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#50ansMoris: des bagarres raciales à l’assaut de l’île Maurice indépendante
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#50ansMoris: des bagarres raciales à l’assaut de l’île Maurice indépendante
Les nouvelles ne sont pas bonnes. Depuis deux jours, la cité de Port-Louis est à genoux et le bilan est effroyable en ce mardi 23 janvier 1968. On compte déjà 13 morts et plus d’une centaine de blessés malgré l’état d’urgence décrété par sir John Shaw Rennie, gouverneur général, depuis dimanche.
Dans son discours pour annoncer l’instauration de l’état d’urgence, le gouverneur général tente, tant bien que mal, de calmer les ardeurs politiques suscitées par les tensions grandissantes entre les communautés créoles et musulmanes de Port-Louis. «Je ne veux pas analyser en profondeur, à ce stade, les causes de cet état de fait. Mais je veux préciser qu’absolument rien ne permet de supposer qu’il est d’origine ou sous contrôle politique», explique-t-il.
La théorie des bagarres raciales politisées surprend beaucoup à travers le pays. Il y a quelques mois, à l’aube des élections générales, en août 1967, Créoles et musulmans se sont rangés ensemble derrière Duval et le Parti mauricien socialdémocrate (PMSD). À tel point que des membres éminents du Parti de l’indépendance, comme Razack Mohamed et Michael Leal, ont perdu face à des candidats du PMSD, à Port-Louis. Pour le moment donc, la piste de guerre intestine entre gangs est privilégiée par les autorités.
Depuis quelques jours, on annonce la lutte sans pitié entre des gangs créoles et musulmans pour affirmer leur autorité sur Port-Louis. L’escalade de cet affrontement entre les Créoles des gangs «Mafia» et «Texas» face aux musulmans du gang «Istanbul» aurait pour toile de fond un incident au cinéma Venus. Mais comme le souligne le journaliste-historien Jean Claude de l’Estrac dans son ouvrage Passions politiques, ce n’était pas juste une guerre de gangs. «Le conflit dépasse rapidement les limites des organisations mafieuses et jette les uns contre les autres les membres de deux communautés, dans des batailles de plus en plus féroces», écrit-il. Au soir du 23 janvier, le premier bilan officiel fait état de 13 morts, 100 blessés et 40 arrestations.
Rumeurs infondées
L’historien Jocelyn Chan Low penche aussi dans la même direction. Se basant uniquement sur les documents officiels analysant les bagarres raciales, il trouve que les gangs, bien qu’ayant des liens politiques de par leurs démarcations communales, sont à l’origine des bagarres raciales. «C’est l’exacerbation d’un problème de gangs qui cause ces tensions raciales», insiste-t-il. Mais son collègue Sydney Selvon trouve simpliste l’explication des gangs. Selon lui, «les bagarres raciales commencent dans les années 50 et empirent avec les discours politiques ». Selvon attribue donc les confrontations avant l’Indépendance principalement aux leaders politiques.
Mais ce sera bien le meurtre d’Hermann Bangard à Cité Martial, dans la nuit de samedi à dimanche, qui déclenche véritablement les hostilités. La réplique est cinglante, avec quatre autres morts dans la même soirée, dont Aboo Soobratty, membre du gang «Istanbul». Les folles rumeurs, souvent infondées, causent aussi d’énormes tensions entre les belliqueux de Port-Louis. On annonce l’assassinat d’un imam, de multiples décapitations et des tentatives d’enlèvement. Toutes ces histoires se sont révélées fausses. Mais les rumeurs courent les rues.
Pourtant, avant tout ce désordre, Port Louis respirait la joie de vivre mauricienne. Rajen Dyalah, ancien parlementaire, vivait à la rue Bénarès, au centre de Plaine-Verte, durant les bagarres raciales. «On partageait tout avec nos voisins et nos amis, peu importe leur appartenance ethnique», rappelle-til, avec amertume. Après les tensions de 1968, Plaine-Verte s’est dégarnie de sa population éclectique. «Ça me fait mal quand je pense à l’exemple de mauricianisme qu’aurait pu être Plaine-Verte aujourd’hui», conclut Dyalah.
Malgré un appel au calme par plusieurs figures de proue de notre société, comme Mgr Margéot et l’imam de la Jummah Mosque, de longues discussions avec le Premier Ministre sir Seewoosagur Ramgoolam et une force policière estimant que tout est sous contrôle, le gouverneur général veut à tout prix éviter que la situation dégénère. Dans la soirée du 22 janvier, il a annoncé que des troupes britanniques viendraient nous aider pour rétablir de l’ordre dans le pays et s’assurer que la transition vers l’Indépendance, le 12 mars, se passe sans incident. Environ 200 soldats britanniques de la King’s Shropshire Light Infantry, basés en Malaisie, viendront le lendemain. Ils seront rejoints par 293 marins britanniques un jour plus tard, venus de la frégate anti-sous-marine Euryalus.
