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Daniel Tanuro: «Mauriciens, insurgeons-nous !»
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Daniel Tanuro: «Mauriciens, insurgeons-nous !»
Il est venu de Belgique pour animer une session de «L’école de l’écologie*» à Riambel. Il a attrapé une mauvaise grippe, a perdu sa voix mais pas sa verve. Exposé vif et brillant sur le «basculement climatique». Un peu inquiétant, aussi. De quoi donner envie de faire durer un peu la classe.
Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) sur le réchauffement climatique est glaçant. Qu’en retenez-vous ?
La situation est plus grave qu’on le pensait, le basculement climatique s’opère plus vite que prévu. L’accord de Paris espérait contenir le réchauffement à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Aujourd’hui, on sait que cette bataille est presque perdue. Au rythme actuel, ce seuil sera franchi dans les années 2030- 2040. Deuxième enseignement : 2°C, c’est déjà la catastrophe. Cela entraînerait la perte de 99 % de récifs coralliens. Le lagon mauricien, c’est terminé.
Vous dites à propos du climat que le terme «basculement » est plus adapté que «changement».
Le Giec ne tient pas compte des «rétroactions positives», comme disent les climatologues. Pour faire simple : le réchauffement entraîne le réchauffement. Si le processus va trop loin, un effet domino l’amplifie, même en cas d’arrêt des émissions polluantes. C’est le scénario de la «planète étuve». Ce point de rupture, des chercheurs le situe à +2 °C.
Cela impliquerait quoi, concrètement ?
Une série de réactions en chaîne entraînerait la Terre vers des températures encore plus élevées, et où les océans seraient douze mètres plus haut qu’aujourd’hui. Homo sapiens, notre espèce, y survivrait. Mais pas plus de trois milliards d’individus. Les glaciologues ont un autre point de basculement : la fonte de la calotte glacière du Groenland. Cela aurait un impact sur toutes les autres calottes et sur la température des océans, qui elles-mêmes influencent d’autres écosystèmes.
Quand est-ce que les calottes seront cuites ?
On ne sait pas exactement, quelque part entre +1°C et + 4°C. Nous sommes à +1°C, donc déjà en zone dangereuse. Sous le Groenland, il y a assez de glace pour faire monter le niveau des océans de six mètres. Sachant cela, nous avons deux attitudes possibles, soit céder à la collapsologie (NdlR, néologisme désignant science de l’effondrement de la civilisation industrielle), soit se dire qu’il n’y a pas de fatalité et oser des ruptures. Par exemple, réaliser que le capitalisme ne saura rien résoudre.
Cette idée, vous en avez fait un livre : «L’impossible possible capitalisme vert».
Le «capitalisme vert» est un oxymore, une escroquerie intellectuelle. Le système capitaliste tend vers une production et une croissance illimitées, c’est le coeur de la machine. Mais l’écosystème terrestre, lui, est limité. Il y a un antagonisme indépassable. Une croissance illimitée dans un monde fini, c’est impossible.
Mais un producteur de panneaux solaires peut se targuer de faire du capitalisme vert…
Une forme de capitalisme vert est évidemment possible et très rentable. Mais la vraie question est de savoir si le capitalisme dans son ensemble peut tourner au vert, autrement dit, si l’action globale des capitaux peut respecter les cycles écologiques, leurs rythmes et la vitesse de reconstitution des ressources naturelles. Pour moi, c’est non, le système capitaliste a atteint ses limites. Mais il ne va pas s’effondrer, c’est le climat qui va basculer. Ce système, c’est quoi ? Un rapport social d’exploitation du travail. Le fait que les océans montent de deux ou même de dix mètres ne va pas mettre fin à ce rapport. La seule chose qui peut l’arrêter, c’est le refus des populations de le subir plus longtemps. Et pour cela, les peuples devront se faire les porte-parole de la nature. Pour nous faire signe, la nature n’a pas d’autre voix que son basculement. C’est à nous de parler pour les arbres, pour les insectes, pour les poissons.
Ce système, écrivez-vous, n’aurait prospéré qu’en exploitant une nature gratuite.
