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#50ansMoris: bagarre de 1968, les oubliés de l’histoire

27 janvier 2018, 22:30

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#50ansMoris: bagarre de 1968, les oubliés de l’histoire

Le temps passe, mais pour ceux qui ont connu les victimes des bagarres de 1968, il est difficile de faire le deuil. Ce traumatisme nous est conté...

Cela fait un demi-siècle depuis que le pays a été secoué par des bagarres raciales. Mais les années qui ont passé n’ont pas atténué la souffrance des proches qui ont perdu un être cher. Parmi ces victimes, Daniel Sylvio, mort un 21 janvier 1968. Pour lui rendre hommage, sa famille compte organiser une messe dans les semaines qui viennent. À Madame Azor, à Goodlands, où habitent toujours quelques membres de sa famille, l’émotion est palpable. Ceux qui lui ont survécu n’ont jamais oublié cette sinistre soirée. 

«Daniel avait 22 ans à l’époque. Il était un jeune célibataire qui aimait aller à l’église et qui était très engagé dans le social», raconte un proche, qui lui, avait 32 ans à l’époque. Bien que les tensions entre clans soient localisées à Port-Louis, ce dimanche soir, les actes de barbarie envahissent le paisible village de Madame Azor. Daniel Sylvio et son frère sont en plein sommeil quand ils sont réveillés par des bruits dans la rue. 

Des roches sont envoyées sur les portes de la maison ; l’une d’elles vole en éclats. «Dès qu’il a franchi la porte pour aller s’enquérir, il a reçu une balle dans le dos. Il est mort sur le coup, nous n’avons pas eu le temps de l’emmener à l’hôpital», regrette le proche. Et d’ajouter que ce traumatisme, la famille le vit toujours. 

«La soeur de Daniel Sylvio devait se marier en juin de la même année. Le mariage a été repoussé. Et un an après le drame, la mère est décédée. Elle n’a pu supporter ce choc, cela a détruit notre famille», poursuit le proche. 

Sorti pour protéger sa famille 

Dans la même rue habite toujours une autre famille. Ici, le patriarche, Renaud Legallant, a été tué. En 1968, il avait 54 ans. Ce soirlà, la maisonnette est réveillée par «enn tapaz infernal». Voulant protéger les siens, le père de famille sort pour comprendre la raison du tumulte. Mais à peine fait-il deux pas qu’il est agressé au sabre. Grièvement blessé, le quinquagénaire s’effondre sous le regard de ses proches. 

«Nous avons dû fuir en franchissant le mur. La violence était insensée», raconte-t-on. Renaud Legallant, lui, est laissé en bordure de route. Ce n’est qu’après que sa famille comprendra qu’il a été tué. «Enn mové sok ! Zamé pa pou kapav blié sa !» témoignent les proches, bouleversés. 

À deux pas de là, la famille Cangy peine à parler de ce sombre pan de l’histoire. «Nou pa kontan pans sa. Ankor vif», lâchent-ils. Pour cause, Cyril Cangy est assassiné cette même nuit. Âgé de 25 ans, il a une jeune épouse et trois enfants en bas âge. 

«Notre maison était en tôle. Nous avons entendu des gens taper contre les murs», relate une proche. Cyril Cangy est sorti «pou expliqué ek demann zot kifer zot pé fer sa». Mais il n’aura pas la chance de s’exprimer. Il sera tué aussi, laissant derrière lui sa petite famille. «Il était déjà trop tard quand nous l’avons emmené à l’hôpital.» 

À Madame Azor, en cette soirée fatidique du 21 janvier 1968, une autre personne est tuée. Il s’agit de Maris Sylvio, dont la maison se trouve au tout début de la rue. Nous y sommes allés mais elle est à présent déserte. Toutefois, les autres proches sont unanimes à dire qu’elles ont toutes été oubliées. «Zamai gouvernement pane donne nou 5 sous après cé kine arrivé. Noune soigne nou zenfan nou tousel. À lepok, nou pa ti ena cass pu rode avocat. Kine arivé la cour, sa nou pane koné…», disent-ils.

Le neveu d’Abu Soobratty : «Il voulait trouver un accord...» 

Il n’avait que six ans en 1968, mais la famille du neveu d’Abu Soobratty s’est chargée plus tard de lui faire un brin d’histoire. Cette famille habitait non loin de l’église St François Xavier et elle était à l’époque une famille très connue de l’endroit. «Abu et Abbas Peerbhoy se connaissaient et ils se fréquentaient régulièrement. Nous ne parlons plus de cette histoire dans la famille, il faut laisser tout cela dans le passé», soutient le neveu d’Abu Soobratty. 

