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Joël de Rosnay: «Vivement que la nouvelle génération prenne le pouvoir !»

3 septembre 2017, 18:15

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Joël de Rosnay: «Vivement que la nouvelle génération prenne le pouvoir !»

Il y a dix ans tout rond, le scientifique et prospectiviste Joël de Rosnay se voyait confier l’ambitieux projet «Maurice, île durable» (MID), enterré depuis. L’occasion d’un inventaire utile sur les blocages passés et présents. Autopsie sans concession.

Vous aviez disparu des radars. Êtes-vous toujours connecté à Maurice ?
Bien sûr ! On reste toujours connecté au pays où l’on est né, même à 10 000 km. Je lis, je suis l’actualité, je corresponds avec mes amis mauriciens passionnés par l’avenir du pays. C’est important pour moi de maintenir ce lien.

Franchissons le pas de l’inventaire. Avec le recul, pourquoi MID a fini dans le mur ?
Les explications sont multiples : le manque de vision politique, la lenteur de l’administration, la difficulté de la prise de décisions compte tenu du nombre de ministres impliqués. La pression des lobbies et le poids des habitudes ont joué aussi. Le gouvernement n’a pas su impliquer, mobiliser, responsabiliser les Mauriciens sur leur avenir énergétique. Un leader écologique aurait fait du bien. Il n’a pas émergé.

N’étiez-vous pas censé l’incarner ?
Je n’avais pas un rôle de leader, mais de conseiller. J’ai cherché parmi des responsables politiques et industriels mauriciens un leader écologique connu de la population. Sans donner de noms, j’avais presque trouvé, mais les bouleversements politiques ont contrarié mes propositions. Je pense toujours à une sorte de Nicolas Hulot mauricien, capable d’entraîner la population derrière lui.

«Le manque de vision politique», que mettez-vous derrière cette formule ?
Je pense que l’échec de MID est dû en grande partie au manque de vision du gouvernement, l’actuel et le précédent, sur la politique énergétique à mener. C’est une approche sur le court terme, qui ne pense ni durable ni aux générations futures. La vision globale, qui est la seule pertinente, est inexistante.

Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Le discours de politique générale «Vision 2030» m’a déçu. La volonté de bâtir une île Maurice durable, qui devait être une ambition pour toute la Nation, n’est plus une priorité. Des mesures sont prévues pour l’économie, le tourisme, l’industrie ou les services, mais je ne vois pas de vision d’ensemble susceptible de motiver la population pour la décennie à venir. J’ai également été surpris et déçu de voir que M. Anerood Jugnauth se réapproprie le concept d’«île numérique» et la paternité de la cybercité sans préciser qui a fait ces propositions dès l’an 2000…

Seriez-vous le «père» caché de la cybercité ?
Le père, non. J’ai été un initiateur, j’ai proposé au gouvernement de l’époque de créer ce que j’appelais déjà «l’île numérique», avec une cybercité en tête de pont, le tout très détaillé. J’ai donné des conférences sur ce thème. Personne n’en parlait à l’époque, le projet a été initié l’année suivante… En 2013, j’ai suggéré à Navin Ramgoolam le concept de Smart Mauritius, c’est-à-dire d’appliquer à l’ensemble de l’île l’approche des Smart Cities. Je suis heureux de voir que le gouvernement actuel reprend et développe cette idée.

Ce gouvernement arrive aux commandes fin 2014, vous jetez l’éponge peu de temps après. Que s’est-il passé ?
Je me suis heurté à un mur. Mes interlocuteurs, les ministres, les industriels, me donnaient l’impression de naviguer à vue, sans vision globale des questions d’énergie. Je prônais quoi ?

Un, privilégier les renouvelables dans un nouveau «mix» afin de diminuer la dépendance aux énergies fossiles. Deux, améliorer l’efficacité énergétique pour faire mieux avec moins d’énergie. Et trois, inciter le vétuste Central Electricity Board (CEB) à lancer des réseaux électriques «intelligents», les Smart Grids, comme cela se fait un peu partout dans le monde.

Pour quelle finalité ou vision globale, comme vous dîtes ?
L’énergie est un bien essentiel, vital pour les consommateurs, stratégique pour l’île Maurice, son économie, ses emplois. L’enjeu est de mieux produire, mieux distribuer, mieux consommer. Cela exige une révolution profonde.

Je me suis retrouvé face à des gens qui me disaient : «On ne peut pas changer les habitudes. Ici, on est accro à ce que l’on connaît et au business as usual.» C’est dommage…

Dix ans plus tard, le monde a fait du chemin, Maurice très peu. En Afrique, en Inde, des centaines de villes affichent un volontarisme et une culture des Smart Grids, parce qu’elles ont compris les nombreux avantages à en tirer. Faut-il s’étonner que les villes aient une longueur d’avance ? Non. Un maire décide mieux et plus vite qu’un chef d’État.

Que retenez-vous de cette expérience ?
Ce que je retiens, c’est que Maurice a besoin d’un nouveau projet politique et industriel. Un projet qui implique une approche systémique de l’énergie. Continuer de raisonner en termes de filières ou de centrales, c’est le passé, le bouquet énergétique n’a pas qu’une fleur. Prenons les renouvelables : les ressources intermittentes, comme l’éolien ou le solaire, peuvent être couplées à des permanentes comme l’hydroélectricité, la géothermie ou la biomasse. Cela implique de petites unités de production décentralisées et, de fait, une gestion plus fine des réseaux. D’où la Smart Grid qui est la clé de voûte du système. À chaque millionième de seconde, elle équilibre la production et la consommation.

