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Christopher Hart de Keating: «L’achat local public reste un levier complètement sous-exploité»

4 avril 2018, 18:52

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Christopher Hart de Keating: «L’achat local public reste un levier complètement sous-exploité»

Créer une nouvelle stratégie industrielle pour assurer la pérennité de l’industrie locale. Tel est le consensus atteint par les différents acteurs du privé et l’Association of Mauritian Manufacturers.

Que ce soit au niveau de l’Association of Mauritian Manufacturers (AMM) ou de la Chambre de commerce et de l’industrie (MCCI), tout le monde s’accorde pour dire que le pays a besoin d’une nouvelle stratégie industrielle. Dites-nous en plus.
Il s’agit en effet d’accueillir les bouleversements qui viennent, de comprendre les enjeux qui nous challengent et de structurer le futur de notre industrie insulaire, avec des solutions qui nous soient propres, qui ne peuvent qu’être uniques. Notre pays est en voie de désindustrialisation car le secteur du commerce et les services progressent plus vite. Or, il y a un indicateur primordial qui ressort des recherches de la MCCI dont on ne parle pas assez : c’est l’effet multiplicateur de l’industrie avec un taux de 1,9 qui est le taux le plus fort de tous les secteurs. Bref, investir dans l’industrie est la meilleure façon de créer un «spilling effect» sur les autres secteurs et d’augmenter la richesse nationale. On ne peut se passer d’industrie dans une île, c’est une question d’indépendance économique et de grands équilibres : emploi, valeur ajoutée, déficit commercial…

À l’AMM, nous avons fait depuis 2016 un travail de redéfinition de notre vision prospective car nous voulons être là dans 50 ans, malgré les enjeux économiques et humains très difficiles. Nous plaidons pour un plan industrie 4.0 afin de relever les défis technologiques qui vont révolutionner nos industries. Elles ont besoin d’investir lourdement dans leur transformation digitale et dans l’innovation, et cela de façon inéluctable en raison du déclin démographique prévu dès 2030. Il y a donc urgence à renouer avec l’investissement dans l’industrie avec une nouvelle stratégie industrielle, pilotée au plus haut niveau de l’État et, indépendamment des aléas politiques, pour assurer aux investisseurs une visibilité sur le long terme. L’Economic Developmenrt Board (EDB) semble être le bon véhicule pour porter cette ambition public/privé.

Le secteur privé semble être sur la même longueur d’onde quant au besoin de favoriser l’industrie locale sans pour autant devenir protectionniste. Qu’en est-il des décideurs politiques ?
Nous vivons depuis dix ans le paradoxe des excès de la mondialisation : dans ce grand jeu planétaire, ce sont les multinationales les plus riches qui s’enrichissent toujours plus. De nombreux accords de libre-échange sont signés, des zones économiques exclusives en Afrique sont négociées, l’ouverture aérienne s’accélère, la connectivité maritime et les investissements dans le port sont une priorité. On peut dire que l’activité diplomatique mauricienne est impressionnante et c’est très bien ! Mais la prudence voudrait que l’on soit aussi fort sur nos bases arrière. Sur notre propre marché domestique, nos industries qui sont en situation d’export sont exposées à la concurrence inter- nationale, sans qu’un level playing field ne leur soit assuré.

C’est-à-dire?
En tant que Petit État insulaire en développement (PEID), notre vulnérabilité face aux  changements climatiques est reconnue. Nous ne faisons pas assez pour que notre vulnérabilité face au commerce international soit aussi reconnue. Nous plaidons pour qu’un traitement asymétrique face aux grandes nations soit appliqué avant même que nous n’entamions des négociations. Par ailleurs, Maurice ayant ratifié l’accord de Paris, nous souhaitons que l’on teste les implications d’un mécanisme de tarification carbone à notre échelle, et notamment la taxe carbone sur les produits importés pour inciter à la relocalisation des activités de production.

«Notre marché sait très mal se défendre contre les pratiques de quasi dumping ou de ventes à prix marginal» 

Le gouvernement a beaucoup mis l’accent sur les avantages qu’offriront le CECPA (Compre- hensive Economic Cooperation and Partnership Agreement) et l’accord de libre-échange avec la Chine. Mais l’industrie locale peut-elle sortir gagnante face aux géants indiens et chinois ?
Dans toute négociation, il y a des intérêts offensifs et défensifs et nouer des relations économiques avec ces deux géants industriels est porteur d’opportunités en matière de coopération économique et d’investissements pour Maurice. Certains secteurs d’exportation ont des attentes (sucre, rhum, thon, textile, etc.). Mais pour d’autres, les risques l’emportent largement : notre marché n’est pas normalisé et standardisé, et sait très mal se défendre contre des pratiques de quasi-dumping ou de ventes à prix marginal. Pour nos partenaires que sont l’Inde et la Chine, notre micromarché insulaire ne représente pas grand-chose pour eux, alors que pour nous, il s’agit d’intérêts vitaux. Comme il n’y a pas d’équilibre dès le départ dans la négociation (et c’est structurel car nous sommes un petit État insulaire) nous ne pouvons pas négocier à armes égales, ni nous passer de l’aide internationale. C’est une question d’ÉQUITÉ ÉCONOMIQUE et ne pas le reconnaître est une erreur stratégique.