Il le dit, les membres de la famille ont un caractère bien trempé, mais est-ce cela qui a mené à la mort de son oncle ? «Non, il voulait trouver un accord entre les deux parties. Le jour de sa mort, il s’est rendu près de l’église Père Laval pour rencontrer des membres de l’autre clan, afin de faire cesser tout cela. Mais ils n’ont pas accepté cet accord et les choses ont mal tourné. Ils l’ont frappé et il a reçu des coups à l’arme blanche. Ensuite, ils ont mis le feu à son corps.» 

À l’époque, Abu Soobratty n’avait que 38 ans et avait une femme et deux enfants. «Heureusement il n’est rien arrivé à sa famille.» Uniquement une soeur de la victime vit encore.

Rafick Joghee raconte son oncle Rajack, autre victime des bagarres

Une jeunesse rythmée d’armes, de larmes, de sang et de peur… Maintenant âgé de 69 ans, Rafick Joghee se souvient des bagarres raciales de 1968 comme d’hier surtout que son oncle, Rajack Joghee, un chauffeur de taxi, a été victime de cette violence. «J’avais 19 ans à l’époque et j’habitais le même quartier que mon oncle. C’était un homme amusant, il avait la cinquantaine mais il n’avait pas d’enfant.» 

Son oncle meurt le 21 janvier 1968. Le chauffeur de taxi a un trajet à faire à Terre-Rouge pour un mariage religieux hindou et sur le chemin du retour le drame se produit. «Il avait une petite voiture, une Minor, et alors qu’il roulait sur le pont de la rivière Tanier, il a reçu des jets de pierre d’individus sur place. Blessé à la tête, il a perdu le contrôle de son véhicule avant de percuter la main courante. Il est mort sur le coup et c’est la police qui a vu et ramassé son corps», soupire Rafick Joghee. La famille n’a jamais su qui avait fait le coup. 

Comment les proches ont-ils vécu ce drame ? Ils étaient tous très affectés d’autant qu’uniquement deux membres de la famille ont pu assister à l’enterrement. «Le même jour il y avait l’enterrement d’Abu Soobratty et d’Abbas Peerbhoy. On n’avait pas le droit d’être à plusieurs à l’enterrement. Les soldats ont emmené les corps pour l’enterrement à Riche-Terre.» 

Pour sa part, Rafick Joghee continuait malgré tout d’aller à son travail dans une imprimerie, à La Butte, en sortant de Plaine- Verte à vélo. «J’allais travailler en short et je ne passais pas pour un musulman du premier coup d’oeil. J’osais donc aller à mon travail malgré l’inquiétude de ma famille. La nuit il fallait montrer un pass aux soldats anglais pour pouvoir circuler.» 

Il se rappelle toutefois qu’il aurait pu mourir également sur son lieu de travail. «Des individus ont débarqué et ont demandé à mon patron s’il employait des musulmans. Nous étions trois musulmans à travailler pour lui et il a dit non. Il nous a peut-être sauvé la vie ce jour-là.» 

Le souvenir de Rajack Joghee vit-il toujours ? Si toute la famille pense encore à lui, les plus âgés ne veulent pas en parler aux jeunes. «Nous ne voulons pas réveiller ces souvenirs, cela pourrait générer de la haine et personne ne veut revivre cela. Si nous racontons souvent cela à nos jeunes, cela pourrait réveiller de vieilles rancoeurs et ce n’est pas une bonne chose.»

L’interculturel ou la guerre

Alors que l’on célèbre les 50 ans d’anniversaire de notre Indépendance, réalisons- nous que le rêve de l’arc-en-ciel est menacé par l’enfermement dans l’identité communautaire, nous rappelle Issa Asgarally, dans «L’interculturel ou la guerre»?

Pourquoi les victims ont sombré dans l’oubli

Le bilan officiel fait état de 29 morts. Les noms des victimes sont dans un rapport, enseveli quelque part dans nos archives encore secrètes.

Du 21 janvier au 21 février 1968, c’est une période de l’histoire qui s’estompe peu à peu de la mémoire collective. Seul élément dans le paysage qui rappelle un tant soit peu cette partie sombre de l’île est une stèle dévoilée le 4 décembre 2016 dans la cour de la paroisse St François Xavier. Même les victimes de ces violences raciales sont aujourd’hui oubliées. 

