option parmi les autres puisque laisser en héritage, comme vous le dites, une entreprise à quelqu’un d’incompétent, qui n’est pas motivé ou qui n’a pas envie de faire ça, ce serait une catastrophe ! Et pas seulement pour les propriétaires de l’entreprise, mais aussi pour tout le tissu social et économique qui gravite autour. Je ne crois donc pas que c’est une obligation, ce n’est vraiment qu’une option.

Votre groupe opère dans un environnement stratégique, qui est celui de notre pays. Quand vous regardez le parcours des 50 dernières années, diriez-vous que cela aurait pu être pire, que Maurice s’est très bien débrouillé ou qu’au contraire, nous avons raté trop d’occasions ?

Ah ! Je crois que cela aurait pu être bien pire et je pense que l’on a su faire les bons choix, aux bons moments, pour mettre Maurice sur la carte du développement. Enfin… sur une trajectoire de développement qui nous a menés là où nous sommes aujourd’hui. Personnellement, je suis quelqu’un qu’on ne satisfait pas facilement, qui demande toujours plus et je crois qu’il y a beaucoup de choses à faire, beaucoup de choses à améliorer et je suis assez inquiet quand je vois la baisse de compétitivité du pays, la productivité qui est en berne, etc. Il y a vraiment des dossiers importants que l’on doit déverrouiller pour faire en sorte que l’on puisse repartir à 5-6 % de croissance par an. On mérite ça !

Il n’y a donc pas eu d’occasions ratées, selon vous, au cours de ces 50 dernières années ?

Occasions ratées ? Non, euh…

Passons à autre chose. Après l’épizootie de fièvre aphteuse, celle de la salmonelle, l’enquête de «l’express» en janvier 2016 sur les taux de pesticides que contiennent nos légumes, les références épisodiques aux hormones et aux antibiotiques dans l’élevage, la demande grandissante du consommateur – qui peut se le permettre – pour du bio, ne peut-on pas dire que le client sera de plus en plus exigeant à l’avenir ? Comment votre groupe compte-t-il lui donner satisfaction ?

Les quelques exemples que vous avez cités remettent au cœur même du débat la question de la biosécurité. Au sein de Food & Allied, depuis les premiers jours, tout ce qui se rapporte à cela – soit la qualité au niveau des élevages, celle du produit final pour le consommateur – a été au centre de tout ce que l’on fait. Donc, on se sent totalement prêt, non seulement aujourd’hui, pour répondre à ces attentes, et on le fait déjà, mais nous irons aussi un peu plus loin pour répondre à des attentes encore plus élaborées – que l’on retrouve avec le bio, par exemple. On s’équipe. Je pense que ce sont des attentes légitimes des consommateurs et ça va vers le mieux et donc, on répond présent.

Un groupe comme le vôtre, qui réalise encore 50 % de son chiffre d’affaires grâce à l’agro-industrie, s’est sûrement posé quelques questions ayant trait à la planète. Les activités liées à l’agriculture produisent plus de gaz à effet de serre que tous les moyens de transport du globe réunis. Nous étions un milliard en 1900, nous sommes 7 milliards aujourd’hui, nous serons 10 milliards dans 50 ans. On veut manger plus sain, on ne veut pas d’OGM, moins industriel plus bio. Comment réconcilier tout ça ? Est-ce que ça va coûter plus cher ?

C’est vrai que l’équation ne paraît pas simple et je ne prétends certainement pas avoir toutes les réponses à ces grandes questions. Mais je pense tout de même que les progrès technologiques, d’une part et les changements au niveau des habitudes alimentaires, d’autre part, nous permettront de trouver un équilibre. Croisons les doigts, je suis quelqu’un de positif !

Revenons-en au CTI, dont vous vous occupez personnellement. Quel y est votre défi principal ?

 Quand on a repris le CTI, c’était d’abord pour donner une nouvelle impulsion à cette université créée par Odylle et Éric Charoux avec beaucoup de brio. Mais mon rêve à moi, c’était de pouvoir franchir un nouveau palier de développement pour le pays et il fallait, pour cela, pouvoir créer de la vraie connaissance au niveau local.

Bien, maintenant, une question difficile ! Pour l’avenir du monde : Trump ou Clinton ? Le Pen, Hollande, Juppé ou Sarkozy ? Theresa May ou Corbyn ?

Trump ou Clinton, je réponds sans hésitation Clinton, même si c’est sans passion profonde pour la personne. Mais le langage agressif, condescendant de Trump, qui divise, est une catastrophe. Et le spectacle qui est donné au monde en ce moment, notamment à travers les débats, mon dieu, ça ne vole pas très haut… Je suis triste, parfois, quand on parle de la France parce qu’il y a pas mal de déficit de leadership et de capacité à faire bouger les choses. Je sais que la France est un pays difficilement gouvernable de par son histoire et son tempérament – ce qui fait aussi son charme, il est vrai – mais il faut un leadership plus fort et il n’y a rien de très excitant à l’horizon. Quant à l’Angleterre, je suis moins la politique de ce pays, mais je suis assez impressionné par la pertinence de Theresa May.

Un dernier mot… peut-être sur le projet d’aquarium à Port-Louis ?

Il s’agit d’un projet qui m’excite beaucoup parce qu’effectivement, il s’insère dans une nouvelle phase de développement du pays, basée sur trois besoins : i) les loisirs, c’est-à- dire offrir aux Mauriciens et aux touristes un lieu où ils pourront aller en famille, passer du bon temps, découvrir du nouveau ; ii) une soif d’éducation. On a 2 millions de km2 de surface océanique et peu de Mauriciens connaissent vraiment ce qui s’y passe, les dangers, les problèmes, l’écologie etc. ; iii) la recherche et la création de savoirs locaux pertinents d’autant qu’un aquarium permet de tisser des liens forts avec des instituts de recherche et de mettre Maurice sur la carte du monde en tant que destination «top».

Je me permets d’espérer, moi, que l’on sera plus respectueux vis-à-vis de notre lagon, de faire machine arrière et de retrouver un peu de ce que l’on a perdu…

 Ce sont là nos objectifs aussi !