En ce 23 janvier 1968, Port-Louis ne vit presque pas. Peu de gens ont eu le courage de se rendre au travail dans la Cité. Ce sera probablement le cas le lendemain aussi. La peur a gagné le pays et les divisions entre les différentes ethnies de l’île s’accentuent. La route vers l’Indépendance reste inexorablement parsemée d’embûches, malgré l’élection victorieuse de 1967 pour le Parti de l’indépendance, composé du Parti travailliste (PTr), du Comité d’action musulman (CAM) et de l’Independent Forward Bloc (IFB).
D’ailleurs, les résultats de 1967 démontrent la division dans le pays. Le Parti de l’indépendance accumule près de 56 % des votes alors que le PMSD, voulant plutôt une intégration avec la Grande-Bretagne, arrive juste derrière avec 44 % des voix. À Port-Louis, par exemple, le PMSD a neuf sièges alors que Ramgoolam et les siens en ont seulement trois. Yousuf Mohamed, membre du CAM à l’époque, se souvient parfaitement des dégâts causés par les incidents de janvier 1968. «Ces bagarres raciales étaient purement politiques avec pour seul but de stopper l’Indépendance de Maurice malgré la victoire électorale», avance-t-il.
Pour reprendre les mots du Dr Philippe Forget dans nos colonnes le 22 janvier, il n’y a que des perdants à la suite de ces événements. «Si nous pouvions regarder lucidement dans cette situation, nous ne pourrions qu’en ressentir une profonde honte.»
Partis sur Patris
Des Mauriciens montent à bord d’un paquebot pour émigrer ailleurs. Avec le discours alarmiste du PMSD avant les élections de 1967 et les bagarres raciales, des milliers de Mauriciens quittent l’île, principalement pour l’Australie, grâce au bateau grec «Patris».
Rajen Dyalah, ancien député: «Avant ce drame humain, Port-Louis était extraordinaire»
Les bagarres raciales de janvier 1968 sont des souvenirs traumatisants pour les témoins de cette période noire de notre histoire. Pour certains, ces événements vont jusqu’à définir leur engagement politique. C’est le cas pour Rajen Dyalah, ancien député, qui habitait Port-Louis à cette époque.
Comment avezvous vécu, en tant que Portlouisien, la tragédie de janvier 1968 ?
Je l’ai vécu avec une immense tristesse du haut de mes 21 ans. Avant ce drame humain, Port-Louis était un endroit extraordinaire, avec un sens de la fraternité et de l’harmonie mauricienne. C’était un mélange remarquable de communautés vivant dans de grandes cours abritant plusieurs maisons. On a beaucoup perdu depuis. En termes de vivre-ensemble.
Étiez-vous contraint de vous réfugier hors de Port-Louis au point culminant des tensions raciales ?
Beaucoup de personnes sont parties, mais pas moi. Je suis un enfant de Port-Louis et j’y étais ancré. On a essayé d’aider ceux en détresse, cachant même des amis sous le lit pour qu’on ne leur fasse pas du mal. C’était une période difficile, inspirant beaucoup de jeunes comme moi à s’engager dans la politique pour lutter contre ce communautarisme qui nous fait tellement de tort – hier et aujourd’hui.
Des regrets depuis ?
Mon grand regret en 1968 était la perte de tellement de Mauriciens, partis hâtivement pour l’Australie pour éviter les bagarres raciales. Nous avons perdu des gens de grande valeur qui auraient pu contribuer plus activement à l’avancement du pays. Mais le sentiment de peur qui régnait sur l’île après les élections de 1967 était accablant.
Peut-on comparer les bagarres raciales de 1968 aux émeutes de 1999 à la suite de la mort de Kaya ?
Pas du tout. La mort de Kaya a été une grande injustice qui a provoqué des manifestations. Mais les bagarres raciales de 1968 étaient plus violentes avec une tension qui durait depuis plusieurs années dans le pays. Malheureusement, le nombre de morts à la suite de ces bagarres en est une preuve.
Pensez-vous que nous sommes toujours vulnérables face à de tels incidents en 2018, après 50 ans d’Indépendance ?
Tant que nous aurons des gens ayant vécu le traumatisme de janvier 1968, des incidents aussi graves ne se reproduiront pas. Il nous est inimaginable de laisser un pays vivre ces tensions encore une fois. On a vu cette tragédie de nos propres yeux et on souhaite plus que tout ne jamais revoir cela.
Le bilan humain s’alourdit
Dans l’édition de l’express du jour le 23 janvier 1968, il y a exactement 50 ans, focus sur le vol inaugural d’Air India. Parmi ceux qui reviennent de la Grande péninsule sur ce vol : Guy Forget et Moilin Ah Chuen. Le verdict est flatteur avec des compliments adressés à Indira Gandhi, Première ministre de l’Inde.
Une interview de Denis de Rougemont, grand écrivain et philosophe suisse, donne une autre dimension au journal du jour. Il explique sa vision de l’Europe et sa perspective sur la religion. Selon lui, «sans inquiétude spirituelle, la vie est plate».
Cependant, ce jour sera toujours dominé par les bagarres raciales qui mettent Port-Louis à feu et à sang, causant plusieurs morts et blessés, sans compter ceux qui ont fui la ville ou le pays tout court, par peur. Une période historiquement difficile pour le pays, mais les nouvelles ne sont pas toutes mauvaises en ce jour…
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