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Milan Meetarbhan: «L’exécutif doit rester ‘accountable’ à la population à travers le Parlement»
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Milan Meetarbhan: «L’exécutif doit rester ‘accountable’ à la population à travers le Parlement»
Le revers subi par Boris Johnson, devant la Cour suprême britannique, nous offre l’opportunité de solliciter les lumières du constitutionnaliste Milan Meetarbhan sur la question de la séparation des pouvoirs. La justice peut remettre en question les conseils d’un PM au président de la République, par exemple, s’il est avéré que la primauté du Parlement a été remise en question par l’exécutif. Une affaire de «checks and balances»…
La Cour suprême britannique vient de statuer que la prorogation du Parlement du Royaume-Uni était illégale. En tant que légiste-constitutionnaliste, quel est votre regard sur la question ?
Cette décision est extrêmement importante non seulement en raison de ses conséquences immédiates sur les événements concernant le Brexit mais également sur l’avenir des relations entre le judiciaire et l’exécutif. En effet, une décision judiciaire qui remet en cause une décision de l’exécutif, même si cette décision émane formellement du monarque dans l’exercice de ses prerogative powers, comporte des implications sérieuses pour l’avenir.
La décision de suspendre le Parlement pendant cinq semaines est, dans les faits, celle du Premier ministre Boris Johnson, qui estime qu’après sa récente nomination à la tête du gouvernement, il serait nécessaire de présenter un nouveau Discours du Trône qui annonce les grandes mesures législatives de son gouvernement. Pour le faire, il fallait, selon la tradition britannique, suspendre le Parlement et inaugurer une nouvelle session parlementaire avec un Discours du Trône (comme nous l’avons appelé chez nous à Maurice, dans notre traduction approximative de the Queen’s Speech). Le Premier ministre a donc conseillé à la Reine, «advised the Queen»,d’émettre un ordre de prorogation et de convocation pour une nouvelle session parlementaire pour le 14 octobre.
Si on vous suit bien, la prorogation découle, en droit, d’un ordre de la Reine. Mais elle a été initiée par le Premier ministre (PM) et la Reine n’avait, aux termes des conventions établies sous le système politique britannique, pas d’autre choix que d’accéder à la demande de Boris Johnson…
Oui. Mais les parlementaires estiment que la vraie raison pour laquelle le Parlement a été suspendu est que le PM voulait éviter tout débat parlementaire sur le Brexit pendant qu’il négocie avec l’Union européenne.
Si la décision (formelle) de la Reine ne pouvait être contestée devant les instances judiciaires, est-ce que la décision du PM de «conseiller» à Sa Majesté de suspendre le Parlement pouvait, elle, être contestée devant les juges, pour cause d’illicéité ?
Un tribunal écossais avait décidé que la décision du PM pouvait être contestée, mais la Haute cour anglaise avait trouvé qu’elle n’était pas justiciable. La Cour suprême britannique a donc tranché et elle s’est rangée en faveur de la position adoptée par les juges écossais.
Plusieurs commentateurs ont qualifié cette décision comme étant historique. En quoi l’est-elle ?
Le régime constitutionnel britannique repose sur la notion de la souveraineté parlementaire ou de la suprématie parlementaire. Le Parlement étant souverain, le judiciaire ne peut se prononcer sur les actes du Parlement. Or, dans cet arrêt, la Cour a estimé que la décision de suspendre le Parlement était justiciable parce qu’il ne s’agissait pas d’un acte du Parlement mais d’une décision de l’exécutif par rapport au Parlement. Cette décision de l’exécutif avait pour résultat d’empêcher les parlementaires de débattre de la question primordiale pour le pays qu’est le Brexit.
La séparation des pouvoirs dans le régime britannique implique également un système de checks and balances. Ce principe veut que l’exécutif reste answerable au Parlement. Or, la décision de suspendre le Parlement pendant cette période cruciale prive les parlementaires de la possibilité d’interroger les ministres sur la conduite des négociations avec l’Union européenne.Les parlementaires britanniques ont voulu prendre le contrôle de l’agenda parlementaire alors que cet agenda était jusqu’ici contrôlé par l’exécutif. L’exécutif a tenté de reprendre le dessus sur les parlementaires en suspendant le Parlement. Cette initiative a été sévèrement condamnée par les onze juges de la Cour supreme.
Que représente cette décision en ce qui concerne les rapports de force entre les différents organes de gouvernement ?