La MEXA est d’avis qu’il faudrait une meilleure synergie entre les compagnies du Global Business et l’industrie locale. Qu’en pensez-vous ?
C’est un fait indéniable qu’il y a tout intérêt à ce que le secteur du global business soit totalement intégré. En effet, le total des avoirs qui transitent par les GBC 1 & 2 domiciliés à Maurice représentent 560 milliards de dollars, soit 46 fois notre PIB. Il y a tout un travail d’intelligence économique à effectuer pour mieux connaître ces entreprises et multinationales et optimiser le potentiel qu’elles pourraient représenter pour notre économie. De plus, avec la MEXA, nous réfléchissons à de nouvelles initiatives à prendre dans un modèle collaboratif pour atteindre de nouveaux marchés avec une offre groupée.

«Il y a donc urgence à renouer avec l’investissement dans l’industrie.»

L’AMM met de plus en plus d’accent sur le développement durable. Dans quelle mesure l’industrie locale est-elle prête à changer sa façon d’opérer pour réduire son impact sur l’environnement ?
L’industrie est consciente de sa responsabilité sociale et environnementale. Sa performance  pour être durable va aller de pair avec l’écologie. Cela signifie améliorer l’efficacité énergétique des procédés, dépolluer massivement, traiter les effluents liquides, structurer des filières industrielles de recyclage de déchets et des projets en économie circulaire régionalisée entre autres. Pour s’inscrire dans cette dynamique, nos entreprises ont besoin de cadres incitatifs, d’apport d’expertises, de programme d’accompagnement avec l’aide de bailleurs de fonds internationaux. Les agences internationales présentes sur notre territoire telle l’AFD (Agence Française de Dévelopement) savent y faire, surtout quand elles s’appuient sur un mode de gouvernance privé/public que nous sommes confiants d’atteindre si nous nous alignons avec le public.

Où en êtes-vous avec l’application du Programme national d’efficacité énergétique (PNEE) ?
Le bilan du PNEE 2015/17 est bon. Nous comptons 88 audits énergétiques enregistrés sur 100 attendus. Nos premiers éléments de synthèse démontrent que cela représente une facture énergétique cumulée de Rs 1,4 milliard/an. Sur cette facture cumulée des 88 entreprises, nous avons diagnostiqué un potentiel d’économies de 30 % en moyenne soit Rs 420 millions/an. Pour des investissements autour de Rs 830 millions soit deux ans de payback. L’enjeu pour la suite PNEE 2018/2022 est d’emmener les entreprises à réaliser ce potentiel d’économies identifié. Il y a encore du travail à faire pour que l’écosystème national fonctionne correctement.

«Nous ne faisons pas assez pour que notre vulnérabilité face au commerce international soit aussi reconnue.»

Quelle lecture faites-vous de la faible croissance du secteur manufacturier (1,3 %) pour cette année ?
La situation est contrastée selon les secteurs industriels : le sucre et le secteur traditionnel d’exportations, basés sur une main-d’œuvre à bas salaire et une relative valeur ajoutée faible, sont en déclin. Les Domestic Oriented Enterprises (DOE) maintiennent leurs poids respectifs dans le PIB depuis 2001, soit actuellement une contribution de 10,5 %. Cela signifie que l’industrie locale progresse globalement au même rythme que le reste de l’économie, à 3,4 % en 2017. C’est un bon indicateur de résilience et de dynamisme. Mais ce taux moyen cache des situations pas homogènes. Nous menons une réflexion avec la MCCI pour un Competitiveness package au titre du concept des Strategic Local Industries qu’il nous faut définir selon des critères objectifs.

Quelles sont vos attentes par rapport au prochain Budget ?
Il y a eu des avancées en 2017 comme le taux de fiscalité pour soutenir les exportations des DOE ramené à 3 % ou encore les doubles détaxes des dépenses de R&D pour soutenir l’innovation. Mais toutes ces mesures ne rem- placent pas un plan d’ensemble et à long terme. L’État a un rôle clé pour soutenir la compétitivité de l’industrie et accompagner sa transformation digitale et écologique. L’achat local public reste un levier complètement sous-exploité de soutien à la valeur ajoutée locale et l’emploi. Il reste beaucoup à faire du point de vue de la volonté politique. Nous aimerions que l’on nous entende sur le fait que produire localement a le même effet que l’export en ce qui concerne la balance des paiements, et qu’il faut par les normes et standards assurer un level playing field sur le marché local.