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Dr Rajendra Paratian: «Il est grand temps que les intellectuels s’organisent en groupe de pression»
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Dr Rajendra Paratian: «Il est grand temps que les intellectuels s’organisent en groupe de pression»
Détenteur de diplômes post-universitaires en sociologie et économie du développement, cet ancien fonctionnaire de l’Organisation internationale du travail (OIT) veut provoquer un débat sur le rôle social des intellectuels à Maurice, surtout en cette période post-électorale...
Votre livre*, qui sera lancé jeudi, porte sur les intellectuels et les champs intellectuels mauriciens. Sont-ce une denrée rare chez nous ?
Nous nous intéressons à répondre à une lacune dans l’historiographie mauricienne, qui est celle de l’absence d’études et de conceptualisation relative aux intellectuels et aux champs intellectuels du pays.
Plusieurs personnalités emblématiques ont marqué l’histoire socio-économique et politique de Maurice, avant et après son indépendance. Au cours de la colonisation, la société mauricienne a été impactée par les contributions de ces personnalités, qui s’inscrivent dans un vaste éventail de références idéologiques, de stratégies, de luttes revendicatrices et d’agendas politiques. Des décennies durant, dans la presse écrite et dans les lieux communs, référence est faite tantôt aux élites administratives, quelquefois référencées comme les «commis de l’État», tantôt à ceux qui exerçaient dans les professions libérales – surtout la médecine et le droit – comme étant des intellectuels. Bref, nous sommes en face de notions qui sont chargées d’une connotation plutôt amorphe.
Nous identifions la question de l’intellectuel comme étant une problématique qui mérite d’être clarifiée, telle qu’elle est conçue et employée dans la société civile – une sorte d’«ideal type», au sens Weberien, c’est-à-dire une construction abstraite avec des éléments subjectifs qui prêtent à diverses interprétations.
Dans le contexte mauricien – société insulaire héritière de deux types de colonisation – la problématique des intellectuels reflète une réalité multiple et complexe. La formation de l’élite politique mauricienne est infiniment liée à une histoire de lutte pour la justice sociale, le suffrage universel et l’indépendance. Elle s’avère particulièrement marquante dès que l’on analyse le cheminement de la lutte pour l’indépendance, dans une société aux caractéristiques plurielles, à partir du passage d’acteurs et d’organisations du militantisme vers la création d’un État-nation, témoignant en même temps de la tendance vers une intégration élitaire. Comment le rôle des intellectuels a-t-il évolué et qu’en est-il aujourd’hui ? Voilà quelques interrogations, entre autres, qui s’articulent autour du soubassement de l’ouvrage.
Comment définit-on un intellectuel en général et un intellectuel mauricien en particulier ?
Il existe une multitude de définitions des «intellectuels» qui se trouvent dans la littérature existante. Il convient de souligner au passage que l’usage courant du concept d’intellectuel date de la fin du XIXe siècle. Il émane de la culture française et d’un événement qui fut l’affaire Dreyfus. En tant que pur produit français, il n’est pas étonnant que le terme «intellectuel » suscite des débats depuis bien longtemps. Il est difficile d’arriver à une définition univoque, l’usage a toujours été multiforme depuis plus d’un siècle. La question de la perception divise également les intellectuels – certains ne voulant pas être assimilés à un groupe social réclamant des distinctions internes, comparant, par exemple, «les vrais intellectuels» aux «faux intellectuels », les «demi-intellectuels contre les grands intellectuels», les «écrivains contre les universitaires », ainsi de suite (...)
Mais, grosso modo, on peut parler de trois types d’intellectuel...
Effectivement. L’approche de Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir – Les intellectuels en question, identifie trois profils d’intellectuels : «l’intellectuel révolutionnaire» (remplacé depuis 1980 par l’intellectuel critique), «l’intellectuel de gouvernement» et «l’intellectuel spécifique». L’intellectuel critique s’adonne à la critique du pouvoir, tel que Jean- Paul Sartre, parmi tant d’autres. Par rapport aux intellectuels de gouvernement, le passage de l’intellectuel au monde des élites politiques s’explique surtout par des facteurs sociaux. Ils utilisent leur position universitaire pour construire des réseaux de pouvoir. Quant à l’intellectuel spécifique, il cherche à clarifier les idées au service des citoyens, à l’instar de Michel Foucault et Pierre Bourdieu, du moins «dans les dernières décennies du XXe siècle».
Pour construire notre objet, nous avons emprunté le vocable «champs» à Pierre Bourdieu. Un champ se réfère à un segment social régi par des lois et codes spécifiques. C’est ainsi qu’on parle du champ universitaire, journalistique, littéraire, etc. qui, somme toute, s’organisent en «petits mondes», qui s’apparentent aux univers de connivence pour ceux qui en font partie. Un champ se réfère également à un espace de domination et de conflits, au sein duquel des individus interagissent, pour mieux se positionner pour la conquête du pouvoir ou pour des positions supérieures dans la hiérarchie sociale. Les positions et valeurs de chacun ne valent qu’en fonction des positions respectives des uns et des autres.
Une définition de «l’intellectuel» dans le cas mauricien pose problème. L’état des connaissances sur le sujet dans le contexte mauricien ne nous permet pas d’y répondre avec certitude. Nous ne faisons qu’esquisser les points saillants relatifs à un champ de recherche encore vierge, qui pourrait éventuellement donner lieu à une ou plusieurs études sur la question des intellectuels à Maurice.