Absolument. Pour extraire du poisson, comme le font les super-chalutiers qui massacrent l’écosystème, on paie l’infrastructure, le personnel, mais on ne paie pas l’océan, on ne dédommage pas l’écosystème. C’est pour cela qu’en période de crise, le capital s’oriente vers les investissements extractivistes. Le géant indien sidérurgique Mittal ferme ses aciéries pour investir dans des mines de fer, là où la plus-value est meilleure. Le capitalisme ne verdit pas, il pourrit. On pourrait certes imaginer qu’il se tourne vers les énergies renouvelables. Mais depuis 200 ans, il s’est fourvoyé dans la voie sans issue que représentent les énergies fossiles.
Maurice, justement, n’arrive pas à réduire sa dépendance aux énergies fossiles.
Vous pourriez pourtant trouver des ressources ailleurs que dans le charbon indien ou sud-africain. La base américaine de Diego Garcia va produire son électricité à partir de l’énergie thermique de la mer. C’est le dispositif «OTEC» : on exploite la différence de température entre les couches supérieures des océans, chauffées par le soleil, et les eaux profondes plus froides. C’est le principe de la pompe à chaleur, ça n’a rien de révolutionnaire.
Si c’était si simple, pourquoi le charbon reste-t-il incontournable ?
Parce que la puissance des lobbies fossiles est colossale. Ces lobbies et les banques qui financent leurs investissements gouvernent le monde. Ils veulent déterminer eux-mêmes le rythme de la transition énergétique et les technologies à développer. Le hic, c’est que changer de ressource implique de repenser complètement le système. Ce n’est pas comme changer de carburant dans sa voiture, passer d’un octane 95 à 98. Là, vous pouvez garder votre moteur. Passer des fossiles aux renouvelables, c’est changer de moteur. Donc, mettre l’ancien à la casse. Problème, il n’est pas amorti. Une centrale à charbon – des centaines sont construites chaque jour – est faite pour durer quarante ans minimum. Leurs propriétaires ne sont pas fous, ils ne vont pas liquider des centrales qui ne sont pas amorties pour sauver le climat. Aucun capitaliste ne ferait ça. Parce que son concurrent ne le fera pas et prendra les parts de marché.
Et le politique dans tout ça ?
L’obstacle est là. Organiser la transition énergétique, c’est détruire du capital : les oléoducs, les gazoducs, les raffineries, les centrales. Les gouvernements refusent de le faire car ces infrastructures appartiennent aux entreprises les plus puissantes du globe. Je ne dis pas que le politique ne peut rien, il peut tenter de corriger le système localement. Mais il se heurte le plus souvent à une logique de fer qu’il ne contrôle pas. Tout se joue dans des conseils d’administration.
Notre monde serait «naturellement » écocidaire (NdlR, qui engendre la destruction d’un ou de plusieurs écosystèmes) ?
Je le pense. Vous avez deux catégories de gouvernants. Les Trump ou les Bolsonaro, qui sont les cavaliers de l’Apocalypse. Pour eux, mieux vaut détruire la planète pour sauver le capital que l’inverse. Et puis il y a les autres, ceux qui disent : «Oui, on a compris, le changement climatique c’est sérieux, il faut s’en occuper. » Mais que proposent-ils ? Un dépassement temporaire du seuil de dangerosité, comme évoqué dans le dernier rapport du Giec. Prenons une image : vous travaillez dans une usine d’explosifs. Un incendie se déclare, les portes se bloquent en raison d’un court-circuit et la direction dit : «On n’appelle pas les pompiers tout de suite parce que les dégâts ne sont pas encore assez importants et l’assurance ne remboursera pas. Mais ne vous en faites pas, tout est sous contrôle.» C’est la même chose avec le dépassement temporaire. L’idée, c’est de dire : on va dépasser 1,5° C de réchauffement dans les années 2030-2040, puis on va refroidir la planète en retirant du carbone de l’atmosphère. Je n’y crois pas.
Pourquoi ?