Historiquement, le Parlement britannique a affirmé son autorité par rapport au monarque. En fait, toute l’histoire de l’élargissement de la démocratie parlementaire au Royaume-Uni pendant les derniers cinq ou six siècles a été marquée par les pouvoirs accrus que les élus ont su prendre du monarque. Cette fois-ci, la situation est différente car le Parlement a affirmé son autorité vis-à-vis de l’exécutif. Pourtant cet exécutif est lui-même une émanation du Parlement, ou du moins de la majorité au sein de cette instance. Les parlementaires de tous bords, y compris ceux de la majorité, ont, au cours de ces derniers mois, su consolider les pouvoirs du Parlement sur l’exécutif, que ce soit celui dirigé par Theresa May ou le gouvernement actuel de Boris Johnson.
Il y a là une leçon pour les autres pays dotés d’un système westminsterien…
La démocratie fonctionne mieux quand chacun assume pleinement son rôle. À Maurice, si l’opposition a plus ou moins assumé son rôle au cours des années, on ne peut en dire de même pour les députés de la majorité. Est-ce que les backbenchers sous les gouvernements successifs ont au moins compris le rôle qui leur revient ? Dans le cadre de la réforme électorale, on a évoqué la nécessité d’augmenter le nombre de députés. Que feront ces députés additionnels de mieux ou de plus que ceux qui sont déjà là ?
Chez nous, les commissions parlementaires qui, ailleurs, font souvent un excellent travail en profondeur avant qu’une question ne soit débattue en séance plénière ou qui permettent une plus grande accountability de l’exécutif, n’existent pas vraiment. L’exécutif est accountable à la population, notamment à travers le Parlement, et il faut que le Parlement assume pleinement son rôle pour assurer cette accountability. Pour que les démocraties ne soient pas dirigées par un elected dictatorship, comme l’avait dit Lord Hailsham, il faut éviter que les pouvoirs soient concentrés entre les mains de l’exécutif tout-puissant et que les parlementaires ne soient, pour certains, que des rubber stamps et que d’autres ne soient condamnés à subir la loi de l’exécutif qui contrôle la majorité au Parlement. «We are the government. We decide», devient alors la norme.
Idem pour la date des élections, non ? Combien de fois n’a-t-on pas entendu, chez nous, un PM parler de SA vision et même par rapport à la tenue des élections, il n’hésite pas à dire «mo ena mo stratezi. Mo kone ki mo pe fer». Certains parlementaires n’hésitent pas à répéter «C’est la prérogative du PM» ou encore «Sé leader ki pou désidé». Ils abdiquent ainsi leur rôle de parlementaires et ils doivent tirer les enseignements de ce qui s’est passé ces derniers mois en Grande-Bretagne.
Une des personnalités qui s’est vraiment fait remarquer au cours de ces événements est le speaker de la Chambre des communes, John Bercow. Comment jugez-vous son rôle ?
Le rôle de l’actuel speaker de la Chambre des communes a été exemplaire. Son indépendance et l’habileté avec laquelle il a su gérer les crises qui ont secoué la Grande-Bretagne ces derniers temps ont été exemplaires. John Bercow, qui est pourtant issu des rangs du parti conservateur au pouvoir, a farouchement défendu l’autorité du Parlement vis-à-vis de l’exécutif. Tout de suite après la décision de la Cour suprême, il a déclaré qu’il appelait le Parlement à siéger dès le lendemain. Il a précisé que l’ordre de suspension étant illégal, le Parlement n’a donc jamais été prorogé. Par conséquent, il n’était pas question de «recall» le Parlement mais seulement d’appeler le Parlement à «resume» ses activités dès le lendemain. Plusieurs pays du Commonwealth ont choisi de se doter d’un système parlementaire calqué sur le modèle britannique, avec un speaker comme président du Parlement. Pourtant, le comportement de certains de ces speakers est loin, très loin de celui de John Bercow. Ils n’ont jamais affirmé le rôle du Parlement contre celui de l’exécutif, comme l’a fait Bercow. Ils ne font jamais preuve de la même indépendance vis-à-vis de l’exécutif comme le fait John Bercow.
Peut-on s’attendre à ce que le judiciaire mauricien puisse adopter une attitude similaire à celle de la juridiction britannique par rapport au Parlement ?
Permettez-moi de vous rappeler qu’en 1993, la Cour suprême mauricienne a été appelée à se prononcer non pas sur la suspension du Parlement mais le rappel du Parlement dans des circonstances suspectes. En effet, un dimanche soir, il a été annoncé que l’Assemblée nationale, qui était en vacances, a été convoquée pour le lundi matin, à 9 heures, alors que l’Assemblée nationale ne siège normalement pas à une heure aussi matinale. À l’ordre du jour de cette séance spéciale, il n’y avait que la première lecture d’un projet de loi. Cette procédure n’est qu’une formalité qui ne dure que quelques secondes. Pour beaucoup d’observateurs, il était clair que cette convocation de l’Assemblée avait pour but de faire perdre au leader de l’opposition d’alors, Navin Ramgoolam, son siège au Parlement.
