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Isabelle l’Olive: «Pourquoi mon pays me rend triste»

11 mars 2018, 19:30

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Isabelle l’Olive: «Pourquoi mon pays me rend triste»

Pourquoi est-ce vous qui aviez accepté cette rencontre ?

Parce que Patrick est à l’étranger pour renouveler sa licence de pilote. Chaque six mois, et durant toute sa vie professionnelle, un pilote doit passer des examens en simulateur, en ligne, ainsi que des examens techniques. Patrick étant Belge, il a choisi de le faire à Bruxelles. Il a attendu le dernier moment pour partir, de peur qu’on ne le laisse pas rentrer à Maurice.
 

Êtes-vous inquiète ?

Je ne suis pas très rassurée, ce sera la surprise...
 

Une marche pour sa réintégration était prévue vendredi, mais elle a été annulée la veille. Pourquoi ?

La direction d’Air Mauritius nous a fait comprendre que c’était mieux ainsi.
 

Ils vous ont mis la pression ?

(Sourire en coin) On peut le dire comme ça. Ils n’ont pas apprécié d’apprendre dans la presse que des pilotes allaient se rassembler à Port-Louis pour soutenir Patrick.
 

Pourquoi céder ?

Pour laisser une chance à la conciliation. Ils laissent entendre qu’une issue favorable est encore possible. J’ai envie de leur faire confiance, même si je crains d’être déçue.
 

Officiellement, quelle est la raison de son licenciement ?

On lui reproche d’avoir refusé une contre-expertise médicale, à la suite de son arrêt de travail du 5 octobre. C’est un prétexte car personne ne lui a demandé de contre-expertise, donc il n’a pas pu s’y opposer.
 

Le lendemain, il était pourtant licencié…

Sur la base d’un faux motif, donc. Et sans pouvoir se défendre devant un comité disciplinaire, d’où notre colère. Voilà comment Air Mauritius traite un pilote après 14 ans de boîte, comme un bandit. Un coursier est venu en pleine nuit lui remettre sa lettre de licenciement. Une décision à effet immédiat, on n’en a pas dormi. Le lendemain matin, c’est la police qui a débarqué, avec des officiers du PMO et du Bureau de l’immigration. Deuxième lettre, cette fois pour révoquer son permis de résidence permanent. C’est là qu’on lui a dit : «Monsieur, vous quittez le pays par le premier vol.» C’est violent.
 

À cet instant, il se passe quoi dans votre tête ?

Ça bouillonne de questions. Est-ce qu’on part ensemble ? Est-ce que je le laisse partir seul ? Très vite, on se dit que non, ce n’est pas possible de quitter toute une vie en une heure. On appelle Gavin Glover (NdlR, son avocat), qui réussit avec l’avoué à faire annuler la déportation immédiate. Ce que les gens ne savent pas, c’est la suite.
 

Racontez…

En sortant du bureau du juge, le samedi, on a des infos comme quoi les autorités pourraient passer outre l’injonction, arrêter Patrick et le mettre de force dans un avion. Alors, il part se cacher et le polar commence. On lui trouve des planques, il en change quotidiennement, parfois pendant la nuit. Comme il refuse de manger, je lui prépare des petits plats qu’un complice lui fait passer ; j’ai l’impression d’être dans un film. Je n’ose pas sortir de chez moi, de peur qu’on vienne placer des choses compromettantes. Jour et nuit, je suis espionnée. Des véhicules font le va-et-vient devant la maison, des gens louches regardent à travers la grille. Ce n’est que plus tard que j’ai su qu’ils étaient de la NSS. Ça m’aurait rassuré de savoir que j’avais la Sûreté de l’État à ma porte ! Ce cinéma a duré une dizaine de jours.

«Patrick n’a plus de travail et reste sous la menace d’une expulsion»

Revenons à l’avant-veille, le fameux 5 octobre. Ce jour-là, quatre vols sont reportés…

C’est ça. Patrick devait assurer en soirée celui à destination de Perth.
 

Mais il ne l’a pas fait…

Parce qu’il était souffrant.
 

