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Rajen Narsinghen:«Sommes-nous en train de violer la Constitution ?»

3 avril 2020, 21:13

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Rajen Narsinghen:«Sommes-nous en train de violer la Constitution ?»

 

Le Parlement ne peut pas se dérober devant ses énormes responsabilités dans le cadre de cette crise sanitaire qu’est le Covid-19, estime Rajen Narsinghen. Le Speaker et Pravind Jugnauth ont à la fois une obligation constitutionnelle, légale, morale et éthique de rappeler l’Assemblée nationale.

La Clerk de l’Assemblée nationale a annoncé, mercredi soir, le renvoi à une date ultérieure des travaux parlementaires. Est-ce une pratique normale ?

Non ! D’abord l’Assemblée nationale n’est pas seulement un organe législatif, mais est aussi un organe de contrôle, qui doit appliquer le sacrosaint principe de Ministerial Responsibily et Accountability dans le contexte d’un régime parlementaire. À ce titre, le Parlement ne peut pas se dérober devant ses énormes responsabilités dans le cadre de cette crise sanitaire et médicale qu’est le Covid-19.

Vous vous basez sur quoi pour soutenir l’obligation de siéger du Parlement ?

Le Speaker et le Leader of the House ont à la fois une obligation constitutionnelle, légale, morale et éthique de rappeler le Parlement. Sur le plan légal, les articles 1, 31 et 56 de notre Constitution l’obligent à se réunir. Le Speaker ou le Leader of the House ne peuvent pas se servir des Standing Orders pour ne pas rappeler l’Assemblée nationale, qui était ajournée et non pas prorogée. Le Parlement, pour reprendre la formule de Hans Kelsen, juriste et philosophe autrichien (1881- 1973), incarne la démocratie.

Ce concept précis n’est pas seulement un dogme ou une idéologie, mais bien un principe du droit positif et concret, comme énoncé dans le fameux arrêt Koyratty du Privy Council et Ahnee v/s DPP. La prorogation ou la dissolution peut permettre à l’exécutif de se dérober ou d’avoir un repos mérité pour un certain laps de temps. La prorogation est prévue par l’article 57 de la Constitution, et c’est un mécanisme pour clore une session, qui peut avoir une durée de plusieurs mois. La fermeture temporaire augure l’ouverture d’une session avec un nouveau discours-programme du gouvernement. Les séances peuvent aussi être suspendues pour des vacances parlementaires sans prorogation. Cependant, la prorogation ne peut pas être abusive.

Sur le plan de l’éthique, le Parlement a l’obligation de se réunir pour débattre des nouvelles législations, comme le font tous les Parlements des démocraties parlementaires. À titre d’exemple, le Parlement britannique est venu avec une législation spécifique intitulée Covid Act 2020, datant du 25 mars 2020. Le gouvernement britannique, bien que dans le contexte d’une monarchie constitutionnelle, passe par voie législative et non-réglementaire. Quel paradoxe et quelle leçon de démocratie venant de notre ex-colonisateur ! Boris Johnson, bien que malade, atteint du Covid-19, et son équipe et les parlementaires sont bien présents au Parlement pour être au front…

En plus, il y avait un Gentlemen’s Agreement entre le leader de l’opposition pour une déclaration consensuelle et commune. Le non rappel est doublement une atteinte aux règles d’éthique. Arvin Boolell, de bonne foi, avait cru, après ce moment solennel d’apaisement, pouvoir galvaniser et unifier tout un peuple pour combattre l’ennemi invisible, comme l’a si bien dit le Premier ministre. Mais vu les circonstances actuelles, il doit revenir à la charge et questionner l’anticonstitutionnalité de la fermeture du Parlement. Après cette trêve, le Parlement va reprendre son rôle originel et de noblesse pour débattre dans un contexte dialectique, c’est-à-dire de débattre de nouvelles législations ou même amender la Constitution, si nécessaire, pour renforcer l’arsenal juridique, tout en gardant l’équilibre entre la santé publique, l’urgence sanitaire, la démocratie et les droits humains. Ces derniers 12 jours, on voit une gouvernance fonctionnant par voie réglementaire et par décrets. À bien des égards, cela pourrait être anticonstitutionnel et illégal.

Pourtant, la loi permet cela ?

C’est vrai que la loi permet à l’exécutif de gouverner par voie réglementaire dans certaines circonstances et conditions. La Quarantine Act ou encore la Heath Act, sous l’empire de l’article 78, le permettent. Cependant, les règlements doivent respecter les paramètres des lettres et de l’esprit de cette loi cadre, l’Enabling Act.

Sur le plan du droit administratif, des tels règlements, qui ne sont pas en conformité avec la loi cadre, peuvent être déclarés comme nuls et non avenus, car étant Ultra Vires, c’est-à-dire qui outrepassent les lettres et l’esprit de la loi cadre. Tout citoyen peut contester un tel décret dans un délai de trois mois. C’est donc très dangereux.