Le bilan officiel fait état de 29 morts. La presse avait cessé de mentionner les noms très tôt afin de ne pas rajouter de l’huile sur le feu. Les noms de ces 29 victimes figurent bien sur un rapport quelconque qui est enfoui dans les archives quelque part. Personne n’en parle, même pas les familles des victimes. Ce sujet, elles veulent l’oublier et en effacer toutes les traces de leur mémoire. 

«Je ne veux pas revenir sur ces souvenirs pénibles», a fait savoir M. Peerbhoy lorsqu’il a été sollicité pour parler de son frère mort pendant le week-end du 20 au 21 janvier 1968. D’autres ont concédé avoir entendu le nom de leurs proches qui ont perdu la vie pendant cette bagarre, mais ils n’ont pas plus de détails. «On était petit, puis, nos parents ne nous ont jamais dit ce qui s’est passé», indique Rafick Joghee, le cousin de Rajack Joghee, une des victimes. Il habite à Calebasses, son cousin était de Port-Louis. Il ne comprenait pas trop ce qui s’est passé et ses parents en ont rarement parlé. Même le peu qu’il sait, il n’en parle pas trop car «noumem nou envi blier», admet-il. 

Noms approximatifs 

Abbas Peerbhoy était parmi les premières victimes de ces bagarres raciales, et un des rares noms qui ont été publiés dans la presse. Il y avait aussi Hermann Bangard, Abu Soobratty, Ayoob Joghee et «un chauffeur de taxi du nom de Razack» à côté de son nom. C’étaient les seuls noms qui ont été rendus publics à l’époque. Mais en enquêtant, nous nous sommes rendu compte que ces noms n’étaient pas toujours exacts. 

Le frère de Rajack Joghee explique que son frère a été tué, mais que son autre frère, Ayoob, n’était pas une victime des bagarres. Il est décédé des années après. Toutefois, dans la presse, le rapport était tout autre. 

Quant à Abu Soobratty, son nom officiel était Abu Bakar Noorani. «Son grand-père s’appelait Ankar Bundhoo Noorani Soobratty. Il a eu deux fils. L’un a pris le nom de Bundhoo et l’autre de Noorani», explique le neveu d’Abu Soobratty. Mais la famille était toujours connue comme la famille Soobratty. C’est pour cette raison que dans le rapport officiel, c’est le nom «lakaz» qui a été retenu et non le nom officiel de la victime. Dès lors, comment garder la mémoire vivante, si même les noms disponibles dans les archives sont inexacts ?

La une de «l’express» du 27 janvier 1968.

Le déclassement des documents officiels a force de loi depuis 1999

Le pays dispose de l’arsenal légal approprié en matière d’archives. La loi portant sur les archives nationales, la National Archives Act, a été votée en 1999. Elle a été proclamée par le président de la République d’alors, Cassam Uteem, le 20 août 1999. 

La National Archives Act de 1999 confère au directeur des Archives nationales l’autorité exclusive de déclasser les documents officiels après 30 ans. L’article 26 qui en fait état se lit comme suit : «All public records shall be declared as archives after a period of 30 years from their creation and shall be transferred from the records centre to the Department.» 

Le Record Centre d’après la National Archives Act a pour principale fonction de conserver, selon les normes établies, tous les documents officiels en attendant qu’on en dispose. Cette législation énumère quatre catégories de documents. Le premier se réfère à tout document formel, papier ou bien des archives de la police, de la justice et des hôpitaux vieux de 30 ans. 

La loi préconise l’institution d’un Public Records Appraisal Committee. Son rôle principal consiste à contrôler et à faire un état des lieux des documents qui ne sont pas utilisés dans le fonctionnement courant des affaires des corps parapublics. La loi permet au directeur des archives de prendre sous sa charge tout document vieux de plus de 15 ans et qui ne sont plus utilisés. 

Si la loi devait être appliquée dans toute sa rigueur, le déclassement des documents officiels devrait entrer en vigueur dès 1998 ou au plus tard en 1999 soit 30 après l’accession du pays à l’Indépendance. Les Britanniques ont été exacts au rendez-vous par rapport au déclassement des documents concernant la période où ils administraient l’île. Ces documents peuvent être consultés auprès des National Archives basées à Kew situé à Richmond, un arrondissement de Londres. 

