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Eric Ng Ping Cheun: «L’économie a détruit 1,400 emplois en 2018»

8 mai 2019, 11:21

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Eric Ng Ping Cheun: «L’économie a détruit 1,400 emplois en 2018»

Les indicateurs économiques sont très utilisés dans les médias pour faire une opinion de l’état de santé de l’économie. Une baisse du taux de chômage, par exemple, est perçue comme une bonne nouvelle tandis qu’une hausse est vue comme un problème. Les économistes qui se veulent «pratiques» finissent par considérer les statistiques comme des «faits» de la réalité économique.

En vérité, pour coller au monde réel, une analyse économique doit tirer son essence de ce qui entraîne la conduite humaine. À cet égard, les méthodes statistiques ne sont d’aucune aide, car elles ne peuvent pas identifier les moteurs de l’activité économique qui promeut le bienêtre des gens. Tout ce qu’elles rendent utile, c’est de montrer l’évolution des chiffres et de décrire des phénomènes dont elles n’expliquent ni le pourquoi, ni le comment. Sans une connaissance de ce qui détermine l’action humaine, on ne peut pas donner un sens aux statistiques.

C’est pourquoi il serait fastidieux pour un économiste de polémiquer sur le véritable taux de chômage dans le pays. Il s’intéresse plutôt à la création d’emplois et au fonctionnement du marché du travail. Mais puisque cet indicateur a fait l’objet de débat dans notre auguste Assemblée nationale, et que le gouvernement se targue d’avoir fait reculer le taux de chômage, il convient de le décortiquer. Et à l’instar du Premier ministre et ministre des Finances, on s’en tiendra aux chiffres publiés par Statistics Mauritius.

Destruction d’emplois

Quiconque ayant lu attentivement le dernier rapport trimestriel de Statistics Mauritius sur l’emploi arrive à ces deux conclusions: l’économie mauricienne a bel et bien détruit des emplois en 2018 (une destruction nette de 1 400 emplois, comme l’indique le tableau 1), et le chômage des jeunes (16 à 24 ans) a effectivement augmenté au quatrième trimestre de 2018 par rapport au trimestre correspondant de 2017, tant en nombre absolu (de 16 700 à 17 900) que dans le taux (de 21,0 % à 22,1 %), comme le montre le tableau 2. Chez les femmes, le taux de chômage reste à deux chiffres, soit 10,1 % (voir le graphique), et il est encore plus élevé parmi les jeunes (27,6 %). Encore que le taux d’activité des femmes soit relativement faible, au tour de 45 %.

Dans ses quatre premières années, de 2015 à 2018, le gouvernement actuel a enregistré une création nette de 12 800 emplois. C’est largement insuffisant et inférieur à la situation de 2011-2014 (21 200 emplois) et à la période 2007-2010 (25 400 emplois). Beaucoup plus d’emplois ont donc été créés dans le sillage de la crise financière de 2008 malgré ses effets néfastes.

C’est la première fois depuis 2012 que notre économie a détruit plus d’emplois qu’elle n’en a créés. Statistics Mauritius avait pourtant prévu, dans son rapport daté de juin 2018, que «employment is expected to increase by 7,000 in 2018 to reach 552,100». Les emplois de Mauriciens l’année dernière totalisent finalement 543 700 contre 545 100 en 2017. En particulier, le nombre d’emplois dans les petites et moyennes entreprises est passé de 256 600 en 2017 à 253 100 en 2018, soit une réduction de 3 500 emplois. Voilà qui contredit notre ministre du Travail, qui a affirmé le plus sérieusement du monde que le salaire minimum national, introduit en décembre 2017, était créateur d’emplois.

Chômage caché

Au-delà du nombre d’emplois, il est tout aussi important de regarder la nature des emplois. Statistics Mauritius comptabilise comme employés même ceux qui ne travaillent qu’une heure dans une semaine: «The employed population consists of Mauritians aged 16 years and above who have worked for pay, profit or family gain for at least one hour during the reference week of a month.»

