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Claudette Gaffoor, gréviste: «Je refuse d’être exploitée à vie»

22 octobre 2017, 17:15

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Claudette Gaffoor, gréviste: «Je refuse d’être exploitée à vie»

Sa voix est faible, parfois inaudible, mais le regard reste lucide : «Je refuse d’être exploitée à vie.» Depuis huit ans, Claudette, 56 ans, avec deux enfants à charge, nettoie cinq jours sur sept un collège de Port-Louis pour Rs 1 500 par mois. Allongée sur un lit de camp au Jardin de la Compagnie, son histoire et sa rage en sourdine secouent l’estomac.

Pourquoi êtes-vous sur ce matelas, Claudette ?

Je suis en colère et déterminée à me battre. Même si ça ne se voit pas à cause de mes forces qui diminuent. Mon corps souffre, ma tête souffre. Je n’ai bu que de l’eau depuis lundi. Les trois premiers jours, ça allait. J’avais des nausées, quelques vomissements, mais je me sentais encore bien. Depuis jeudi, c’est dur. La sensation de faim a disparu mais j’ai mal à la tête, j’ai des vertiges et ma tension n’est pas bonne. Je me sens fatiguée, extra feb.

Parlez-moi de vous…

J’ai 56 ans, je suis cleaner au Port-Louis North SSS, à Vallée-des-Prêtres. J’habite pas très loin avec mes deux enfants dan enn lakaz sité. J’ai arrêté l’école à 12 ans, commencé à travailler à 15, dans une usine textile, avant de me marier et d’arrêter. Quand mon mari est mort, je m’y suis remise, il fallait nourrir ma famille. J’ai commencé chez Mauriclean il y a huit ans. Tou sa létan la, mo lapey res parey, c’est-à-dire Rs 1 500 par mois.

Combien êtes-vous dans cette situation ?

Trois cent trente-trois. C’est doublement injuste : en huit ans, non seulement les prix ont augmenté mais nos heures de travail aussi, pour le même salaire. Je refuse d’être exploitée à vie, c’est pour ça que je suis ici avec les autres. Nous ne sommes ni des esclaves, ni des mendiantes. On ne demande pas la charité, juste qu’on rétablisse nos droits pour un salaire décent. Mardi, une camarade est partie à l’hôpital. Elle voulait faire l’aller-retour, je lui ai fait promettre de ne pas revenir mourir ici, parce qu’elle a quatre enfants encore jeunes.

À quoi ressemble votre journée de travail ?

Mo travay, sé fer prop partou-partou, la cour, les escaliers, les couloirs, les étages… Kapav li paret fasil, mais le collège est grand et nous ne sommes que deux. Mes journées commencent à 7 h 30, je quitte vers 14 ou 15 heures, plus tard parfois. En enlevant la pause déjeuner, ça fait entre cinq et six heures de travail par jour, cinq jours sur sept (NdlR, ce qui fait Rs 12,5 de l’heure). Pour Rs 1 500, donc. Mes enfants ont dû arrêter l’école pour m’aider, je n’y arrivais plus.

Quel âge ont-ils ?

La grande a 18 ans, elle travaille dans un magasin. Sa paye n’est pas énorme mais ça aide bien. Mon fils a 15 ans, il fait de petits boulots à droite à gauche. Les bonnes semaines, il ramène jusqu’à Rs 1 000. Je préférerais qu’il aille à l’école mais je n’ai pas le choix. Mes enfants viennent me voir tous les jours et m’appellent souvent : «Mami, ki pozision ? Kan to pou rant lakaz ?» Je les sens tout près de moi, comme une pulsation. Le plus dur n’est pas la faim, c’est d’abandonner mes enfants. C’est la première fois que je les laisse se débrouiller seuls pendant plusieurs jours.

Comment vivent-ils votre action ?

Ils sont inquiets, je le vois dans leurs yeux. J’essaie de les rassurer, je leur explique qu’une grève de la faim est un combat, pas un suicide. Ils me soutiennent, et c’est très important. C’est pour eux que je m’accroche, pour être une meilleure maman. Ils me manquent, sak fwa zot kit isi, mo lagorz séré. La journée, les visites aident à garder le moral. La nuit, c’est le désert. Il n’y plus que nous, les moustiques et loder ménol. Personne ne parle, on n’a plus la force. Le sommeil ne veut pas de moi, je pense à mes enfants.

Des «visiteurs» vous ont-ils marqué plus que d’autres ?

Ce qui me frappe, c’est de voir combien les Mauriciens sont des gens bien. Tous les jours, des inconnus s’arrêtent. Ils ont un mot gentil, un geste de réconfort, un encouragement, même quelques secondes, ça donne du courage. D’autres fois, mo léker fer mal, comme quand la petite fille d’une camarade gréviste a fondu en larmes. Elle n’a pas supporté de voir sa maman dans cet état. Je lui ai dit : «Mo tifi, pa ploré. Nou komba difisil, mé bizin fer li.»

Vous parliez de colère tout à l’heure. Elle s’étend à qui ?

À moi-même, déjà. Je m’en veux d’avoir fait confiance à ce gouvernement. Lepep finn dir ki li pou sanz nou lavi ; j’y ai cru. J’en veux à la ministre de l’Éducation, qui connaît nos problèmes depuis quatre ans et qui n’a pas trouvé dix minutes pour venir nous voir. (Elle se redresse et fait comme si elle s’adressait directement à la ministre) On nettoie tes écoles, on s’occupe du bienêtre de tes élèves et tu n’as pas un minimum de reconnaissance ? Kot to lamour prop ? Vendredi, une idée m’a traversé l’esprit. Je me suis dit : «Et si j’allais à la sortie du conseil des ministres ?», c’est juste à côté. Mais je n’ai pas eu la force…

Vous leur auriez dit quoi ?

Messieurs dames les ministres, vous nous avez abandonnés. Je m’en souviendrai au moment de voter. Pravind Jugnauth, quand je le regarde à la télé, il parle tout le temps de progrès, de développement. Tout ça, ce sont des mots. Li osi, lamour prop li péna. Parce que moi, ça fait huit ans que j’attends un progrès, et personne n’a le temps de m’écouter. Quand un nouvel avion atterrit, là, ils sont tous disponibles pour aller l’aéroport. Mais quand des travailleuses crèvent de trop de misère, il n’y a plus personne. On ne demande pourtant rien d’extraordinaire, juste mettre un peu de lumière dans nos vies, être payées normalement, pouvoir emmener quelque chose à manger au travail, s’occuper correctement de nos enfants, améliorer nos maisons. Aujourd’hui, rien de tout cela n’est possible. Même avec l’argent de mes enfants, le quinze du mois on n’a plus rien. Je ne me sens pas à la hauteur. C’est douloureux…

 Jusqu’où iriez-vous ?

Jusqu’au bout, jusqu’à obtenir gain de cause. Même si je dois aller à l’hôpital, je reviendrai dans ce jardin parce qu’il est trop tard pour faire marche arrière. Je mourrai ici s’il le faut. Mais ça n’arrivera pas, on gagnera. Ce jour-là, ce sera une délivrance. On s’embrassera, toutes. J’irai retrouver mes enfants. Il y aura des larmes de joie. Mais ma colère, elle, restera.