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Thomas Hylland Eriksen: «Le défi de Maurice maintenant c’est de ralentir»
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Thomas Hylland Eriksen: «Le défi de Maurice maintenant c’est de ralentir»
Thomas Eriksen étudie les relations interethniques à Maurice depuis les années 80. Si le pays a réussi à contenir les conflits, de nouveaux paramètres entrent en jeu, tels les réseaux sociaux, une accélération des choses, qui ne permettent pas de temporiser. Il appelle à «cool down».
Vous avez analysé les «dénominateurs communs » qui permettent à Maurice de gérer les conflits ethniques. Ont suivi les émeutes de 1999. Votre optimisme a-t-il faibli ?
Le livre «Common denominators: Ethnicity, nationalism and the politics of compromise in Mauritius» a paru en 1998. Un an après, l’affaire Kaya a éclaté. Cela montre qu’une tension sous-jacente est présente et qu’elle peut surgir sous forme de violence. Le défi des relations intercommunautaires n’a pas été totalement relevé, mais il est contenu. Certaines choses changent rapidement et d’autres beaucoup plus lentement. Certains aspects de la culture changent à des vitesses différentes. C’est le cas à Maurice. Ce qui a évolué très rapidement ce sont les infrastructures, le développement, les usines, les commerces, les hôtels, les autoroutes… Les gens ont un meilleur habitat et davantage d’argent. Mais d’autres fondamentaux changent beaucoup plus lentement, comme la vie de tous les jours, les habitudes, les réseaux, la famille...
En termes de relations interethniques et d’identité, le changement a été beaucoup plus lent. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Parce que cela apporte beaucoup aux gens d’avoir ce genre d’appartenance. Ce serait très dangereux de leur dire que maintenant vous êtes tous des individus. Car ils sont profondément liés à leurs souvenirs d’enfance, la religion et leurs racines.
Quand vous perdez une partie de votre culture originelle, traditionnelle, votre identité ethnique devient plus importante parce que c’est essentiel pour vous de garder, d’essayer de sauver quelque chose qui a été perdu, une nostalgie.
Vous disiez que le créole est une langue commune, transcendante, mais il semble que les débats sur son utilisation au Parlement soient révélateurs d’un glissement dans la dualité du pays vers la créolité vs indianité. L’avez-vous constaté ?
Oui, je l’ai remarqué. J’ai suivi les débats au sujet du rôle du créole. C’est fondamentalement problématique que la langue qui est la langue commune à la majorité des Mauriciens soit aussi associée à un groupe particulier. Une communauté ethnique, d’une certaine manière, représente l’essence d’une nation, avec la langue créole, le séga, l’attitude décontractée de tolérance, qui sont associés aux Créoles. Mais, en même temps, le malaise créole est toujours une problématique, dans le sens où ils sont au bas de l’échelle sociale, en termes de développement économique. Vous ne voyez pas beaucoup de Créoles dans l’audience à l’université, par exemple. C’est le grand paradoxe. La même chose se produit en Australie, où la culture aborigène a été promue comme l’essence de l’Australie. Or, il y a de sérieux problèmes sociaux avec les aborigènes.
Un groupe peut représenter une culture nationale et être toujours, par ailleurs, relativement marginal. J’ai constaté cela avec la langue créole et ses difficultés à être utilisée au Parlement.
«La vitesse a beaucoup à faire avec cela. C’est ce que j’ai appelé le «overheating» (la surchauffe) dans la sphère des médias.»
Un aspect qu’on n’a pas pu prédire, c’est le rôle des réseaux sociaux comme Facebook. Estce qu’ils peuvent avoir un impact négatif sur les relations interethniques ?
Oui. Là encore, on voit cela partout dans le monde. Il y a un poison dans les réseaux sociaux. Ils rendent beaucoup plus faciles les commentaires haineux et très préjudiciables. Tard le soir, après quelques verres, avec des amis, vous tapez quelque chose sur l’ordinateur… à partir de là les personnes critiquées se sentent offensées. Cela crée des frictions, des tensions, des polarisations. La vitesse a beaucoup à faire avec cela. C’est ce que j’ai appelé le «overheating» (la surchauffe) dans la sphère des médias. Les choses arrivent trop vite. On n’a pas le temps de penser, de réfléchir, de voir les choses sous plusieurs points de vue, mais on doit répondre immédiatement. Ce genre de réflexions doit être fait plus lentement et avec une vraie communication interpersonnelle.
Il y a une majeure différence entre rencontrer des gens physiquement et apprendre à connaître les êtres humains au lieu de juste les voir en ligne. Ces forces modératrices de l’échange physique sont importantes quand on touche aux relations communautaires. Il faut garder un lien vivant, de proximité entre chacun. Quand je vivais à Rose- Hill (NdlR, dans les années 80’) l’église sonnait la cloche. J’étais aussi réveillé par l’appel du muezzin de la mosquée. Il y avait un temple hindou dans les environs ainsi qu’un petit temple bouddhiste. Ces quatre religions coexistaient dans un tout petit espace. Dans la sphère privée, vous pouvez vous accrocher à vos idées, mais dans la sphère publique, les gens s’entendent bien. Ils se connaissent, ils sont voisins. C’est aussi la raison pourquoi les émeutes en 1999 ont été si traumatisantes pour ceux qui les ont vécues, parce que les personnes qu’ils connaissaient et en qui ils avaient confiance, étaient devenues leurs ennemis.