Une telle définition de l’emploi cache un nombre conséquent de sous-emplois. Statistics Mauritius les évalue à 117 700 en 2017, comme mentionné dans son dernier rapport annuel sur l’emploi : «In 2017, labour underutilisation worked out to be 165,300, comprising those who were in employment and were available for extra work, i.e. time-related underemployment (117,700), the unemployed (41,800) and the potential labour force (5,800).»

De plus, considérant que «the unemployed population comprises all Mauritians aged 16+ who are not working but who are looking for work and are available for work during the reference week», le taux de chômage officiel sous-estime le nombre réel de sans-emplois, car il exclut les «travailleurs découragés» qui ont cessé de chercher un emploi. C’est du «chômage caché».

Le nombre de chômeurs est tombé à 40 100 en 2018. Étant donné que l’économie n’a pas créé plus d’emplois, ce recul du chômage est évidemment dû au fait que la population active a baissé, de 586 900 en 2017 à 583 800 en 2018. L’équation est simple : population active moindre (3 100) = emplois détruits (1 400) + moins de chômeurs (1 700).

Ainsi, le taux de chômage, soit le rapport entre le nombre de chômeurs et la population active, est passé de 7,1 % en 2017 à 6,9 % en 2018. Mais si la population active de 2018 était restée à 586 900 comme en 2017, il y aurait eu 43 200 chômeurs en 2018, soit un taux de chômage de 7,4 % !

Le taux d’activité (labour force participation rate) est aux alentours de 60 %, et si l’on exclut les chômeurs, le taux d’emploi (employment to population ratio) est de 55 % (41 % pour les femmes). Ces taux reflètent le manque de main-d’oeuvre et les pressions à la hausse sur les salaires – des contraintes sur la croissance économique. Avec un faible taux de fécondité (1,4 enfant par femme en âge de procréer) et avec le vieillissement de la population, moins de jeunes entrent sur le marché du travail que de travailleurs qui partent à la retraite.

Ainsi, la baisse du taux de chômage n’est qu’un effet statistique, et non le résultat d’une augmentation de postes créés. C’est sur la création d’emplois qu’il convient de focaliser. Pour s’y prendre, il faudra assurer un meilleur fonctionnement du marché du travail.

Obstacles institutionnels

Les spécialistes de l’économie du travail traitent le marché du travail de deux manières, soit par le modèle de marché, soit par la relation salariale. Dans le modèle d’échange marchand, les agents économiques sont considérés comme des êtres rationnels qui partagent leur temps d’activité entre travail, loisir et recherche d’emploi. Quant à la relation bilatérale entre firme et travailleur, il existe une incertitude sur les comportements des agents si bien qu’un contrat de travail ne se résume pas à un échange d’intentions initialement exprimées.

La première approche rend compte des «faits stylisés», des constats d’ordre empirique mettant à jour les principaux caractéristiques du fonctionnement du marché du travail, tels que la rigidité des salaires, l’action syndicale et les négociations collectives. Ce sont autant d’obstacles «naturels», ou institutionnels, qui entraînent un déséquilibre entre l’offre et la demande de travail. On ne voit pas trop bien comment Business Mauritius pourrait «rétablir l’équilibre» du marché du travail.

La demande de travail (l’offre d’emploi) des firmes a pour attribut que, plus le salaire (le prix du travail) est bas, plus il y aura des recrutements. L’offre de travail (la demande d’emploi) a pour trait que, à mesure que le salaire s’accroît, plus de gens entreront sur le marché du travail. Quand le nombre de travailleurs que les firmes veulent recruter est le même que le nombre de personnes qui veulent travailler, il n’y a pas de chômage: le marché est en équilibre.

Or, si les salaires restent bloqués au-dessus du salaire d’équilibre, les demandes d’emploi augmenteront au-delà de ce que peuvent satisfaire les entreprises, ce qui laisse des travailleurs sur le pavé. Au cas où ce salaire d’équilibre serait inférieur au salaire minimum national (qui est fixe), le marché du travail ne s’ajustera pas, et le chômage s’allongera en quantité et en durée (plus longtemps on reste sans emploi, plus difficile on retrouve un emploi). Les jeunes sans qualification et sans expérience qui acceptent de travailler au salaire d’équilibre ne sont pas recrutés. Et si l’entreprise faisait des pertes, ses employés devraient consentir à un abaissement de leur salaire ou être licenciés.