Dans le cas précis de Maurice, les termes «intellectuels» et «élites» sont utilisés de façon interchangeable. Cela étant, nous abordons la définition de l’intellectuel dans le contexte mauricien au sens large du terme, en incluant toute personne qui appartient à une catégorie sociale nécessaire au fonctionnement de la société, par la fonction sociale de ses activités. Nous tenons compte du fait que c’est la structure sociale qui détermine les intellectuels comme tels. Nous incluons donc les lettrés, les titulaires de diplômes universitaires, les personnes qui produisent des idées et qui exercent des professions telles que médecins, avocats, cadres supérieurs des secteurs public et privé, ingénieurs, scientifiques, technocrates, artistes, officiers de police, ainsi que les membres du clergé et d’autres idéologues des religions.
À qui s’adresse votre bouquin ?
L’ouvrage se veut un débat. Il interpelle, non seulement les intellectuels, mais aussi le monde mauricien dans son ensemble, étant donné que c’est un sujet de société. Comme nous venons de le souligner plus haut, notre définition inclut toute personne qui appartient à une catégorie sociale nécessaire au fonctionnement de la société par la fonction sociale de ses activités. Nous souhaitons surtout être à l’écoute, autour d’un débat, de la manière dont les intellectuels se perçoivent euxmêmes et de leurs points de vue sur la problématique des intellectuels telle qu’elle est abordée dans cet ouvrage.
N’est-ce pas audacieux pour un intellectuel d’écrire sur les intellectuels ?
Pour un intellectuel et un observateur critique tout peut paraître audacieux. D’ailleurs, toute remise en question est audacieuse. Ainsi, la démarche de formuler un essai réflexif critique sur les intellectuels est audacieuse. Réfléchir sur son pays en étant en situation diasporique est autant audacieux. Quelqu’un qui prône des idées critiques à la place des idées nécessairement consensuelles (du politiquement correct) doit, par extrapolation, être audacieux, en se prêtant à la fois à la dialectique et à la critique.
Maurice vit à l’heure des élections générales, comme chaque cinq ans. En un demi-siècle, deux dynasties politiques seulement gouvernent, en alternance, le pays. Quel est le rôle des intellectuels face à cet état de choses ?
Une première remarque s’impose. L’ouvrage, qui est un essai réflexif, ne peut pas se permettre de s’allier à la finitude, dans le sens de présenter des recettes toutes faites. Dans cet ouvrage, nous nous interrogeons sur la proximité des intellectuels au pouvoir, leur silence, leur professionnalisme, leurs rapports à la religion, l’ethnicité et la corruption. C’est au niveau de l’interrelation et de l’articulation de ces facteurs entre eux qu’il faudrait peut-être chercher ce que doit être le rôle des intellectuels face à cet état de choses.
Cependant, nous pensons que l’intellectuel critique et les hommes de culture, en particulier, ont un rôle très important à jouer. Il faudrait oeuvrer au développement d’une nouvelle société, qui va à l’encontre de l’omniprésence de l’ethnicité et de ses corollaires dans les champs intellectuels. Il est grand temps que les intellectuels s’organisent en groupe de pression face aux nombreux défis actuels, dans notre propre société, de même qu’au niveau mondial. Le denier chapitre de mon livre aborde votre question non de manière frontale mais en procédant plutôt par des interrogations – ce que reflète le titre du chapitre, qui s’intitule «Vers une appreciation réflexive».
Sociologiquement et historiquement parlant, les intellectuels sont tous des «héritiers», pour utiliser le terme employé par Bourdieu. Ce constat nous amène également à la considération de la nature diasporique et transnationale du présent ouvrage qui, avant tout, se fixe comme objectif de mettre en évidence les singularités des champs intellectuels dans leur totalité, voulant dire que les intellectuels mauriciens en situation diasporique ont aussi leur rôle à jouer. Pour étoffer cet argumentaire, je dirais qu’il faudrait ouvrir de nouvelles perspectives sur la construction d’un paradigme beaucoup plus explicite, plus démonstratif et plus parlant, face au vide historiographique autour de ce sujet.
On constate une certaine tendance dans le discours public mauricien, de lieu commun, qui consiste à dire que les élites administratives, héritiers régaliens de l’État colonial, de même que les intellectuels universitaires, auraient renoncé à la réflexion et à l’écriture pour la culture du diplôme, de l’individualisme, du pouvoir, de la jouissance et des signes ostentatoires, telles les voitures de luxe, entre autres, devenant ainsi des intellectuels hédonistes. Ce type de discours commun souligne la nécessité de déconstruire les paradigmes existants et d’oeuvrer pour une nouvelle société mauricienne, à travers la mise en oeuvre de véritables projets de société, relatifs au développement de la jeunesse, et un intérêt marqué pour la société vieillissante, à la création d’emplois durables, aux grands défis écologiques dans un pays où l’exiguïté du territoire et le seuil de tolérance du développement touristique méritent d’être pris en compte. C’est bien dans ce contexte donné que les intellectuels sont appelés à jouer un rôle prédominant. La démarche invite à «think outside the box», à déconstruire la primauté de l’ethnicité et du référent religieux dans les discours politiques, qui enfreignent le pas vers l’unicité de la nation. N’est-il pas grand temps de penser en termes d’une seule nation mauricienne, et pas seulement à l’occasion du 50e anniversaire de notre indépendance ?
*«Maurice: intellectuels et champs intellectuels», chez L’Harmattan
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