L’un de vos arguments pour la relative paix interethnique est que le pays, de par sa petitesse et son insularité, on ne peut s'échapper. Maintenant, on peut causer des dommages de l’extérieur avec Internet, on peut prendre un avion rapidement. Ces restrictions physiques se sontelles atténuées ?
En effet, elles sont moindres. Cela a affaire avec la mondialisation. Les Mauriciens sont bien mieux connectés avec le reste du monde. Avec le développement économique, de plus en plus de gens peuvent voyager. Il y a davantage de relations d’affaires, en raison aussi des nouveaux médias. Les Mauriciens ont les télévisions satellitaires. Cette meilleure connexion est principalement une bonne chose. Cela renseigne sur les autres, sur comment eux résolvent les problèmes.
Cela peut aussi être une mauvaise chose, bien sûr, car cela peut les amener à importer de dangereuses idéologies, des idées insidieuses peuvent être contre-productives. Mais là encore, je reste optimiste, c’est bon d’être connecté au monde extérieur et le plus ont le fait, le mieux c’est car les Mauriciens peuvent se percevoir dans un espace plus large. Comme je l’ai démontré dans ma contribution dans The Mauritian Paradox*, Maurice n’est pas aussi petit, au regard de cette connexion avec l’étranger.
Vous avez souhaité, lors de votre intervention à l’université, à Maurice de «cool down». Qu’est-ce que vous appelez ce «overheating», cette surchauffe mondiale ?
Ces dernières années, nous avons connu une accélération. J’ai écrit un livre en 2001, dont le titre est Tyranny of the Moment: Fast and Slow Time in the Information Age, qui parle de l’accélération, du temps et des nouvelles technologies.
L’identité, surchauffée, peut entrer en éruption, en raison des frictions qui deviennent trop nombreuses. Nous constatons une nouvelle ère également. Nous avons perdu l’histoire du progrès quelque part à la fin des années 90. Nous sommes entrés dans une situation à grande vitesse mais sans direction réelle. C’est pourquoi j’ai mentionné durant ma courte intervention ce matin (NdlR, jeudi) la nécessité d’avoir une vision : où voulons-nous aller, où voulons-nous être dans dix ou 20 ans ?
Je ne vois plus cela en Europe. C’est ça le overheating : full speed ahead with no brakes, no final start and no sense of direction. C’est une situation très dangereuse. Avant même que vous ne vous en rendiez compte, il y a aura davantage de plastique dans l’océan que de poissons. Vous avez quelque chose à protéger. Maurice est toujours entouré par des eaux limpides et propres. J’ai une image complète du monde et l’économie, les finances surchauffent aussi. Il y a ces crises occasionnelles et finalement l’environnement décline. Or, il est fondamental.
Prendre soin de l’environnement est-ce aussi se calmer ?
Oui, cela devrait être. Bien sûr un pays comme Maurice est vulnérable, c’est difficile, vous ne serez jamais autosuffisant en nourriture ou énergie. Mais il y a beaucoup de substitutions à l’importation qui peuvent être faites, au niveau de la production alimentaire. C’est un des défis que je vois pour Maurice dans un avenir proche. It’s cooling down a bit. Ralentir.
Maintenant les Mauriciens sont relativement aisés – pas tous, il y a la pauvreté, la misère, de nombreuses personnes qui n’ont pas bénéficié du développement mais la majorité en a bénéficié – peut-être qu’il est temps de se demander qu’est-ce qui nous rend heureux ? Est-ce encore une nouvelle voiture ? D’autres vacances en Europe ou quelque chose d’autre ? J’en reviens à la famille, aux affinités, qui restent importantes. Pour de nombreuses personnes et certainement à Maurice, la famille les amis vous rendent heureux. Ce sont ces relations avec les autres et pas la consommation qui comptent.
«Vous avez une presse libre, vous devriez pouvoir tout écrire. Bien sûr, il est important de traiter les gens de façon respectueuse. Si vous respectez les gens vous pouvez dire ce que vous voulez.»
Avez-vous suivi la levée de boucliers des lobbies sectaires hindous contre l’article de «l’express» évoquant les jeunes qui fumaient du gandia lors du pèlerinage de Maha Shivaratree ? Comment un simple article peut-il prendre de telles proportions ?
Cela aussi a affaire avec la vitesse. Car ils répondent très rapidement. Sans penser d’abord, peut-être. Là encore c’est un phénomène mondial. Nous sommes devenus beaucoup plus sensibles, susceptibles, plus offensables que par le passé. C’est devenu très dur de faire des blagues aux dépens des autres. Ce genre de déclin est normal, je le crains. Sur ce cas concret, je ne connais pas vraiment les détails, mais je choisirais probablement de résister. Vous avez une presse libre, vous devriez pouvoir tout écrire. Bien sûr, il est important de traiter les gens de façon respectueuse. Si vous respectez les gens vous pouvez dire ce que vous voulez.
En Europe, il existe une tension entre la communauté musulmane et la majorité et celle-là est plus sensible, plus facilement offensée. Mais l’on devrait réaliser que l’on peut critiquer l’islam, à condition de traiter les musulmans avec respect. Aux États-Unis, le politiquement correct a atteint de tels sommets qu’on ne peut plus rien dire.
À moins que vous ne receviez des menaces, je ne me sentirais pas trop inquiet. Les lobbies sectaires, c’est quelque chose à laquelle vous devez résister, vous devez avoir la liberté d’expression.
*Small is beautiful, but is it viable? Scale and Mauritian options for the next 50 years
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