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Gaëtan Jacquette: «L’exclusion, ce deuxième crime contre l’humanité»

1 février 2019, 11:19

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Gaëtan Jacquette: «L’exclusion, ce deuxième crime contre l’humanité»

Il le reconnaît lui-même, son titre ne veut plus dire grand-chose. D’organisations créoles, il n’en reste plus. Gaëtan Jacquette ne sait pas qui peut sauver les descendants d’esclaves, alors que nous célébrons les 184 ans de l’abolition, ce vendredi 1er février. Mais pour lui, le malaise créole est toujours là et procède de l’exclusion, qui remonte à la libération.

L’anthropologue Thomas Hylland Eriksen a dit, au sujet du «malaise créole», que «cibler un groupe ou une catégorie comme victime de malaise peut (…) être contre-productif». Qu’est-ce qui vous gêne dans cette affirmation ?
C’est un peu comme s’il disait n’en parlons pas, on va l’oublier. Mais ce n’est pas possible, parce que le malaise créole n’a pas poussé comme un champignon.

C’est un malaise ou un mal-être ?
On l’a appelé malaise, le père Roger Cerveaux l’avait aussi appelé «la désespérance», ce 31 janvier 1993 à Goodlands. En fait, il n’a pas inventé le malaise, il n’a même pas inventé cette expression, c’est Yvan Martial, lorsqu’il était rédacteur en chef de l’express.

Le malaise créole c’est le syndrome d’un mal beaucoup plus profond, qui va beaucoup plus loin dans le temps : l’exclusion. En 1993, le symptôme s’est juste manifesté. Et l’exclusion vient avec l’abolition.

Donc, le 1er-Février, vous le commémorez ou vous le déplorez ?
Ce n’est pas le mois approprié. C’était le 1er avril 1839 pas le 1er février 1835, qui était une bénédiction dans un sens. Mais après l’abolition, en 1835, les esclaves étaient obligés de rester comme apprentis jusqu’à 1839. La libération date de 1839 et c’est elle le début de l’exclusion, ce deuxième crime contre l’humanité.

Mais quand ils ont été libérés, les esclaves n’ont-ils pas décidé qu’ils ne voulaient plus rien avoir à faire avec les champs et se sont eux-mêmes éloignés sur les côtes ?
Auto exclus ?

Oui.
Ça, c’est l’histoire racontée par les chasseurs, pas par les lions. Ils ont été chassés (il appuie) des propriétés. Danielle North-Coombes a écrit, dans Studies in the Political Economy of Mauritius : «Some slave owners hired down the apprentices at lucrative rates to the sugar planters, the sale owner was paid $6 to $8 a month for the hire of each such labourer». Le planteur payait le propriétaire d’esclave pour le lui louer. Vijaya Teelock écrit dans Bitter Sugar que d’après la commission d’enquête de 1928, les esclaves «were hired to the planters for $6 a month which according to the commissioners was too cheap, considering that the lowest given for a plantation slave was to $6 to $8 a month». Les anciens esclaves connaissaient la valeur de leur labeur. À la libération, ils s’attendaient à recevoir au moins $6, mais les propriétaires ont refusé. Ils leur donnaient uniquement $2,50, comme aux Indiens, à prendre ou à laisser. Les anciens esclaves n’en voulaient pas.

Rémi Ollier, témoin de l’époque, écrit, en 1844, «quel fut le prix de ce refus, le jour même de leur liberté, ce jourlà ils furent inhumainement chassés de presque toutes les propriétés qu’ils avaient fécondées de leur sueur».

Il n’y avait pas que l’exclusion. Les propriétaires voulaient aussi absolument expulser leurs esclaves des propriétés afin de pouvoir accuser les Anglais d’avoir commis la faute d’abolir l’esclavage contre leur opinion. À l’époque, le seul employeur était l’industrie sucrière. Son expulsion voulait dire «allez mourir». Et de fait, ils mourraient. En six ans environ, le tiers de cette population a été décimé, notamment par les maladies.

Tout ça date de près de deux siècles. Pourquoi cela conditionne toujours autant les descendants d’esclaves ?
Quand vous avez un bien quelconque que vous léguez à vos enfants, petits-enfants, vos arrières petits-enfants… il perdure. Quand vous n’avez que l’exclusion, c’est tout ce que vous pouvez léguer, de génération en génération.

Le paradoxe, c’est que ceux qui ont opprimé les anciens esclaves se retrouvent aujourd’hui avec eux dans la catégorie population générale !
C’est aussi un peu ce qui empêche les pauvres Créoles de sortir la tête de l’eau. Ce qui est encore plus grave, c’est qu’ils se trouvent dans la même Église. Colons et esclaves se sont retrouvés dans la même Église et, aujourd’hui, leurs descendants. On a parqué des esclaves dans une Église qui n’est pas la leur mais celle de leurs maîtres, des colons. 

Pourtant, on a l’impression que l’Église d’aujourd’hui défend les descendants d’esclaves, la cause créole, les injustices.
Non. Voici ce qu’écrit l’anthropologue Sandra Carmignani, dans Mémoire de l’esclavage et créolité (NdlR, paru en 2017) : «À partir de 1993, avec l’impulsion donnée notamment par le père Cerveaux et la notion de malaise créole, les prêtres catholiques créoles vont défier l’église en lui demandant d’assumer le rôle de leadership intellectuel et politique qui fait défaut aux Créoles (…) l’Église, cependant, a refusé en renvoyant le rôle à l’État.» c’est net, sec. Les Créoles ne seront pas soutenus par l’Église.