Têtes pensantes 

L’une des principales têtes pensantes ayant travaillé sur le contenu du projet de loi portant sur les archives nationales est Yves Chan Kam Lon, aujourd’hui à la retraite. Il était responsable de la bibliothèque du Mahatma Gandhi Institute entre 1974 et 1999 avant d’occuper la fonction de directeur de la Bibliothèque nationale. «Le déclassement est un exercice qui permet au public d’avoir accès à des documents qui composent la trame même de l’histoire d’un pays.» 

Pour sa part, un chercheur, qui refuse de parler à visage découvert, témoigne : «J’ai eu entre les mains plusieurs documents dans le cadre de mes recherches mais malheureusement, je n’ai rien obtenu autour des bagarres raciales de 1968. »

Seulement 29 morts ?

Les chiffres officiels sont de 29 morts, 597 maisons saccagées, 246 maisons incendiées, 700 familles déplacées… Voilà le bilan des bagarres raciales de 1968, selon le rapport officiel de la police. Pourtant, ce nombre de 29 morts divise. Si certains, dont des historiens, hésitent à contester les chiffres avancés par la police, d’autres s’insurgent contre ce qu’ils appellent un cover-up de la vérité… 

«Il y a eu une centaine de morts.» May Assy, 86 ans, était aux premières loges de ces conflits. Et le chiffre 29, elle n’y croit pas un instant. 

«Je me souviens de bus remplis de personnes sur la route des Pamplemousses. On demandait aux hommes de se lever et de descendre et on les tuait. On les déshabillait et on les tuait…» se rappelle-t-elle. 

Charlie Marie abonde dans le même sens. Il habitait, alors, à la rue Périmbé. «Mo ti kasiet dan pie mang. Mo bien rapel, nou ti pe res trankil. Nou pa ti pe bouze. Me si enn gang avek bandana rouz dan zot latet vini, zot ti touy dimounn. J’ai vu au moins une vingtaine de personnes se faire tuer ce jour-là.» 

Monaf Hossenbaccus, qui habitait à Camp- Yoloff, avait alors 22 ans. Lui est plutôt d’avis que l’on exagère les chiffres. «On a trop gonflé la chose. À Plaine-Verte et à Camp-Yoloff, il n’y a pas eu de meurtres. À Roche-Bois, il y a eu beaucoup de rapports concernant des sévices sexuels.» Pourtant, souligne-t-il, Plaine-Verte était cosmopolite. 

Les historiens, eux, ne veulent pas s’avancer. «Je ne crois pas que les policiers auraient caché autant de corps que cela aux gens. Le bilan de la police doit être proche de la réalité», avance Sydney Selvon, historien. Ce dernier était jeune journaliste à l’époque. Il avoue, cependant, que c’est une croyance générale, même parmi les journalistes, qu’il y a eu beaucoup plus de victimes. «Les tueries se sont déroulées à Port-Louis et dans le Nord», explique-t-il. 

L’historien Jocelyn Chan Low n’exclut pas, non plus, la possibilité qu’il y ait eu plus de victimes que ce qui a été rapporté par la police et dans la presse. «C’est possible. Peut-être qu’il y en a eu d’autres qui n’ont pas été reliés aux bagarres, par exemple.»

Philippe Flore: «J’ai échappé de justesse à la mort»

Ce 24 janvier 1968, il s’en souvient parfaitement. Rencontré à son domicile à Poudre-d’Or, Philippe Flore confie qu’il est un rescapé des bagarres raciales. 

À l’époque, Philippe Flore a 24 ans. Ce soir-là, il se trouve dans la capitale et est stoppé par un vieil homme. Philippe Flore aperçoit au même moment des hommes marchant dans la rue, armés d’armes tranchantes et de lourdes chaînes. «Je me suis sauvé. Heureusement qu’ils ne m’ont pas vu, sinon j’aurais pu y laisser la vie. J’ai échappé de justesse à la mort». 

Toutefois Philippe Flore ne peut pas immédiatement rentrer chez lui, dans son village du Nord. Les tensions sont encore très vives dans la capitale. Par conséquent, il va vivre chez sa tante à Résidence Vallijee. Il y restera 16 jours. 