En effet, aux termes de la loi, un parlementaire qui était absent de l’Assemblée nationale pendant plus de trois mois risquait la disqualification. Le leader de l’opposition, qui se trouvait à Londres, ne pouvait prendre un avion pour rentrer à Maurice avant 9 heures le lendemain et il allait donc, selon le scénario imaginé par l’exécutif, perdre son siège car il aurait été absent à des séances du Parlement pour au moins trois mois. La Cour suprême fut saisie de la question et dans un excellent jugement du juge Rajsoomer Lalah (l’affaire Attorney General v Ramgoolam, 1993), ce dernier n’a pas hésité à dire que la décision de convoquer l’Assemblée nationale était un «colourable device» pour faire perdre son siège au leader de l’opposition, Navin Ramgoolam.
Donc, comme dans le jugement de la cour britannique cette semaine, qui a trouvé que la décision du PM Johnson avait pour conséquence de priver le Parlement de son rôle constitutionnel, la Cour suprême à Maurice avait décidé que le leader de l’opposition avait un rôle constitutionnel et que la décision de l’exécutif de convoquer l’Assemblée nationale dans des circonstances douteuses, dans le but de lui faire perdre son siège, allait lui enlever les moyens d’exercer son rôle constitutionnel.
Est-ce que cela veut dire qu’à Maurice, les décisions de l’exécutif par rapport au Parlement peuvent être contestées devant la Cour suprême ?
À Maurice, il existe deux recours possibles devant la justice contre les actes du législateur ou de l’exécutif. Le premier permet de contester la constitutionnalité d’un acte en vertu des pouvoirs de révision constitutionnelle qui sont conférés à la Cour suprême.Le second permet de saisir la Cour suprême par voie de judicial review par rapport aux décisions des autorités publiques.
Maurice a hérité de la jurisprudence anglaise les principes qui guident le recours par voie de judicial review. La décision de la Cour suprême britannique vient élargir le champ d’application de la révision judiciaire dans la mesure où ce n’est pas seulement la décision finale qui peut être contestée mais également la décision de l’exécutif de déclencher le processus qui conduit à la prise de décision par la Reine. Donc, si les juges ne peuvent se prononcer sur une décision prise par la Reine, ils peuvent quand même examiner si la Reine, ayant agi sur les conseils du Premier ministre, l’action de ce dernier peut faire l’objet d’une révision judiciaire.
Dans le contexte mauricien, si une décision est prise formellement par le président de la République, agissant sur les conseils du PM, et qu’une demande de judicial review ne peut être formulée contre le président, elle peut, en suivant le raisonnement des juges britanniques, être dirigée contre le Premier ministre au cas où ce dernier n’aurait pas agi correctement en demandant au président d’entériner sa décision.
En 2015, la responsable d’un organisme public qui avait été révoquée par le président de la République à la suite des élections générales, sous l’article 113 de la Constitution, avait demandé à la Cour suprême de se prononcer sur la licéité de l’action initiée par le PM pour qu’elle soit révoquée par le président. Malheureusement, les juges de la Cour suprême (dans l’arrêt Meetarbhan v Prime Minister, 2016) ne se sont pas prononcés sur la question de savoir si l’action du Premier ministre était justiciable.
Puisque nous sommes généralement guidés par les décisions anglaises en ce qui concerne la révision judiciaire, il faut espérer que les juges mauriciens, qui ont raté l’occasion de le faire en 2016, reconnaissent explicitement, comme l’a fait la Cour suprême à Londres, que même si le chef de l’État ne peut être mis en cause, le PM ou tout autre ministre, qui est effectivement the decision-maker, peut faire l’objet d’une demande de judicial review. Cela évitera que les politiques ne se cachent derrière l’immunité présidentielle (encore que l’étendue de cette immunité reste à être définie) pour échapper à tout contrôle de leurs décisions quand celles-ci sont prises formellement par la présidence. La décision de la Cour suprême britannique est on ne peut plus claire. Même s’il est établi que le PM a exercé un pouvoir qu’il détient aux termes de la loi «it is the court’s responsibility to determine whether the Prime Minister has remained within the legal limits of the power. Returning, then, to the justiciability of the question of whether the Prime Minister’s advice to the Queen was lawful, we are firmly of the opinion that it is justiciable.»
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