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Luciano Azor, lauréat du Triolet SSS: «À Maurice, on oublie de penser»

11 février 2018, 14:57

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Luciano Azor, lauréat du Triolet SSS: «À Maurice, on oublie de penser»

Demandez-lui de se définir, il répond du tac au tac : «Ambitieux, bosseur, perfectionniste.» Cette tête bien faite d’une cité de Triolet, 20 ans, fait partie des 45 lauréats de la dernière cuvée du HSC. Luciano Azor se rêve désormais en ténor du barreau. Il plaide, ici, contre nos paresses intellectuelles et nos manies. Comme celle, bien mauricienne, de «coller des étiquettes à tout-va».

Ce mot «lauréat», qu’évoque-t-il pour vous ?
Ah, c’est plus qu’un mot (grand sourire). C’est une grosse satisfaction. Je m’étais fixé ce challenge, j’ai réussi. Je suis très heureux, d’abord pour moi, mais aussi pour mes parents. Ma mère m’a simplement dit : «Luciano, merci. Je suis fière de toi», c’est exactement ce que je voulais entendre (ému). Elle est cleaner, elle nettoie les plages. Papa est maçon. Quand il a su qu’il avait un fils lauréat, il m’a félicité à sa façon : «Continue d’aller de l’avant, ne t’arrête pas. Tu es mon seul espoir.»

Ça met un peu la pression…
Ouais, un peu. Dans ma famille, même élargie, personne n’a fait d’études, ils ont quitté l’école vers 10-12 ans. Presque tous sont devenus maçons ou femmes de ménage.

Les études, vous en parlez beaucoup à la maison ?
Quasiment jamais. En fait, mes parents ne s’y attendaient pas, mais alors pas du tout. Il savait que leur fils se débrouillait pas trop mal en classe, mais de là à devenir lauréat, ce n’était pas pour eux. Je n’ai rien dit de mes objectifs pour leur faire la surprise. Même après les examens, quand j’ai senti que ça pouvait le faire, j’ai préféré me taire.

«Le jour de mon admission en Form 1, une dame s’est approchée de moi et m’a dit : “Luciano Azor, prévokasionel sa ?”»

Racontez-moi votre journée type en HSC…
Je me levais tous les jours entre 3 et 4 heures du matin. Je commençais par bosser ma littérature, anglaise et française, pour que ça reste frais dans ma tête toute la journée. Vers 7 h 30 je me mettais en route pour l’école, à pied. Retour à la maison à 15 heures, petit break et au boulot. Le 16 heures-20 heures était consacré aux devoirs, c’est beaucoup, mais c’est parce que je doublais le nombre d’exercices pour m’améliorer. Après dîner, j’attaquais les past exam papers jusqu’à 23 heures, minuit parfois. Et rebelote le lendemain matin.

Soit dix heures de travail personnel par jour !
Faut savoir ce qu’on veut dans la vie.

Vous ne souffliez jamais ?
Si, ça m’est arrivé, le week-end. Une journée à la plage, en famille, mais c’était très rare. Il n’y a pas 36 façons de réussir : il faut des efforts et des sacrifices.

Ce qui est peu banal, c’est que vous êtes un ex-cancre…
(Rire) C’est vrai. En primaire, j’avais de grosses difficultés. Je n’étais pas complètement nul, mais très loin des meilleurs. Les maths étaient ma hantise... et aujourd’hui je suis lauréat grâce aux maths, c’est une belle revanche ! Un jour, il y a eu comme un déclic : j’ai commencé à aimer cette matière, à prendre du plaisir, et donc à bosser dur.

Vous en tirez quelle leçon ?
Il faut croire en soi, en ses capacités, y mettre de la conviction. Surtout, ne pas se laisser décourager par les autres. Excusez-moi pour le terme, mais je me fiche de savoir ce que X ou Y pense de moi. Ce qui compte, c’est mes envies, mes aspirations. Des obstacles, des doutes, des déceptions, il y en aura toujours dans la vie. Notre première impression est de se dire : «C’est trop difficile, je ne vais pas y arriver.» Mais si ! Si tu travailles fort, si tu crois en toi, tu n’auras pas de limite. Moi, c’est ma philosophie.

Vous vivez dans une cité de Triolet (il coupe)…
À cité Mère Teresa, et pas «résidence», comme ils disent à la MBC, j’y tiens. Je n’ai pas honte de l’endroit où j’habite, au contraire, je veux qu’on sache d’où je viens. 

Pourquoi ?
Pour montrer que cité peut rimer avec succès. Pour qu’on arrête de nous dénigrer, nous, les habitants de ces quartiers.