Vraiment souffrant ? On a parlé d’une grève déguisée…

Il était malade (elle appuie), un certificat médical l’atteste. (Elle se lève et revient avec le document, qui fait état d’une «asthénie» et d’une «tension artérielle» trop élevée, nécessitant une interruption de travail de dix jours). Il était vidé, épuisé par des horaires de travail déments : un état peu compatible avec la responsabilité de 300 passagers.
 

Pourtant, le même jour, un «ultimatum» arrive à échéance : celui des deux syndicats de pilotes à la direction, or votre compagnon à l’époque en dirige un…

D’où une certaine confusion dans la tête des gens.
 

Était-il à l’origine de cet ultimatum ?

Non, c’était une action concertée des deux syndicats, celui des expatriés et celui des locaux. Air Mauritius s’apprêtait à embaucher des pilotes mauriciens, le conflit portait sur leur rémunération. Quand la direction a décidé de les payer 25 % de moins par rapport à ce qui avait été annoncé, les deux syndicats ont dit non. Ils ont demandé à discuter avec la direction, qui a refusé. D’où l’ultimatum. En gros, les pilotes ont dit : «Si d’ici au 5 octobre vous ne respectez pas les contrats, nous, on arrête de voler durant nos jours off.» C’est ce qu’il s’est passé. Mais les malades, eux, l’étaient réellement.
 

Cinq mois plus tard, où en est-on ?

Au même point. Patrick n’a plus de travail et reste sous la menace d’une expulsion. On vit avec une épée de Damoclès sur la tête. Financièrement, ce n’est pas simple. Cinq mois sans son salaire, avec quatre enfants... J’ai mon atelier de fleuriste, on vit là-dessus et sur nos économies. La communauté des pilotes nous aide aussi.
 

Et s’il n’était pas réembauché ?

Alors il faudra prendre une décision. Pour Patrick, être «expulsé» d’Air Mauritius ou du pays, cela revient au même. S’il ne peut plus faire son métier ici, il devra le faire ailleurs. À moins qu’il se recycle, il a un groupe de musique (sourire), mais faire du rock à plein-temps… J’en rigole mais c’est dur (émue), cela fait 12 ans qu’on vit ensemble, ma famille est aussi la sienne, on est tous bouleversé à l’idée de le voir partir.
 

Partir avec vous avec, j’imagine…

Je ne sais pas. Ma vie est ici, j’y ai ma famille, mes amis, mon travail, je n’ai pas envie d’abandonner tout ça, pas pour ces raisons-là. Lui reste confiant, moi j’y crois moins. Je sens qu’ils vont continuer à nous balader. Le fameux comité ad hoc n’a plus siégé depuis décembre. C’est un grand gâchis, cetteaffaire aurait dû être réglée depuis longtemps.
 

Pourquoi ne l’est-elle pas ?

Pour cela, il aurait fallu un minimum de dialogue. On s’est heurté à un mur et à des méthodes d’un autre âge.
 

Traiter le Premier ministre de «fou» (NdlR, sur un message vocal Whatsapp qui a fuité dans la presse) n’a peut-être pas aidé…

Ce n’était pas une agression non plus. Quand Patrick est vraiment fâché, ce n’est pas le mot «fou» qu’il utilise. Il parle le créole, et de façon assez fleurie si vous voyez ce que je veux dire. Le plus frustrant, c’est qu’il ne s’est pas battu pour lui, mais pour que des Mauriciens aient leur place à Air Mauritius, avec un traitement équitable. Il le paie une fois de plus. Deux fois, déjà, on lui a refusé sa nationalité.
 

On vous sent cassée par cette histoire…

(Le regard perdu) Je suis déçue par mon pays, il me rend triste. J’ai même parfois un peu honte. Déporter un expatrié du jour au lendemain, qui vit ici depuis 14 ans, le faire sans motif valable, ce n’est pas ça l’île Maurice. Ce n’est pas la brutalité envers les étrangers. Nos réussites de ces cinquante dernières années, nous les devons aussi à des gens qui ne sont pas nés ici, qui ont apporté leur pierre, un savoir-faire. Et nous aurons encore besoin d’eux, parce que nous sommes un petit pays.
 

Un pays en fête, demain…

Je vais être franche : moi, le cœur n’y est pas. Ce ne sont pas les Mauriciens qui me déçoivent, mais ceux qui nous dirigent.