D’abord, on ne maîtrise pas la technologie. Mais surtout, des dégradations irréversibles peuvent survenir. En Antarctique, deux énormes glaciers contiennent chacun assez de glace pour faire monter les océans de 3,5 mètres. Ils sont au bord de la désintégration. Si cela se produit pendant le dépassement temporaire, c’est comme l’explosion dans l’usine d’explosifs. Après, c’est trop tard. Vous pouvez déployer toutes les technologies, vous ne ramènerez pas l’eau sous forme de glace.
Taper sur le méchant capitalisme qui détruit tout, n’estce pas un peu court ?
Malheureusement, la réalité est très courte : nos gouvernants et ceux qui les mandatent, c’est-à-dire les puissances financières, sont en train de détruire la planète. Si ces messieurs voulaient vraiment sauver le climat, ils commenceraient par faire l’inventaire des productions nuisibles ou inutiles, comme les armes ou l’obsolescence programmée des objets. Dans l’Union européenne, en 1990, l’espérance de vie moyenne d’un appareil électro-ménager était de douze ans, aujourd’hui c’est huit ans. Pourquoi ? Pas pour satisfaire le consommateur qui a régulièrement besoin d’un nouveau percolateur à café. Le but est de compenser la baisse des taux de profit par une augmentation du nombre d’objets. On pourrait traquer ces mécanismes mais on ne le fait pas. Ce qui serait s’attaquer aux fondamentaux du système capitaliste.
Sortir du capitalisme reste un projet gentiment utopique…
Mais il faut être utopique ! Ce n’est pas une utopie rêveuse, mais concrète. Puisqu’il faut produire moins pour sauver le climat, pourquoi continuer à travailler plus ? Pourquoi le faire de plus en plus vite, en étant de plus en plus stressé, comme le capitalisme l’impose ? C’est absurde ! C’est ça qui est irréaliste et utopique. Il faut que la folie change de camp. Les fous sont les défenseurs du statu quo.
Comment retrouver un avenir désirable ?
Essayons d’être le monde que nous souhaitons, disait Gandhi. Les Mauriciens ont réussi à empêcher la construction d’une nouvelle centrale à charbon, c’est la preuve que les luttes paient. Il y en aura d’autres. Battez-vous pour des transports publics de qualité. Le métro léger, c’est bien, mais qu’il soit gratuit pour faire reculer la voiture. Ce que nous vivons est plus qu’une crise : c’est une menace d’effondrement global. Contre ça, il faut s’insurger. C’est peut-être cela mon message : Mauriciens, insurgeons- nous. L’indignation, on le sait, ne suffit plus.
Que mettez-vous derrière ce terme ?
L’indignation est un état d’âme, l’insurrection est action. C’est se dresser collectivement et sans violence. Regardez votre lagon… (il s’interrompt et fixe longuement l’horizon). C’est bouleversant de beauté. Vous réalisez que l’on est en train de perdre ça ? Cette idée m’est insupportable. Je viens de Charleroi, en Belgique. On dit de cette ville qu’elle est la plus laide du monde et c’est sans doute vrai. Ma région est ravagée par l’industrie du charbon, par l’extractivisme. Dans chaque quartier vous avez des crassiers (NdlR, des collines de déchets miniers), il y en a des centaines. Les paysages sont défigurés, déformés à jamais. Le capital a pillé le charbon, puis il est parti. Il ne reste que la misère sociale. Les taux de chômage et d’exclusion sont effrayants, comparables à ceux des pays du Sud.
Pourquoi me racontezvous cela ?
Pour mettre en garde les Mauriciens. Pour qu’ils se méfient des promesses, des projets censés apporter du développement, de l’emploi, du bien-être. Dans ma région, il y a 150 ans, on tenait les mêmes discours. Les promesses sont parties, seule la désespérance est restée.
(*) : À l’initiative du Centre for Alternative Research and Studies (Cares)
Bio express
<p style="text-align: justify;">Daniel Tanuro est ingénieur agronome et spécialiste des questions d’environnement. Auteur de<em> «L’impossible capitalisme vert</em>» (La Découverte, 2010) et <em>«Le moment Trump»</em> (Demopolis, 2018), il a écrit de nombreux articles sur la crise écologique et l’écosocialisme (Contretemps, Le Monde Diplomatique...). Il a également fondé l’ONG belge <em>«Climat et justice sociale».</em></p>
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