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Edouard Dommen: «Les Mauriciens ont bien compris le sens de l’appel de James Meade»
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Edouard Dommen: «Les Mauriciens ont bien compris le sens de l’appel de James Meade»
A Genève où il vit, Édouard Dommen est connu comme un spécialiste d’éthique économique, en particulier de la pensée économique et sociale de Calvin, et comme un auteur prolifique (son dernier ouvrage, un virant hommage toponymique à Maurice, s’appelle Poudre d’Or). A Maurice, il a été le premier Directeur du Plan dans le Bureau du Premier Ministre, puis le premier professeur —et d’ailleurs le premier employé - de l’université de Maurice, mais aussi et surtout comme le gendre du professeur James Meade, prix Nobel en Économie qui avait critiqué, dans les années 60, le modele économique de notre pays. Bref entretien à btons rompus…
James Meade, votre beau-père, contrairement à certains flagorneurs des politiciens mauriciens, n’a pas eu tout faux, même si sur le plan du PIB nous ne sommes pas loin de passer au stade de pays à revenu élevé. Comment expliquer le succès économique, ou plutôt macro-économique, de Maurice même si le népotisme, décuplé depuis le rapport de Meade, est pratiqué à chaque coin de rue, que nous produisons, au moins relativement parlant, de moins en moins (le sucre et le textile sont bien fragilisés), le tourisme a atteint ses limites au détriment de notre environnement naturel, et l’offshore s’essouffle et peine à se démarquer des paradis fiscaux notoires de ce monde…
Le rapport Meade peint certes le diable sur la muraille, mais c’est pour insister que Maurice fonce dans le mur - à moins de changer de direction.Par la suite j’ai imité la méthode Meade dans un autre pays - avec beaucoup moins de succès ! Les Mauriciens ont bien compris le sens de son appel, et ce fut l’amorce du virage qui a ouvert la voie à la réussite mauricienne.L’histoire cite un certain nombre d’individus qui y furent déterminants, dont dans le domaine économique José Poncini ou Edouard Lim Fat. Dans son autobiographie, José Poncini reconnaît l’importance du soutien de Meade à l’idée de MicroJewels.
Comme premier Directeur du plan du tout gouvernement maurcien, qu’avez-vous fait/prescrit à l’époque ?
Le gouvernement avait respecté les idées reçues de l’ONUDI (Organisation des Nations Unies pour le développement industriel) et constitué un comité interministériel que je présidais en tant que Directeur du Plan au Bureau du Premier ministre pour déterminer et mettre en œuvre des projets industriels qui répondaient selon des formules toutes faites aux besoins d’une économie nationale type. Confronté au projet invraisemblable de Poncini, nous nous rendîmes compte que des fonctionnaires ne pouvaient rivaliser avec un tel degré d’imagination et nous sabordmes notre comité.Dans le ménage Meade, on refaisait le monde pendant que nous faisions la vaisselle. On se demandait, par exemple, si les capitalistes Mauriciens étaient foncièrement sucriers, ou s’ils étaient entrepreneurs ayant trouvé un bon créneau dans le sucre. Nous eûmes la réponse : un trou subit dans les réserves nationales de devises obligea le gouvernement à introduire, du jour au lendemain, le contrôle des changes. Pendant six mois les pontes de l’industrie sucrière défilèrent dans mon bureau pour m’expliquer le b. a.-ba de l’économie internationale et l’importance de la libre circulation des capitaux. Mais nous n’y pouvions rien. Entretemps toutefois ces milieux cherchaient quoi faire des capitaux qu’ils ne pouvaient plus exporter et des entreprises innovantes commençaient à bourgeonner : donc les capitalistes étaient essentiellement entrepreneurs ! Ce trait de caractère, joint à la complémentarité unique des réseaux des différentes composantes de la population, est à la racine de la résilience de l’économie nationale.
Vieillissement de la population, taux de nativité inférieur au taux de remplacement (succès de la Mauritius Planning Association, ou plutôt le revers de la médaille?), les jeunes lauréats qui ne reviennent pas au pays (car la méritocratie n’y existe pas vraiment). Maurice n’a pourtant que ses ressources naturelles. Est ce maintenant que la prophétie de Meade va se matérialiser?