Ce n’est qu’une fois le calme revenu qu’il pourra regagner Poudre-d’Or. «Mon père était discipliné. Il m’a mis dans le droit chemin. Sinon mo mem mo ti pu kapav mal fini…» 

Un des collègues de travail de Philippe Flore n’a pas eu sa chance. En sortant d’un mariage, il est tué par balle…

Yousuf Mohamed: «Mon père et Gaëtan Duval se sont embrassés devant la télé»

Il avait alors 35 ans. Les bagarres raciales à Plaine-Verte, Yousuf Mohamed, Senior Counsel, s’en souvient. Surtout que son père, sir Abdool Razack Mohamed, était député de la circonscription n°3, Port-Louis maritime– Port-Louis Est. «Il ne fallait pas répondre aux provocations. D’ailleurs, mon père et Gaëtan Duval se sont embrassés devant les caméras de la télévision nationale, pour calmer la situation.» Habitant Plaine-Verte et étant dans la politique, sa famille, dit Me Yousuf Mohamed, était également en danger. «Mon père et moi, nous connaissions Abu Soobratty et Abbas Peerbhoy. Notre posture était de ne pas aller à Roche-Bois mais ces deux-là y sont allés et ils ont été tués.»

Des plaies qui refusent de se refermer

May Assy n’a rien oublié de la peur qui la taraudait en 1968.

May Assy est menue. Sa voix est tendre… Son regard est doux, il apaise. Son accueil, réconfortant. Nul ne devinerait que sous cette apparente candeur, May Assy cache tout un vécu. Cinquante ans après avoir été aux toutes premières loges des bagarres raciales, sa peur ne s’est pas tout à fait dissipée. Son ressenti, son amertume : une pensée suffit pour qu’ils refassent surface. Cette période de sa vie a défini tout ce que May Assy est devenue… La Port-lousienne d’alors a perdu des proches, sa maison et la vie comme elle la connaissait jusque-là… 

«L’Indépendance, nous l’avons payée de notre sang.» May Assy durcit le ton. Mais pas trop. Malgré sa colère et sa tristesse, la vieille femme se réjouit de transmettre son savoir. «Il faut que les gens sachent ce qui s’est passé.» Elle se souvient de toutes les dates. «La bagarre n’a jamais commencé à Venus !» s’insurge May Assy. Elle affirme qu’elle a commencé le 7 août 1967, soit le jour du référendum sur l’Indépendance. 

Ce jour-là, alors qu’âgée de âgée de 36 ans, elle travaille dans une école comme enseignante, ses parents envoient un policier la prévenir qu’une bagarre a éclaté dans un centre de vote pas loin de chez elle. Sa famille habite alors à St-François. «Tout allait bien avant que l’on implique la politique…» 

La peur lui prend au ventre. C’est ce 7 août 1967 que commence cette peur qui ne l’a jamais vraiment quittée. Un mois plus tard, le 8 septembre, une deuxième bagarre éclate. La tension palpable, les habitants de St-François, Ste-Croix et la cité Gabriel Martial retrouvent néanmoins un semblant de vie normale… 

Le 18 janvier, le vrai calvaire débute pour May Assy. Sa maison est sise à l’angle des rues Périmbé et Cotton. Ses voisins ? Des membres d’un gang notoire appelé Istanbul. «N’empêche que nous nous entendions bien. Quand il y avait un mariage chez eux, ils mettaient aussi des guirlandes chez nous.» Ce 18 janvier, cependant, l’heure n’est pas à la fête. 

Karl Berger, jeune homme bien connu dans la région de St-François, vient d’être tué. Son assassinat a fait tellement de bruit que des habitants se mobilisent. «Ils sont allés faire du désordre dans un enterrement à CampYoloff.» Le lendemain matin, c’est le chaos. Dehors, «ils piaffaient, criaient, leur sabre à la main…» 

Le samedi suivant, c’est à un proche de May Assy de se faire assassiner. Herman Bangard rentre ivre chez lui et s’assoupit devant la porte. Le lendemain matin, on l’a poignardé, comme le rapporte l’express du 22 janvier de l’époque. «Son beau-frère, Raynal Dantier, courait vers nous, il nous disait : “Rentrez chez vous. Herman est mort. On va tous nous tuer.” On avait peur.» Commencent une série de nuits blanches, de boule perpétuelle au ventre. 

«Sur notre mur, l’on avait écrit “Istanbul” au charbon noir. Tous les jours on l’effaçait, mais le lendemain il revenait», se souvient-elle. Mais les membres de la famille Assy apprendront plus tard que ce sont leurs voisins, eux-mêmes membres du groupe, qui avaient écrit cela. Histoire de les protéger. 

