Publicité
Mario Serviable: «Personne n’écoute l’artiste»
Par
Partager cet article
Mario Serviable: «Personne n’écoute l’artiste»
Il préside depuis l’an dernier le Frac, à La Réunion. Mario Serviable souligne qu’il est le président de cette institution de l’État français à titre bénévole. D’ajouter avoir aussi renoncé à sa voiture de fonction. Le Mauricien, né à Rose-Hill, était de passage chez nous pour l’ouverture, jeudi, de l’exposition consacrée au photographe Samuel Fosso, collaboration du Frac avec l’Institute for Contemporary Arts Indian Ocean, à PortLouis. Docteur en géographie, il cartographie les actes manqués de la création artistique contemporaine.
Vous êtes président du Frac, à La Réunion, depuis 2018. Êtes-vous Mauricien, Français ou les deux ?
Tout cela fait partie de mon identité. Il ne faut pas le dire avec le vertige du chemin parcouru. C’est une nouvelle fonction que j’assume. Je suis le premier non-élu politique à présider le Frac. C’est le seul Frac de l’outre-mer français. Nous sommes dans un réseau de 23 Frac. L’histoire a fait que la Région Réunion et l’État se sont mobilisés pour qu’il y ait quelque chose dans la mer des Indes, pour l’art contemporain. Nous sommes un heureux accident de l’Histoire.
Vous n’y êtes pas arrivé par accident ?
Cela reste une nomination politique. Je suis le candidat de la Région Réunion. Le Frac est financé par l’État et par la Région Réunion. Depuis sa création, il y a une trentaine d’années, le Frac avait toujours été présidé par des élus politiques de la Région Réunion.
Vous êtes docteur en géographie, enseignant, historien, engagé dans l’édition avec la maison Ars Terres Créoles, actif pour demander que Roland Garros entre au Panthéon. L’art contemporain est l’une de vos facettes cachées ?
Oui et non. Je suis militant de l’éducation populaire. J’avance, comme dirait le président Macron. J’ai un pied dans l’univers savant et un pied dans l’éducation populaire, l’éducation tout au long de la vie. Je suis géographe, je suis à la croisée des chemins de tous les savoirs et de toutes les représentations pédagogiques. La littérature, l’art sont des leviers éducatifs. La géographie, c’est de la biopolitique.
Biopolitique ? Expliquez-nous.
C’est la science de l’organisation de la vie dans la cité (NdlR, néologisme utilisé par le philosophe Michel Foucault pour identifier une forme d’exercice du pouvoir qui ne porte pas sur les territoires, mais sur la vie des individus). Le propre de la civilisation, c’est de protéger le faible, la veuve, l’orphelin, par rapport à l’organisation darwinienne où règne la loi du plus fort. Nous, géographes, ne regardons pas seulement l’espace physique. Nous essayons aussi de déceler le projet de l’Homme qui a aménagé l’espace. C’est pour cela que la géographie est la science de la biopolitique.
Vous mentionnez la loi du plus fort, la Nature qui condamne les plus faibles. La mission du Frac est-elle de soutenir ces «faibles» que sont les artistes ?
La première expression de l’homme avant le langage articulé a été le dessin. C’est le premier artefact, la création de quelque chose qui n’existe pas dans la Nature. La première expression de son intelligence, d’une émotion à partager. L’art est émotion d’abord. C’est pour cela que c’est difficile de faire entrer l’art dans une définition. Une émotion renvoie au subjectif, à celui qui regarde et reçoit. On a confié à l’éducateur que je suis une technique multimillénaire qui est la première expression de l’Homme avant le langage, l’invention de l’écriture, de la littérature. w Voilà qui est lourd à porter. Il faut le partager.
Que comptez-vous faire durant votre mandat de trois ans ?
C’est un mandat bénévole.
Vous avez accepté de ne pas être payé pour présider un organisme de l’État français?
Oui, parce que c’est une fonction politique et biopolitique. Il y a une directrice, Béatrice Binoche, qui est salariée. Je suis un président bénévole, j’ai une fonction politique. Je suis gardien de la bonne utilisation de l’argent public et je suis bénévole.
Les présidents du Frac avant vous ne l’étaient pas.
Je ne suis pas redevable de ce qui se faisait avant moi. J’ai renoncé à ma voiture de fonction.
Pourquoi ?
Je suis philosophiquement dans le dépouillement… J’ai tout connu. J’ai tous les honneurs.
Chevalier de légion d’honneur en 2011…
Oui, oui, oui. Je suis aussi Chevalier des Arts et des Lettres. J’ai fait le tour de cet univers de vanités et d’illusions. J’essaye d’aller à l’essentiel. C’est ma philosophie. Je suis un catholique social.
C’est-à-dire ?
Je suis de droite.
Gaulliste vous voulez dire ?
J’appartiens à la droite éducative. Je crois que l’éducation peut transformer le monde et les individus. Je fonctionne dans la pédagogie de l’exemple et du modèle.
Vous espérez que d’autres vont également renoncer au salaire et à la voiture de fonction ?