Quels sont les autres problèmes d’ordre légal que cela soulève ?

 C’est aussi une violation de plusieurs principes supra-constitutionnels. En sus des dispositions concrètes, il y a des principes comme la séparation des pouvoirs, le Rule of Law, la souveraineté du Parlement ou la suprématie de la Constitution qui ne sont pas des principes théoriques ou des constructions académiques et intellectuelles, mais des principes consacrés et reconnus par la Cour suprême et le Privy Council. Ainsi, passer par voie réglementaire sans l’aval du Parlement peut être une atteinte aux deux principes énoncés plus haut : la souveraineté du Parlement et la suprématie de la Constitution. Cela va à l’encontre du droit constitutionnel anglais, qui consacre seulement la souveraineté du Parlement, le droit constitutionnel mauricien calqué sur le modèle de Westminster consacre les deux à la fois. Gouverner par décrets, surtout que l’on touche aux droits fondamentaux, la liberté de mouvement, ou d’autres droits fondamentaux, n’est pas concevable dans le contexte de notre cadre constitutionnel et des pratiques politiques.

Le gouvernement invoque la sécurité sanitaire des parlementaires et les ministres. Que pensez-vous ?

 J’ai à cœur la santé des parlementaires et des ministres. Tous les citoyens sont d’accord sur cela. Si certains départements de la fonction publique, le service hospitalier, la police et même la voirie sont considérés comme services essentiels, alors je considère le Parlement aussi comme un service essentiel, pour trouver des solutions en termes de renforcement des lois ou venir avec de nouvelles lois. Ils sont plutôt bien payés nos parlementaires, comparés aux pauvres éboueurs, policiers, médecins, infirmiers qui sont au front de cette guerre. Je me demande: ont-ils peur des questions, surtout les Private Notice Questions (PNQ) ou Parliamentary Questions (PQ), ou de motions de censure contre certains ministres pour manquement grave, pour non-planification, manque de respirateurs artificiels, ou la mauvaise décision de réduire notre capacité à importer de la nourriture ou encore une mauvaise gestion et règlementation des supermarchés ? C’est possible aussi de reconnaître certaines bonnes décisions comme le confinement ou le prolongement de celui-ci. Un Parlement, c’est le temple de notre démocratie garantie par l’article 1 de notre Constitution.

Quid de la distance sociale; comment vont-ils siéger ?

Si le bâtiment actuel n’est pas approprié, le président peut, en vertu de l’article 56 de la Constitution, à travers une proclamation, déplacer les séances pour faire respecter scrupuleusement le social distancing. Ils peuvent être équipés de masques, car nos amis policiers ou éboueurs peuvent brandir le principe de non-discrimination. Si toutes ces précautions s’avèrent insuffisantes, on peut avoir recours à la visioconférence et les plateformes plus performantes comme Skype sont aussi des possibilités. Aucun prétexte pour se dérober et violer notre démocratie et notre Constitution.

 Et si le gouvernement persiste et signe en s’appuyant sur les Standing Orders et les prérogatives du Premier ministre comme Leader of the House ?

Comme déjà effleuré, les dispositions constitutionnelles et principes supra-constitutionnels sont supérieurs aux normes réglementaires, les Standing Orders. Ainsi, un membre de l’Assemblée nationale peut intenter un procès constitutionnel pour contester le non-rappel du Parlement, surtout après un ajournement et non une prorogation. Comment va réagir la Cour suprême ou éventuellement le Privy Council ? Difficile à dire car la jurisprudence ne s’établit pas à travers une boule de cristal, mais il faut présenter des arguments solides et la cour va se focaliser sur les faits mis en avant, les dispositions constitutionnelles, des lois et les interpréter à partir d’un syllogisme et une interprétation plutôt libérale, comme énoncé à plusieurs reprises par le Privy Council par exemple, dans l’arrêt Barosa.

On doit aussi rappeler ici le principe de colourable device du juge Rajsoomer Lallah dans l’arrêt Attorney General vs N. Ramgoolam. Selon cet arrêt, même le Leader of the House ne peut faire une utilisation abusive des Standing Orders. Tout récemment, en Angleterre, la Cour suprême a cassé une décision de Boris Johnson qui voulait proroger le Parlement pour qu’il puisse finaliser son Brexit Deal. Le pauvre n’a pas eu le temps d'atterrir à New York pour l’assemblée générale de l’ONU et a dû rebrousser chemin et se plier au jugement. Cet arrêt des juges anglais montre leur indépendance, intégrité et l’interprétation libérale des normes constitutionnelles qui ne fonctionnent pas comme des lois ordinaires.