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Nathacha Appanah: «Je n’ai pas écrit un livre politique…»

4 juillet 2017, 00:30

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 Nathacha Appanah: «Je n’ai pas écrit un livre politique…»

«Tropique de la violence» vient de recevoir la médaille d’argent du prix Anna de Noailles de l’Académie française. Le roman était en lice pour les principaux prix littéraires en France. Il est reparti avec le prix Femina des lycéens. Gardez-vous un sentiment d’inachevé par rapport à cette saison littéraire ?

Inachevé ? Pas du tout. Pourquoi ce serait inachevé ?

Quand un roman a été autant sélectionné, qu’il y a eu le buzz autour et que vous repartiriez avec le prix des lycéens…
 
Je ne crois pas qu’il y ait eu un buzz autour de Tropique de la violence. Il y a eu un accueil très favorable. Le prix Anna de Noailles est son neuvième prix. Tropique de la violence a reçu neuf prix littéraires. Je ne peux qu’être contente de ce chemin parcouru. C’est un livre qui a été très remarqué à la rentrée littéraire. C’est une chose d’être remarqué quand on est publié, c’en est une autre chose de ne pas être un feu de paille. J’ai l’impression que Tropique de la violence n’est pas un feu de paille. J’ai encore des choses prévues autour de ce livre-là. J’ai été assez sollicitée depuis sa sortie, j’ai fait pas mal de festivals, de salons.

Mayotte et le sort des Comoriens est revenu dans l’actualité depuis une boutade du président français. Vous lui avez écrit, mais vous dites que vous ne voulez pas faire de politique. (NdlR, chronique de Nathacha Appanah dans «La Croix» : «Si vous vous étiez arrêté Monsieur Macron devant le cimetière des kwassas-kwassas…») 

J’ai pris un autre angle.

Vous avez pris position. 

Non, pas position, j’ai pris un autre angle. En réalité, sa maladresse a fait en sorte que le plafond de verre a été fissuré. 

Vous êtes de ceux qui pensent que la boutade d’Emmanuel Macron était une maladresse et non un discours pensé ? 

Je crois que c’est une maladresse, une sorte de blague d’entre soi.

Est-ce possible pour un auteur d’aborder un sujet politique sans en faire ? 

Pour moi, ce n’est pas un sujet politique. C’est un sujet qui occupe la politique française, mais pour moi, c’est un sujet social. Je pense que Mayotte est une île-laboratoire, pour cette chose qui occupe le monde entier, qui est la transhumance humaine. Je n’aime pas utiliser le mot «migrant» parce qu’il n’y a plus de préfixe à migrant. Ils ne sont plus des émigrants, ils ne sont plus des immigrants, ils ne sont plus que des migrants, c’est très étrange.

C’est une part d’humanité qu’on leur enlève ? 

On ne sait plus comment les appeler. On est surpris par cela. Mayotte fait partie de cette problématique mondiale. Je n’ai pas écrit un livre politique, sauf à imaginer que la politique, c’est la vie des non-puissants.

Êtes-vous dans le débat politique malgré vous ? 

Je crois que j’ai donné à voir un peu de Mayotte. Il y a d’autres choses à voir, à écrire, à penser dessus. Ce n’est pas tout Mayotte, Tropique de la violence.

Vous avez écrit ce roman après avoir séjourné à Mayotte. L’auteur écrit-il sur ce qu’il a vu, ce qu’il a vécu ? 

Pas du tout. Quand je vivais à Mayotte, je travaillais sur tout à fait autre chose. Je me souviens, j’avais beaucoup d’amis qui me disaient : «Tu verras, un jour tu écriras sur Mayotte.» Et moi, je disais : «Non, cela n’arrivera pas.» Je me méfie des sujets, quand on voit quelque chose et qu’on se dit : «Tiens, ça, c’est un sujet de roman.» Je me méfie de ça, parce que ce n’est pas comme cela que les choses marchent malheureusement. 

Mes romans viennent de chemins de traverse. C’était un projet assez différent en réalité. La chose qui m’avait très marquée à Mayotte, c’était le nombre d’enfants dans la rue. Surtout, je me disais qu’une femme en mal d’enfants à Mayotte, ce serait terrible. J’ai commencé une histoire comme ça. Cette histoire de Marie, qui est une infirmière, qui est en mal d’enfants et qui se trouve à Mayotte. Après, avec des mois de travail, cela a donné autre chose.

C’est consciemment que vous avez choisi de faire parler des morts ?

J’ai fait un deuxième séjour à Mayotte. C’était en 2015. J’avais déjà écrit cette version de l’histoire de cette infirmière. J’avais le sentiment très présent qu’il me manquait quelque chose. Je ne savais pas quoi. Je tenais le sujet mais que je narrivais jamais à être au coeur. Quand je suis arrivée à Mayotte, j’ai rencontré des infirmiers, des pompiers. Cela a été un voyage passionnant, humanisant… 

Vraiment, je pourrais faire une liste d’adjectifs et rien ne serait vraiment ce que je voudrais dire. Ce premier jour, j’étais tellement marquée par la présence de ceux qui sont invisibles parce qu’à Mayotte, en réalité, il y a ceux qui sont recensés par l’État français et il y a tous ceux qui vivent dans l’ombre. Il y a ces invisibles-là, ces fantômes-là. Il y a tous les gens qui ont essayé cette traversée mais qui sont morts. On dit qu’en fiction on peut faire parler les morts, c’était l’occasion.

