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Christine Champton-Ahnee: «Il existe une histoire mauricienne de la Première Guerre mondiale»
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Christine Champton-Ahnee: «Il existe une histoire mauricienne de la Première Guerre mondiale»
Il y a trois ans, un projet interscolaire embarquait des centaines d’élèves (1) sur les traces des Mauriciens de la «Grande Guerre». Il y a dix jours, la suite : un livre. On y découvre le destin d’hommes et de femmes guidés par «un patriotisme désarmant». Interview avec la co-auteure, 100 ans jour pour jour après l’armistice.
On dit souvent que la guerre est une affaire d’hommes…
C’était vrai il y a 100 ans, encore que. La guerre aujourd’hui peut être une affaire de femmes, ce livre(2) en est la preuve : une professeure agrégée d’histoire, une éditrice et moi-même. Je pense qu’il existe un regard féminin sur la guerre. On s’intéresse moins aux avions et aux baïonnettes, davantage aux lettres de soldats, à l’intimité, aux «marraines de guerre».
Ces marraines mauriciennes qui fournissaient les tranchées en papaye…
En papaye cristallisée et en piment ! Les marraines correspondaient avec un «filleul» inconnu qui combattait dans les tranchées, pour lui remonter le moral. Elles lui envoyaient des denrées, des vêtements. À Maurice, les marraines tricotaient beaucoup. On a retrouvé la lettre d’un soldat qui recevait tellement de tricots qu’il les distribuait à tous son régiment ! (Rires) Il y a aussi de belles histoires. À la fin de la guerre, un soldat belge blessé au poumon se fait conseiller par un médecin d’émigrer dans un pays chaud. L’homme écrit à sa marraine, qui l’accueille. Il n’est plus jamais reparti. Un siècle plus tard, une famille mauricienne porte le nom de ce soldat.
Qu’est-ce que cette guerre lointaine nous dit d’important sur le présent ?
Elle nous dit que l’expérience des hommes n’est pas à oublier. Celle des États, aussi. Il existe une histoire mauricienne de la Première Guerre mondiale. Cette histoire est riche, complexe, encore mal connue. La connaître permet de mieux avancer, d’éviter de tomber dans certains pièges.
Ce livre est une chronique d’hommes et de femmes dans la guerre. Quel fil relie ces histoires ?
Une valeur : celle de l’engagement. Sur les 3 000 Mauriciens engagés, un quart sont restés sur place, dans la Mauritius Volunteer Force (voir repères). Tous les autres ont fait le choix de partir à la guerre. Ils ont pris un bateau, à leurs frais, pour rejoindre une armée. Le plus souvent, britannique ou française, mais pas seulement : sud-africaine, indienne, canadienne, américaine. En fait, c’est la diaspora qui s’est mobilisée, de Maurice et d’ailleurs. On a retrouvé la trace de deux étudiants qui étaient en vacances en Suisse au moment de la déclaration de guerre. Deux jours plus tard, ils passent la frontière et font le forcing pour entrer dans l’armée française. Elle ne veut pas d’eux, mais ils insistent. Ils finissent par se faire accepter et en sont très fiers.
L’histoire finit comment ?
Mal. L’un est rapidement prisonnier des Allemands, l’autre meurt au combat l’année suivante. Sept à huit cents Mauriciens ont été sur le champ de bataille, un sur quatre n’est pas revenu. La plupart n’avaient pas appris à se battre. Ils ont été gazés, mutilés, massacrés, utilisés comme chair à canon. On a retrouvé les écrits d’une infirmière mauricienne postée sur le front d’Orient. Elle raconte les atrocités qui se déroulent sous ses yeux. Son récit est poignant.
Souvent, ces correspondances disent autre chose que la guerre…
C’est vrai. Un homme s’enthousiasme du pot de Mazavaroo partagé dans la tranchée. On sent sa fierté de montrer aux poilus français ce qu’est un Mauricien. Ces lettres racontent des rencontres, des découvertes de l’autre et de soi. Elles disent la fraternité des guerriers, l’inquiétude des familles. Le journal intime d’une maman est émouvant. Elle a deux fils à la guerre. Sa peur est palpable.
Durant vos recherches, qu’est-ce qui vous a frappée ?