Expliquez…
Le réseau «intelligent» ne se contente pas de délivrer l’électricité, il produit également des données qui permettent d’optimiser la fourniture en fonction de la demande, d’intégrer les renouvelables, de stocker le surplus de production et de prévenir en cas de dysfonctionnement. Cela signifie moins de coupures. L’électricité ne se propage plus seulement de la grosse centrale vers un consommateur passif, mais dans des directions adaptées aux flux complexes d’aujourd’hui.

Cette technologie est porteuse d’emplois et de croissance verte à deux chiffres. Surtout, elle responsabilise les citoyens en répondant à leur aspiration d’être des «consomacteurs» : ils utilisent leur énergie de manière plus efficace, en polluant moins.

Le CEB ambitionne justement de produire 35 % d’électricité renouvelable en 2030…

C’est une ambition faible qui arrive beaucoup trop tard. Cela ne devrait pas être 35 %, mais 50 % ou 60 %. Mille cinq cent villes internationales ont annoncé à Paris à la COP 21 qu’elles visaient 100 % d’autonomie énergétique en 2030-2040. Pourquoi Maurice, pays qui est comme une grande ville avec son million et demi d’habitants, n’aurait-il pas la même ambition ?

Le pays s’est amarré au «Switch Africa Green Programme» de la Commission européenne. Qu’en attendre ?
C’est une bonne initiative, mais il ne faudra pas se perdre en discussions sans fin, avoir une stratégie à long terme, des objectifs précis et les moyens de les réaliser. Le défi sera d’entraîner la population en montrant pourquoi Maurice participe à un tel programme.

Quels sont ces lobbies que vous évoquiez précédemment ?
Ce n’est pas nécessaire de les nommer, on les connaît bien. Cela va des importateurs de combustibles fossiles aux promoteurs des automobiles à moteur thermique, qui freinent la voiture électrique. Il y a aussi ceux qui contrôlent le réseau électrique et qui font barrage aux Smart Grids décentralisées.

«Déçu que SAJ se réapproprie la paternité de la cybercité sans préciser qui a fait ces propositions dès l’an 2000…»

Encore une fois, c’est la technologie d’avenir ! Elle pourrait connecter les villages, puis les villes et progressivement s’étendre à toute l’île. Mais tout ceci implique des coopérations interrégionales et une vision globale qui manquent à beaucoup de responsables politiques mauriciens.

Pourquoi leur tapez-vous dessus avec autant d’insistance ? Êtes-vous amer d’être parti sur un échec ?
Je ne suis pas parti sur un échec. Mes propositions sont toujours valables. Je suis en phase avec les grandes tendances énergétiques à l’échelle internationale. On fait appel à moi comme expert de la prospective énergétique. Des pays et des villes vont exactement dans les directions que je proposais à Maurice, il y a dix ans. L’échec, c’est le défaut de leur mise en application par le gouvernement mauricien. Ce n’est pas ma responsabilité. Je suis déçu, pas amer. Je pensais que Maurice avait compris les enjeux. Je me suis trompé.

Et si le gouvernement vous rappelait ?
Cela ne m’intéresse plus. Pour toutes les raisons que j’ai évoquées, et parce que je ne sens pas une volonté forte – chez les médias, les jeunes – de construire un futur énergétique pérenne, d’y participer grâce aux réseaux sociaux et à la capacité collaborative d’Internet.

Si Maurice veut se «débloquer», il doit engager une vraie politique de décentralisation énergétique afin de rapprocher la décision du citoyen.

«Maurice a besoin d’un nouveau projet politique»

J’ai aussi beaucoup de choses à faire en France et en Europe, dans ces domaines et dans d’autres – le numérique, l’intelligence artificielle, la robotique (NdlR, il est président exécutif de Biotics, une société de conseil stratégique en matière de nouvelles technologies, conseiller à la Cité des sciences et de l’industrie de Paris et vient de publier son dix-septième livre***).

Si Ivan Collendavelloo vous passait un coup de fil, vous l’enverriez bouler ?
J’ai une passion pour le pays où je suis né, je suis prêt à donner des conseils sur des demandes précises. Mais je ne m’impliquerai plus comme je l’ai fait. Surtout après avoir lu «Vision 2030», c’est trop peu motivant…

Mon espoir, c’est la nouvelle génération. C’est elle qui installera la démocratie énergétique participative. Vivement qu’elle prenne le pouvoir !

Ce qu’il faut à Maurice, c’est une culture du numérique, de l’innovation, du pouvoir partagé. Seule cette culture peut aider le pays à sortir du conservatisme actuel et à rattraper son retard sur la transition énergétique. L’implication des Mauriciens et la mise en place d’une véritable gouvernance citoyenne changeront le pays. La transition énergétique, c’est le laboratoire du futur !

*** «Je cherche à comprendre... Les codes cachés de la nature», de Joël de Rosnay, Éditions Les liens qui libèrent (LLL), 165 pages.