La mort d’Aboo Soobratty, May Assy s’en souvient comme si c’était hier. Les deux frères Peerbhoy et lui-même vont voir son oncle Georges Assy qui était policier. «Il lui ont dit : “Koz ek Gaëtan Duval. Dir li nu fer lapé”.» Le drapeau blanc sur leur voiture ne dissuadera pas les bandits du gang opposé de s’en prendre à eux. Aboo Soobratty est tué sur le coup. Abbas Peerbhoy, lui, meurt sur un lit d’hôpital. 

Malgré leur proximité avec des membres du gang, les Assy vivent la peur au ventre. Et un jour, ils décident de partir. «Nos voisins nous ont dit qu’ils ne pouvaient plus nous protéger. Qu’on les traitait de traîtres.» 

Ils se dirigent vers Rose-Hill. Avant de trouver une maison permanente, ils habitent chez des proches. Mais même quand ils trouvent une maison à eux, ils hésitent à y accrocher des rideaux. Ils ont peur d’être une fois encore chassés…

Quand May Assy raconte sa vie

«Il était une fois… ma paroisse» C’est ainsi que s’intitule le livre de May Assy. Après avoir repris le cours de sa vie post-bagarre raciale, May Assy n’a jamais pu oublier. «J’en parlais à tout le monde et tout le temps. Je racontais aux prêtres de ma paroisse. Je racontais aux jeunes qui ne savaient pas. Et on m’a dit : “Écris”», se rappelle-t-elle. May Assy s’y est mise après avoir pris sa retraite. «C’était comme si je m’étais libérée d’un poids. J’ai commencé à écrire un jour et je n’ai pas pu m’arrêter. Tout est sorti.» Cependant, elle n’a jamais osé distribuer son livre. Elle l’a publié et l’a donné gratuitement à quelques amis et aux familles qu’elle avait côtoyées à St-François. Elle avait trop peur pour le vendre. Aujourd’hui, il ne lui reste qu’une copie de ce livre. 

Dans son ouvrage, elle raconte sa vie avant la bagarre raciale. Cette vie où tout le monde vivait bien. «Toutes les “communautés” ensemble. Une vie pauvre et simple mais nous étions heureux. Nous partagions le malheur et le bonheur de tout le monde», se remémore-t-elle. Mais aussi, elle raconte la bagarre raciale elle-même ; ce qu’elle appelle «la vérité vraie, celle que les journaux ne racontent pas». May Assy ne s’est pas arrêtée à un livre. Elle a aussi organisé plusieurs réunions où elle a rassemblé les familles qui se sont trouvées au coeur de la bagarre. L’année dernière, c’est elle qui a eu l’idée d’une stèle en souvenir des victimes. Elle en a parlé au père Jean-Maurice Labour et le projet est devenu une réalité. Cette bagarre est une cicatrice que May Assy porte à jamais.

Mgr Jacques Harel, curé de la paroisse Saint-Michel, à Grand-Gaube: «L’Église protégeait des réfugiés»

Père Harel, quels sont vos souvenirs de ces bagarres raciales ? 

J’étais vicaire à l’époque, à l’église Immaculée, et nous avons été directement confrontés aux bagarres raciales. C’était une période très difficile. Cela a été marqué par l’exode de plusieurs familles, qui ont quitté leur quartier pour habiter ailleurs. Les gens souffraient et venaient se réfugier à la cure de l’église et nous les protégions.

Les membres de l’Église étaient aussi en danger ? 

Oui. Je me rappelle qu’une fois, il y avait Mgr Jean Margéot et moi, entre autres, dans une voiture, et on nous a balancé un cocktail Molotov. Notre voiture a pris feu et ce sont les soldats britanniques qui ont éteint l’incendie.

Comment l’Église a-t-elle géré les bagarres raciales ? 

Les prêtres étaient tous mobilisés, de même que les imams. Nous allions dans tous les quartiers, à Plaine-Verte, à cité Vallijee, avec un message de paix. C’était un engagement pour la paix et la protection des victimes et des gens des deux côtés. La police ne pouvait pas être partout mais nous, nous allions à ces endroits.

Pensez-vous que les plaies des uns et des autres se sont refermées avec le temps ? 

Les plus âgés se souviennent toujours cette époque, avec beaucoup de tristesse, et ce que les gens veulent c’est d’éviter de revenir à ce temps-là.

Quel est votre souhait pour le pays à l’aube de ses 50 ans ? 

Mon voeu est que chaque communauté, chaque religion et chaque section de la population soient respectées et protégées.