C’est ce que vous ressentez, du dénigrement ?
Oui, par exemple quand j’entends parler de «bann kréol sité», je trouve ça péjoratif et réducteur. À Maurice, on catégorise, on colle des étiquettes à tout-va. On est les champions des préjugés. Pourquoi ? Parce qu’on oublie de penser. On raisonne mal, avec immaturité. On enferme les gens dans des cases. On les juge en fonction de leur religion, de leur salaire, de la marque de leur auto; tout ça est très superficiel. Ce qui compte, c’est la personnalité, les valeurs, le mental. Et ça, ce n’est pas écrit sur votre payslip.

Cette propension à la stigmatisation, d’où vient-elle ?
Je ne sais pas, mais je l’ai toujours ressentie. La toute première fois, c’était à l’école. Le jour de mon  entrée en Form 1, une dame s’est approchée de moi et m’a dit : «Luciano Azor, prévokasionel sa?» Pour elle, c’était une évidence : Azor égal créole égal prévok. Comme c’est une évidence pour d’autres d’associer la drogue et la prostitution à la communauté créole. J’ai envie de dire à Monsieur Soodhun : «Devenez un adulte, cessez de penser comme un enfant.» Et encore, un enfant est peut-être plus mature…

Si tu juges les gens, tu n’as pas le temps de les aimer», disait… Mère Teresa, justement.
C’est très juste. Les cités peuvent réussir, j’en suis la preuve vivante. Pas moi seulement : un camarade de Roche-Bois a été lauréat l’an dernier. Donc, il faut déconstruire les préjugés. À Mère Teresa, il fait bon vivre. Il peut y avoir quelques bagarres, mais il est faux de dire qu’il n’y a que des gens violents, des drogués, des délinquants. La majorité des habitants ressemble à mes parents : ils travaillent, font leur petit bout de chemin et se donnent corps et âme pour la réussite de leurs enfants. Ça doit représenter 90 % des gens. Mais les 10 % de têtes brûlées captent toute l’attention des médias.

«Ce qui compte, c’est la personnalité, les valeurs, le mental. Et ça, ce n’est pas écrit sur votre payslip.»

Quelles études allez-vous suivre ?
J’aimerais faire le droit pour devenir avocat. Je veux défendre des causes auxquelles je crois. Ma destination d’études, idéalement, ce serait Londres. Le hic, c’est que ma bourse – Rs 2 millions pour trois ans – ne suffira pas. Le plan B c’est la Malaisie et le plan C Maurice. Mais je préférerais partir et y rester après mes études.

Vous ne vous sentez pas «redevable» en tant que boursier d’État ?
Oui et non… Je crois qu’il faut aussi penser à soi. Après mon barreau, si j’ai une bonne opportunité à l’étranger, je la saisirai. Plus tard, vers 40-45 ans, on verra. Si j’ai une vie stable, un peu d’argent de côté, alors peut-être qu’un retour à Maurice sera envisageable.

Qu’est-ce qui pourrait vous faire revenir ?
La politique : j’ai envie de changer la société mauricienne.

En commençant par quoi ?
Déjà, en replaçant le peuple au cœur des enjeux politiques. À Maurice, la notion d’intérêt général échappe à beaucoup de politiciens, qui ne voient que leurs propres intérêts, leur image, leur réseau, leur compte en banque. Ils passent les trois quarts de leur temps, non pas à travailler pour le pays, mais à s’entre-déchirer, histoire d’obtenir la meilleure part du gâteau. Au final, ce sont les citoyens qui trinquent, car ils n’entrent plus dans l’équation. Et la politique devient l’art de tromper le peuple. Pour moi, la priorité des priorités devrait être la lutte contre la pauvreté. Une fois que tous les Mauriciens auront des conditions de vie décentes, on pourra enclencher d’autres projets. La dignité, c’est la base.

Qui souhaiteriez-vous voir élu comme prochain Premier ministre ?
Un jeune avec des idées nouvelles qui apportent ce vent de fraîcheur dont le pays a tant besoin.

Avez-vous des craintes pour l’avenir ?
La déferlante des drogues synthétiques chez les jeunes a de quoi inquiéter. Quelqu’un qui fume paisiblement du cannabis, ça ne me dérange pas. Mais celui qui se détruit et détruit son entourage, là, il faut réagir, sinon c’est toute la société qui va en payer le prix. L’autre jour, deux filles au regard halluciné rampaient à quatre pattes dans ma rue, j’ai eu de la peine. La toxicomanie est une maladie, il faut en prendre conscience. Pour l’instant, je ne vois pas de meilleur antidote que la sensibilisation.

Si vous aviez un conseil à donner à la génération HSC 2018 ?
Manz ar li!

Et à leurs parents ?
Accompagnez vos enfants dans leurs rêves… mais n’essayez pas de réaliser les vôtres à travers eux. Comme on dit en créole : «Nou fer zanfan, nou pa fer zot léker.»