Qui soutient les Créoles finalement ?
Personne, c’est aussi simple.

N’y a-t-il plus d’organisations créoles ? Vous présidez pourtant leur rassemblement ?
On n’en entend plus parler. La plupart de ces organisations sont en somnolence. Les héros sont fatigués et il n’y a pas de relève.

Le fait qu’il n’y ait pas de relève ne voudrait pas dire que finalement le malaise se dissipe peu à peu chez les jeunes ?
Le mal est toujours là. On n’en parle plus. Mais qui sait si dans dix ou 30 ans, il ne va pas resurgir ?

Pourquoi ça revient tout le temps ?
Le père Cerveaux avait dit que des parents créoles faisaient la même remarque : ils sont toujours les derniers à être considérés pour une place dans les écoles catholiques. Quand l’éducation était payante, tout le temps les riches étaient admis et que quand elle est devenue gratuite, l’Église a marché avec le gouvernement, alors qu’elle aurait pu rester en dehors et s’occuper des enfants pauvres. 

En sus, l’Église avait dit qu’il fallait développer un véritable sens de solidarité entre les membres de la communauté créole et, en même temps, un sens de responsabilité vis-à-vis de l’éducation des enfants. Quand on parle de solidarité, c’est, par exemple, une catastrophe, quelqu’un prend l’initiative pour permettre à ceux qui sont riches de tendre la main vers les sinistrés démunis ; ce serait absurde de dire à ces sinistrés «apprenez la solidarité entre vous». Pourtant, c’est ce que dit l’Église aux Créoles. Ça aussi nourrit le malaise.

Pas mal de Créoles s’en sont sortis. Pourquoi eux ne tirent pas les autres ?
Ceux-là se sont rendu compte qu’ils pouvaient s’en sortir par eux-mêmes. Mais la solidarité n’a jamais existé, ni au sein de la population générale ni au sein de l’Église ni au sein de la communauté créole.

Du temps de l’esclavage, ils ont toujours été individualistes. Car si un esclave libéré apportait de l’aide à un esclave en fuite il se retrouvait de nouveau en esclavage. Cela toujours été comme ça chez les Créoles. Mais si l’Église avait voulu initier une culture de solidarité entre ses enfants riches, qui sont les citoyens les plus riches de ce pays, et ses enfants pauvres, qui sont les plus pauvres, on n’aurait jamais entendu parler de malaise créole. Les Créoles ne doivent pas regarder vers l’Église pour les sauver. 

Comment sortir de ce malaise ?
Le professeur Godinot, alors président d’ATD Quart Monde, en visite à Maurice, avait déclaré : «Il est impossible pour les pauvres de s’en sortir d’eux-mêmes.» Il est impossible pour les Créoles de s’en sortir d’eux-mêmes. Au cours des auditions de la Commission justice et vérité, j’avais suggéré, parce que c’est un problème multidimensionnel, de mettre en œuvre un véritable plan Marshall, qui devrait bénéficier de la collaboration sans faille de plusieurs ministères, Finances, Éducation, Pêche, Sécurité sociale, Agro-industrie, PME, etc. Il faudrait créer un portefeuille pour un ministre de l’intégration sociale qui en aurait la charge.

Il existe ce ministère…
Il n’y en avait pas quand j’ai dit ça, en 2009. Le portefeuille a été créé en 2010.

Ses résultats ?
(Grand soupir) La seule, disons, consolation, que l’on peut avoir, c’est que le ministère au moins a été créé. Mais maintenant, on peut l’améliorer.

Mais il doit s’occuper de tous les démunis, il ne peut pas cibler que les Créoles.
De tous les exclus. Il devrait s’appeler ministère de l’Inclusion. Il faut inclure tous ceux qui ont été exclus, à travers un programme d’intégration sous forme de plan Marshall. Ce qui n’a jamais été fait par aucun ministre. Il n’y a rien d’ethnique là, chez les hindous aussi il y a des exclus, par exemple. Dans chaque communauté.
Ce ministre devrait être quelqu’un de très fort. Il faut parler d’égal à égal avec les autres ministres, «combien de terres vous pouvez donner pour qu’ils plantent ? comment les encourager à entrer dans les coopératives ? comment solutionner le problème de l’éducation». Ça c’est un massacre (il appuie). 

L’éducation justement. Pourquoi les enfants Créoles veulent aller dans les écoles catholiques ? Parce que les écoles de zone d’éducation prioritaire (ZEP) c’est un ghetto, un abattoir. (il cite l’étude pluridisciplinaire sur l’exclusion à Maurice, de 1997). Les parents créoles veulent fuir ce ghetto. Cassam Uteem a dit, en 2009, «il ne suffit pas de dire à satiété que c’est uniquement à travers l’éducation qu’on arriverait à sortir de l’exclusion, il faut d’abord revoir, pour le réformer, un système d’éducation qui chaque année exclut au moins 35 % des enfants du primaire tandis que plus de 50 % de ceux qui réussissent aux examens du CPE arrivent à peine à lire écrire (…)».

Mais ce système a été réformé, le Certificate of Primary Education (CPE) n’existe plus, il y a le Nine year schooling...
C’est pour cacher le gros scandale des échecs après le CPE. Ce n’est pas en poussant vers plus loin les résultats que ça va s’améliorer, qu’il y aura miracle. Il n’y a pas eu changement du système, on a juste repoussé l’échéance. Si on faisait un Twenty year schooling, ce serait dans 20 ans qu’on verrait le résultat du scandale. Pourquoi voulez-vous qu’ils changent un système qui, bon an mal an, produit son plein quota de futurs exclus ?