Ce serait de la vanité. En dehors de ma retraite, ma seule fonction salariée est d’enseigner l’interculturalité à l’université catholique de l’Ouest. Il y a deux universités à La Réunion. J’ai passé tout mon temps à l’université publique, l’université de La Réunion. Maintenant, on m’a demandé de donner un coup de main à une université qui date de trois ans, l’université catholique de l’Ouest.
Pourquoi l’Ouest ? Parce que c’est l’université catholique d’Angers dans l’ouest de la France, qui s’est implantée à la Réunion. Avec l’interculturalité, j’ai tous les leviers pour amener les hommes et les femmes à une table commune pour partager la culture.
Le cours d’interculturalité intéresse beaucoup d’étudiants ?
C’est l’avenir.
Cela veut dire que ça commence doucement ?
À quoi sert l’interculturalité ? À vivre ensemble. Le terme «vivre ensemble» a été inventé dans cette partie du monde en 1841. (Il récite) «Mon enfant, ma sœur/Songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble ! Aimer à loisir/ aimer et mourir au pays qui te ressemble». Baudelaire. Vivre ensemble n’est pas vivre avec. On vit avec son mal de tête, son cancer, sa bellemère. On ne vit ensemble que quand on aime.
«Je suis un président bénévole, j’ai une fonction politique. Je suis gardien de la bonne utilisation de l’argent public. J’ai renoncé à ma voiture de fonction.»
Vous aimez le Frac, revenons-y.
En tant que président du Frac, j’ai trois fonctions. C’est l’acquisition d’œuvres. La deuxième, c’est l’exposition d’œuvres, à la Maison Bédier et ailleurs. Comme avec l’Institute for Contemporary Art Indian Ocean (Icaio), dans un partenariat public-privé. La troisième mission, c’est la médiation de l’œuvre, pour affiner le regard des uns et des autres, pour qu’ils voient des choses qui échappent aux premiers mouvements. Cela aide à voir dans l’œuvre un sens que l’on ne voit pas à premier vue.
Quelles sont les procédures d’acquisition d’œuvres ?
Le budget de fonctionnement est de 2,4 millions d’euros (NdlR, autour de Rs 94. 8 millions). Environ 10 % sont consacrés à l’acquisition d’œuvres, mais aussi à l’entretien du fonds. L’achat est décidé par une commission d’acquisition. Entretenir coûte aussi cher sinon plus cher que d’acheter des oeuvres. Le Frac a un fonds de 500 œuvres que nous ap- pelons contemporaines. La contemporanéité est un courant pictural qui date de la fin du XXe siècle.
Nous laissons le soin aux spécialistes de faire l’acquisition des œuvres. Je ne m’en mêle pas. Je ne me mêle pas du projet artistique. Par contre, j’ai choisi une directrice et j’ai validé son projet artistique pour trois ans. Une fois qu’elle l’a choisi, c’est elle qui décide. Nous donnons – j’y tiens – la responsabilité à de jeunes artistes de se frotter à l’organisation d’une exposition, c’est-à-dire la mise en valeur d’une oeuvre. Pour l’exposition Samuel Fosso, nous avons demandé cela à Abel Técher.
Parlez-nous des artistes mauriciens qui figurent dans la collection du Frac.
Le plus connu, c’est Malcolm de Chazal. Nous en avons un certain nombre et nous souhaitons faire d’autres acquisitions. C’est pour cela que nous nous entourons de spécialistes, de galeristes. Par exemple, Salim Currimjee (NdlR, fondateur de l’Institute for Contemporary Art Indian Ocean, où se tient l’exposition de Samuel Fosso) faisait partie de la dernière commission d’acquisition, qui s’est réunie il y a environ deux mois à La Réunion.
Qui d’autres en dehors de Malcolm de Chazal ?
Il y a Ismet Ganti, Shiraz Bayjoo, Khalid Nazroo et Yousouf Wachill.
Quel regard jetezvous sur l’art contem- porain à Maurice ?
Il n’y a que l’artiste qui peut donner l’air du temps. Seuls le temps et l’intuition valideront ce qui méritera d’être conservé comme étant représentatif d’une émotion et d’une espérance d’une période donnée.
Le problème de l’art contemporain est de faire école. Cette année, c’est le centenaire de la naissance d’Hervé Masson. L’art contemporain, c’est aussi les dessins de Masson en prison. L’art contemporain, c’est ce qui traduit le mieux les années de braise, les difficultés d’un pays indépendant, les oppositions idéologiques. Et la question fondamentale, celle du vivre ensemble : Serons-nous heureux un jour ? La réponse est non. Les désirs de l’homme sont infinis et indéfinis.
À chaque fois qu’un désir est satisfait, la nature humaine nous projette vers un autre rêve. L’art contemporain traduit ce mal-être. Le problème c’est que personne n’écoute l’artiste. L’artiste ne profère pas, il n’écrit pas de manifeste. Par contre, des courants artistiques ont écrit des manifestes expliquant pourquoi ils s’engageaient. Les artistes mauriciens portent cette perspective toujours différée : vivre ensemble un jour.
Publicité
Les plus récents