Donc, faire parler les morts est arrivé dans un deuxième temps ? 

«À Mayotte, en réalité, il y a ceux qui sont recensés par l’État français et il y a tous ceux qui vivent dans l’ombre.»

En réalité, dans mon esprit, la voix particulière de Marie est une voix sans mensonges, une voix extrêmement détachée, qui ne se souvient que des ratés, de ses actes manqués, de ses grands bonheurs et de cette grande tristesse. Cette voix-là n’était possible, en tout cas pour moi, que si elle parlait d’un lieu non identifiable, d’un autre temps que celui de cette actualité brûlante, de cette mutation permanente. Elle est dans un autre temps plutôt que dans un autre lieu.

Était-ce aussi une manière de traiter de la violence ? 

Je ne voulais pas du tout donner un aspect de l’ordre du déjà-vu, de l’anecdote, du cliché à la violence, de la misère. C’est pour cela que le personnage de Bruce est très important. Il est celui qui personnifie le plus cette violence-là. Il personnifie aussi le passé de Mayotte, car il raconte son enfance, ses défaillances. Je me suis dit que ce serait le personnage qui le ferait mieux que moi. Marie, par exemple, est très violente avec les autres à un moment de sa vie. Elle est très amère, aigrie… Elle devient cette personne extrêmement vindicative. Et c’est une violence personnelle. 

Je ne crois pas que la violence à Mayotte soit spécifique. Nous vivons dans un monde qui est gorgé de violence. Moi, je vis en Europe et c’est quelque chose qui est tellement présent au quotidien, par les attentats évidemment, par le nombre de gens qui vivent dans la rue, par le déclassement. Il y a aussi la violence qu’un État peut imposer à un autre. C’est un roman des défaillances, celles de l’école, celles d’une mère par rapport à son enfant, les défaillances de la société par rapport à ces jeunes. 

Ces personnages sont des nuances de Mayotte, des strates de cette île. Ce sont tous finalement des gens plutôt ordinaires confrontés à une situation extraordinaire qu’est cette île, sa mutation, le besoin de voler pour vivre, la drogue… J’ai travaillé un peu avec des pompiers et des policiers. Ce qu’ils racontent est absolument terrifiant.

L’étape de documentation pour «Tropique de la violence» s’est faite auprès de ces pompiers et policiers ? 

J’avais deux ans de vie à Mayotte. Je connaissais des choses, mais j’étais restée très discrète. J’avais un bébé. J’étais une mère de famille. Je n’étais pas du tout dans cette démarche-là. J’avais décidé de ne pas avoir une démarche de curiosité malsaine. Je ne voulais pas être dans la position de celle qui pose des questions, qui demande aux autres leur avis. J’ai travaillé sans carnet, sans appareil photo. Je voulais être là tout simplement. J’ai eu la chance de rencontrer le commandant des pompiers qui m’a demandé très clairement quel était mon projet. 

Quand on vit à Mayotte, on sait mais on ne voit jamais les choses, sauf quand on est policier, pompier, infirmier. Et moi, je voulais voir.

Vous avez vu ? 

Oui.

Vous avez vu arriver un «kwassa-kwassa » ?

Oui. J’ai passé des journées entières avec des pompiers. À Mayotte, les pompiers font un travail incroyable. Ils sont appelés en premier quand un kwassa-kwassa arrive. J’étais là. J’observais. Certains ont bien voulu me parler, d’autres non. Je ne forçais rien.

«On sait mais on ne voit jamais les choses, sauf quand on est policier, pompier, infirmier. Et moi, je voulais voir.»

Vous étiez là pour porter secours ? 

Non, non. J’étais là. Juste une personne qui était là. Je suis allée à Gaza (NdlR : bidonville à Mayotte). Souvent, un pompier venait avec moi. Et puis, il me laissait quand il voyait que j’étais à l’aise. Dans la journée, on ne craint rien. C’est un quartier comme un autre. La nuit, je n’étais jamais seule. 

Dans le roman, il y a un chapitre où Stéphane, l’éducateur, parle de cette moto qui tombe. C’est un jeune homme casqué avec une petite fille derrière lui. Lui remonte sur la moto et s’en va. Il laisse sa passagère, qui est blessée. Cela, je l’ai vu. On entend ces histoires de gens qui ont tellement peur qu’ils abandonnent leurs enfants. Cette petite fille blessée m’a obsédée pendant des jours. C’est ça aussi l’écrivain. On se dit : «Mais qu’est-ce qu’il y a dans sa tête ? Elle a quatre ans. Son père ou son frère l’abandonne, elle se retrouve à l’hôpital. » Quand j’ai vécu à Mayotte, j’en ai entendu des histoires terribles. Et on a peur, peur pour nous. Mais quand on voit les choses, c’est une autre peur.