L’efficacité de l’Internet de l’époque ! Grâce au télégramme, Maurice était déjà dans le village global. Nous étions l’un des très rares pays à être ainsi connecté à Londres. Les télégrammes arrivaient aux Casernes centrales, la presse les répercutait, on savait au quotidien ce qui se passait sur le front. Une autre chose frappante, c’est la ferveur patriotique. Les Mauriciens sont entrés dans cette guerre avec un patriotisme… désarmant.
Un patriotisme pour l’occupant ?
Pour l’ancien aussi. Le jour où la guerre éclate, la population de Port-Louis descend dans la rue pour chanter God Save The King et La Marseillaise, une chose inimaginable aujourd’hui. La colonisation était vécue comme une domination, mais c’est comme si la guerre était une parenthèse : le colonisé est solidaire avec le colonisateur. À l’entrée en guerre, les journaux publient des déclarations de notables de toutes les communautés, qui ont tous le même discours. Les uns appellent à prêter allégeance au roi d’Angleterre, les autres jouent sur la fibre patriotique pour la France.
Cette ferveur s’exprime aussi dans les lettres des Mauriciens au front…
Effectivement. Ils disent se battre pour «la liberté» et «la civilisation». C’est un peu paradoxal quand on est une colonie ! Les termes employés pour parler de l’Allemand – «le boche», «le teuton», «le barbare» – sont presque pires que ceux des Français. Un soldat écrit à sa tante pour lui annoncer qu’il a tué son premier Allemand. Il en est si fier qu’il veut envoyer sa baïonnette en trophée. La presse relayait cette ferveur… tout en critiquant les Britanniques qui refusaient de mobiliser les Mauriciens. C’est un autre paradoxe.
Comme un appétit de guerre ?
Les journaux en témoignent : quand la guerre éclate, tous les Mauriciens en âge de se battre veulent partir. Les Britanniques ont décliné poliment.
Pourquoi ?
On l’apprend dans des documents déclassifiés : les Britanniques exigeaient des Mauriciens «d’origine européenne» – un euphémisme pour dire Blancs. Pour autant, cette guerre est portée par tous, elle transcende les communautés. Prétendre que 14-18 est une affaire de Franco-Mauriciens, c’est n’avoir rien compris. En 1917, les Britanniques ont besoin d’ouvriers en Mésopotamie (NdlR, la région de l’Irak actuel). 1 500 Mauriciens de toutes origines répondent à l’appel.
Vous disiez qu’ils voyageaient à leurs frais…
Le «passage», comme on disait, coûtait très cher. Des comités levaient des fonds pour payer les départs. Selon l’armée choisie, la route était différente. Les Français s’arrêtaient à Madagascar, les Anglais en Afrique du Sud. De là, on prenait un autre bateau pour Marseille ou l’Angleterre. Le voyage durait deux mois.
Sur la photo de couverture, on distingue une inscription sur un avion britannique : «Pressented by the colony of Mauritius.» Qui offrait des avions ?
L’industrie sucrière, principalement. Il y avait aussi des souscriptions nationales. L’argent était envoyé au gouvernement britannique pour l’achat d’aéroplanes, comme on disait.
Toutes les archives ont-elles été exploitées ?
Non, il reste des choses à apprendre. Dans ce livre, nous publions des documents inédits, obtenus par des familles. L’objectif, c’est qu’ils ne retournent pas dans l’oubli.
Est-ce que cette guerre continue de vous travailler ?
Oui, j’ai encore des interrogations. Sur le rapport à la mort, par exemple. Offrir sa vie à sa patrie, il y a 100 ans, c’était normal. Aujourd’hui, la perte d’un soldat est vécue comme un traumatisme. Notre rapport à la vie et à la mort a totalement changé. Celui au patriotisme, aussi. Partir à la guerre ne fait plus rêver personne. La ferveur nationale est ailleurs, dans les stades, ceux de la Coupe du monde de foot ou des Jeux des îles.
(1) : De l’école du Centre et le Lycée La Bourdonnais.
(2) : «Les Mauriciens dans la Grande Guerre 1914-1918», Christine Champton-Ahnee et Christine Renard, Éditions Vizavi.
Repères
Les Mauriciens dans la guerre 14-18, c’est :
• 3 000 hommes et femmes engagés
• 1 500 travailleurs partis au front
• 800 soldats postés sur place au sein de la «Mauritius Volunteer Force»
• 700 soldats partis au combat
• 170 morts (un combattant sur quatre)
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