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Jacques Rangasamy: la moitié d’une vie à contribuer à l’internationalisation de l’art

1 octobre 2018, 12:04

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Jacques Rangasamy: la moitié d’une vie à contribuer à l’internationalisation de l’art

Pendant 22 ans, le professeur d’histoire de l’art Jacques Rangasamy a enseigné à ses élèves à ne pas se contenter de voir, mais à regarder les influences de l’art de l’Afrique et de l’Asie dans l’art européen et à analyser leurs connexions à l’âme humaine. Son portrait pendant qu’il est encore dans l’île.

Malgré une absence de plus de 20 ans de son île natale, Jacques Rangasamy, 68 ans, n’a pas oublié son français, même si celui-ci est teinté d’un léger accent britannique aux finitions. S’il a pris autant de temps pour retrouver le pays qu’il a quitté en compagnie des siens en 1970, c’est parce qu’il a été fort occupé à distiller son savoir et à agir comme conservateur pour mieux faire connaître l’art africain et asiatique contemporain.

Il y a aussi le fait qu’il n’a plus de parents à Maurice, tous ses proches étant morts. Il ne lui reste que des amis, surtout ceux avec qui il s’est lié d’amitié au collège Royal de Port-Louis qu’il a fréquenté jusqu’à la fin de sa Form VI. C’est d’ailleurs pour des retrouvailles entre Old Boys de cette institution qu’il est venu en vacances pour une durée d’une quarantaine de jours. Rencontre qui a eu lieu le 2 septembre à Pointe-d’Esny.

Son amour pour l’art n’est pas culturel car son père exerçait comme auxiliaire médical au Moulin à Poudre alors que sa mère était femme au foyer. À l’issue de ses études secondaires où il se découvre un amour pour l’art, non pas l’art appliqué mais pour «l’expression artistique et surtout pour sa transmission», il prend temporairement de l’emploi comme traceur chez Miroverre avant d’être embauché comme enseignant d’art par le collège Trinity.

À 20 ans, il suit sa famille qui émigre en Grande-Bretagne et s’installe d’abord à Londres. Pour pouvoir faire des études supérieures en art, il travaille pendant deux ans, le temps pour lui d’économiser et se faire admettre au Chelsea School of Art pour un Groundation Course lui permettant d’être exposé à toutes les formes artistiques en vue de trouver sa voie.

L’époque est aussi propice aux libertés. «C’était l’époque des Swinging Sixties. On marchait sur les grandes artères et on pouvait apercevoir le chanteur John Lennon passer dans sa voiture. Cat Stevens venait acheter ses jeans dans les magasins où j’achetais les miens. C’était la belle époque.»

Après le Groundation Course, il entame un Graduate Course auprès de l’université de Winchester qui l’expose à d’autres influences artistiques, lui donnant un véritable aperçu de ce qu’est l’art. «C’était ma plus grande exposition à l’art et ça avait un effet de fertilisation», racontet- il. Il dit qu’il y a mené une vie de bohème propre à l’époque.

C’est aussi au cours de ces années formatrices qu’il se découvre une passion pour l’histoire de l’art et la recherche en art. Après trois ans d’études où il excelle, il est invité par le Royal College of Arts de Londres à suivre un cours de maîtrise et il a comme chargés de cours des professeurs de renommée mondiale comme Philip Rawson, auteur d’une trentaine de livres sur l’histoire de l’art ou encore Keith Critchlow, artiste et architecte qui a été le professeur d’architecture du prince Charles.

«C’était un enchevêtrement de l’architecture et de l’art et l’interrogation des vieilles pierres et des choses anciennes pour découvrir l’enseignement spirituel transmis à travers les images et la culture.» Sa maîtrise pratique et théorique obtenue, son professeur de peinture, feu le Français installé en Grande-Bretagne Peter de Francia lui propose alors de faire un doctorat et Jacques Rangasamy opte pour le thème de La dette de l’Europe envers l’art du monde, c’est-à-dire l’influence de l’art mondial et surtout africain et asiatique sur l’art européen.

«Sans l’influence de l’art africain par exemple, il n’y aurait pas eu Picasso, Juan Gris ou encore Georges Braque. Les musées français exposaient beaucoup d’oeuvres d’art africain contemporaines car la France avait une mission civilisatrice. Beaucoup d’oeuvres d’art revenaient aussi avec des marins. Toutes ces oeuvres de l’hémisphère Sud ont inspiré la pratique de ces artistes. J’ai étudié tout cela par rapport à mes racines, explique-t-il. À un moment, ce n’était pas très reconnu que l’art européen avait une dette envers l’art africain et asiatique et qu’il fallait élargir la définition de l’art européen pour inclure tout ce qui se passe dans le monde. L’art était très euro-centré à l’époque et ne reconnaissait pas l’influence des autres pays.»

Son doctorat obtenu, il a hâte d’enseigner et d’exposer ses élèves à la sophistication de l’art, à l’humanité, aux cultures et aux croyances qui y sont véhiculées. C’est ce qu’il fait d’abord à l’université d’Oxford, puis au Royal College of Art avant de se poser à l’université de Manchester où il enseigne l’histoire de l’art pendant 22 ans. Durant cette période, il est invité à animer des modules auprès de l’université de Porto au Portugal, à celle de Macerata en Italie, à l’université d’Aix-en-Provence et à celle des Auvergnes en France. Il donne aussi des cours à l’université de Long Island aux États-Unis.

Et dans l’optique de mieux faire connaître l’art contemporain de l’Asie, il préside une organisation nommée Shisa, signifiant miroir, qui représente l’art contemporain du Sri Lanka, de l’Inde, du Bangladesh et du Pakistan. Financés à hauteur d’un demi-million de livres par l’Arts Council et d’autres organisations, son équipe de conservateurs et lui organisent 37 expositions internationales ainsi que deux expositions triennales sur l’Asie et publient 17 livres et catalogues.

«J’ai fait cela en parallèle à l’enseignement pendant dix ans. Le but était de faire reconnaître l’art ancien car l’Ouest était dans une totale ignorance de ce qui se passait dans l’art contemporain de ces pays-là.» C’est ainsi qu’il contribue à l’internationalisation de l’art.

S’il s’est officiellement retiré il y a deux ans, il lui arrive d’animer quelques cours sur demande d’amis. Pour lui, si l’art appliqué a toute son importance, l’histoire de l’art, c’est l’histoire de l’âme humaine individuelle et collective. «Je dis toujours à mes élèves que si leur atelier est leur site principal, leur bibliothèque est leur deuxième maison. Il n’y a pas de substitut à cela. Il faut toujours approfondir le savoir à travers les livres.» Il a d’ailleurs commencé l’écriture d’un livre sur l’histoire de l’art pour «aider les gens à voir tout ce qu’il y a comme richesse dans les oeuvres d’art».

Jacques Rangasamy estime que la technologie bloque cette vision. «Les écrans de télévision, d’ordinateur, de téléphone nous donnent des choses intéressantes visuellement mais nous bloquent la vue et nous empêchent de voir les choses en profondeur. C’est navrant que l’on perde cette faculté de voir. Il faut éduquer les jeunes à voir en profondeur et les encourager à participer à la vie de la création et à se connecter à l’humanisme universel… »