Le rapport Meade insistait que la surpopulation était le problème dominant. On était alors en pleine «transition démographique», phénomène qu’ont subi de nombreux pays : d’abord la mortalité diminue et il faut un temps - et des efforts ! - avant que la natalité suive. À Maurice, c’est l’éradication de la malaria en 1947 qui a déclenché l’explosion démographique. The Mauritius Family Planning Association fut fondée en 1957. Elle prônait les méthodes courantes de planning familial, mais l’Église catholique les réprouvait.On omet trop facilement de citer Jean Margéot parmi les artisans du virage mauricien des années 1960. À son instigation, l’Action familiale fut fondée pour promouvoir le planning familial par des moyens que l’Église approuvait. Mgr Margéot souhaitait que l’Église assouplisse sa position sur la planification des naissances. On dit qu’il fit campagne dans ce sens auprès du Concile Vatican II (1962-65).Quoi qu’il en soit et quel que soit le rapport, voici un moment dramatique dans l’histoire de la réussite mauricienne. Un envoyé d’Oxfam se trouvait en visite à Maurice. Il alla voir Harold Walter, alors ministre de la Santé, et lui dit que s’il engageait Mme Bridget Dommen (mon épouse) avant samedi, Oxfam prendrait son salaire à sa charge. Harold Walter sauta sur l’occasion ; elle fut engagée avec le titre de «Family Planning Liaison Officer». Pendant le week-end, Vatican II annonça que l’Église maintenait inchangée sa position. La brèche s’était refermée.La fonction de Mme Dommen fut d’encourager et de cultiver la coopération entre les deux associations. Le gouvernement évitait ainsi d’avoir à prendre parti sur cette question délicate. Il faut donc rectifier votre question : la résolution du problème de la surpopulation ne fut pas une victoire de la Mauritius Family Planning Association mais le fruit de la concertation entre les deux associations. Trouver les solutions qui conviennent à tout le monde est l’une des forces qui soutiennent la réussite de Maurice.Plus tard, la liaison entre les deux mouvements étant bien soudée, mon épouse rejoignit la Mauritius Family Planning Association. Elle ne renonça pas à travailler à la naissance de notre fille, Caroline. D’ailleurs notre nounou avait un besoin urgent de travail pour nourrir sa propre famille…
Et quid de la méritocratie…
Nous comptions parmi nos proches amis Philippe Hein, qui à l’époque travaillait tantôt chez Rogers et tantôt à la Mauritius Employers Federation. Nos emplois respectifs nous amenaient souvent à confronter nos positions. Je peux témoigner du rôle de pionnier qu’à joué Philippe Hein dans le recrutement méritocratique de cadres par-dessus les barrières communautaires.Ce combat, comme celui pour la bonne entente entre les communautés et les religions, ne s’achève jamais. Il faut les mener aujourd’hui avec la même vigueur que jadis et demain.
Pensez-vous que l’économie verte et l’économie bleue soient possibles pour Maurice, ou est-ce impossible de nous dépêtrer des energies fossiles.
De Rosnay a jeté l'éponge...
Comme tous les pays, Maurice est bien obligée de s’adapter à la réalité des limites écologiques. Ces défis se posent à tous les niveaux : local, national et international. Il revient à chaque collectivité d’y répondre selon sa situation.
La politique environnementale, ou plus précisément le développement durable, est ma préoccupation principale depuis les années 1980, mais au niveau philosophique ou de la formulation de principes de politique environnementale internationale. Lorsque j’étais Directeur du Plan à Maurice ou au service d’autres gouvernements par la suite, j’ai souffert - ou rigolé - des solutions toutes faites que des institutions internationales parachutaient sans s’enquérir de la réalité locale. Je ne vais pas tomber dans leur travers !
Et que pensez-vous de la decision de la FATF de nous placer sur leur liste grise….
Je suis revenu à Maurice recommander la création du paradis fiscal. À l’époque les impôts étaient élevés dans les pays riches. Tant mieux si leurs contribuables choisissaient librement de payer leurs impôts dans des pays pauvres et dénués de ressources qui en avaient grand besoin pour financer leurs services publics et leur développement.Je suis impénitent. Cependant, la situation a évolué depuis lors. Maintenant ce sont les grandes entreprises notamment minières qui dépouillent des pays pauvres de leur ressources sans les compenser, pour ensuite planquer leur butin dans un paradis fiscal. L’OCDE et le G20 font campagne actuellement pour que les entreprises payent leurs impôts là où leurs activités génèrent leurs bénéfices (campagne contre la BEPS - «L'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices»). Ils ont raison, ce n’est que justice.Bref, le contexte fiscal international change avec le temps, tout comme le marché international du sucre ou de l’horlogerie (je pense bien sûr à Poncini). Jusqu’ici, Maurice a fait preuve de la créativité et de la résilience qu’il faut pour répondre à ces changements. D’ailleurs l’accord fiscal Inde - Maurice en est une bonne illustration.
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