Insiders contre Outsiders

La deuxième approche explique pourquoi des chômeurs n’obtiennent pas un emploi même à un salaire inférieur aux salaires occupés, et pourquoi les travailleurs menacés de licenciement ne conservent pas leur emploi bien qu’acceptant une réduction de leur salaire.

La main-d’oeuvre est constituée de deux groupes: les travailleurs «intégrés» (insiders), ceux qui sont déjà employés, et les travailleurs «exclus» (outsiders), ceux qui aspirent à l’être. Les premiers acquièrent dans leur travail des compétences dont les firmes ont besoin. Cela rend coûteux pour les employeurs de remplacer les insiders par des outsiders, qui doivent être formés avec le risque que des concurrents les débauchent ensuite. Les insiders ont donc une rente de situation : ils peuvent exiger un salaire plus élevé que les outsiders. Ces derniers sont prêts à travailler pour moins que les insiders, mais les entreprises ne veulent pas d’eux parce qu’elles doivent investir davantage dans la formation.

Les outsiders sont d’autant plus désavantagés que les employeurs sont imparfaitement informés des capacités des demandeurs d’emploi. En raison de cette asymétrie informationnelle, les entreprises interprètent le salaire offert par les candidats à l’embauche comme un signal de la productivité. Proposer un «salaire de réservation» (le minimum qu’attend le candidat) inférieur au salaire du marché serait l’expression d’une faible productivité. L’entreprise, elle, gagnerait à retenir les meilleurs candidats par une bonne rémunération, et à donner aux employés les plus efficaces un «salaire d’efficience» qui les découragerait à la quitter. En fin de compte, la politique salariale d’une firme susceptible de maximiser les profits serait celle qui contrebalance les coûts de salaires élevés et les bénéfices d’une productivité accrue. Dès lors, même si l’offre de travail excède la demande, la firme ne réduira pas les salaires de ses travailleurs les plus productifs afin de ne pas les perdre.

Marché segmenté

Le pouvoir de marché des insiders et l’imperfection des informations rendent rigide le marché du travail. Par ailleurs, celui-ci n’est pas unifié, mais segmenté: il comprend un secteur primaire où les conditions d’emploi sont globalement satisfaisantes (les services et la fonction publique), et un secteur secondaire, associé aux caractéristiques d’emploi les moins attrayants (l’agriculture et la manufacture). Le dualisme du marché du travail s’explique par le fonctionnement imparfaitement concurrentiel du segment primaire.

Une enquête de Statistics Mauritius, effectuée en 2017, révèle que, parmi les chômeurs, «around 91% would take up a job in the public sector while 90% in the private sector», mais sans doute pas dans le textile ! Les salariés du secteur secondaire, s’ils désirent rejoindre le secteur primaire, préféreront se mettre au chômage : c’est un «chômage d’attente».

Au lieu d’inciter les gens à trouver un emploi dans le secteur public, les membres du gouvernement feraient mieux de réfléchir à ces deux options. La première, c’est de moduler les prélèvements sociaux sur les salaires en fonction du niveau de rémunération. Cela creuserait l’écart entre les coûts de recruter des travailleurs qualifiés et non-qualifiés. Les recettes fiscales serviront à subventionner les «low-skill-intensive industries».

La deuxième, c’est de relever les niveaux de compétences des travailleurs d’âge mûr ayant une éducation limitée. Nous avons bien un National Skills Development Programme, mais il doit cibler ceux qui ont suffisamment d’années devant eux pour amortir leur investissement dans la formation. Et il est plus sensé de concentrer les ressources sur les nouveaux entrants sur le marché du travail que sur les travailleurs licenciés, qui ont déjà une expérience de travail (deux tiers des chômeurs ont travaillé dans le passé).

Il s’agit là d’un traitement social du chômage. Une solution plus durable ne pourra qu’être économique. Toute politique de l’emploi est à combiner avec des mesures qui rendent flexible le marché du travail.