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Eddy Balancy ou l’art de lire entre les lignes
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Eddy Balancy ou l’art de lire entre les lignes
Après une longue et riche carrière de presque trois décennies dans le judiciaire mauricien, Eddy Balancy a tiré sa révérence le 5 mai. Un départ marqué par la toute première séance virtuelle de la Cour suprême et le dossier du mémo dans l’affaire Sowkhee, entre autres. Fort de son expérience, le chef juge sortant a désormais les yeux rivés sur deux autres carrières : pédagogue/ formateur et écrivain judiciaire.
La séance du dimanche 26 avril - à la fin de votre dernière affaire en cour suivie des discours de Me Gavin Glover et de SS la juge Narain - a été riche en émotions. Cela vous fait quoi de quitter la scène après votre parcours ?
Un peu de tristesse dans le coeur, évidemment, mais assortie d’une certaine excitation à l’idée d’entamer deux autres carrières qui me passionnent : la pédagogie/ formation et l’écriture en matière juridique (journal, revues, livres y compris une nouvelle édition de chacun de mes trois livres).
Vous avez dit à votre fils qu’un juge n’arrête jamais d’apprendre. Qu’avezvous appris après tant d’années à servir le droit et la justice de votre pays ?
J’ai appris tant de choses qu’il me faudrait un livre - tiens, en voilà une idée! - pour en parler. Je me contenterai donc ici de dire ce qui suit. PRIMO, j’ai eu la confirmation de la théorie des American Realists (école de pensée que j’ai étudiée, entre autres, pour obtenir ma maîtrise en Sociologie du Droit) selon laquelle «Law never is but is always about to be. Because you never know how the judicial cats will jump».
Il y a dans l’image présentée ici une bonne dose de caricature car toute école de pensée y a recours pour frapper l’imagination et faire passer son message. Mais la vérité sous-jacente est indéniable. Si elle ne l’était pas la justice ne serait plus humaine. Et si nous ne voulons pas d’une justice qui varie un peu de juge en juge, de magistrat en magistrat, on devrait avoir recours à des robots !
De là il n’y a pas lieu d’être cynique. Le côté positif, c’est que l’élément humain et subjectif est souvent appréciable alors que la mesure d’uniformité que nous recherchons peut être obtenue par la formation continue de nos juges et magistrats.
SECUNDO, j’ai appris que la complexité du cerveau humain est à la base de toutes les imperfections dans l’administration de la justice (cette thèse mériterait à elle seule qu’on en écrive un livre !).
Comparons deux plaidoiries écrites par deux avocats représentant les intérêts de deux défendeurs dans pratiquement la même situation. Inévitablement les deux plaidoiries sont très différentes. Le raisonnement de chacun des deux avocats - disons X et Y - est le produit non seulement de son éducation légale mais aussi des facteurs innés, d’une part, et acquis d’autre part sans négliger surtout ses motivations.
Je m’abstiendrai ici d’engager un débat sur les rôles respectifs de l’hérédité et de l’éducation, débat Shakespearien sur le personnage de Caliban dans The Tempest. Je me contenterai de dire qu’un juge (ce terme incluant un magistrat qui est un juge en cour inférieure) doit être formé à la lecture «entre les lignes» pour bien comprendre le raisonnement de l’avocat X et celui de l’avocat Y et pouvoir y faire le «tri». Où donc se trouve ici l’imperfection dans l’administration de la justice ? Ah ! Question très pertinente ! Excusez-moi, j’aurais dû comprendre que le lecteur et même vous risquez de ne pas me suivre dans les méandres de mes pensées. L’imperfection dans l’administration de la justice se trouve, ici encore, dans le manque de formation adéquate.
J’ouvre ici une parenthèse pour dire haut et fort que malgré mon expérience de deux ans en cour de district et de Rodrigues et de 26 ans en Cour suprême, je ne prétends pas avoir totalement maîtrisé cet art de lire «entre les lignes» même si j’ai pleine conscience de son importance et même si j’ai beaucoup d’expérience à partager à ce sujet.
Malgré mon expérience (…), je ne prétends pas avoir totalement maîtrisé cet art de lire «Entre les lignes»…
Vous avez mené d’une main de fer les séances de la cour virtuelle. Pourquoi avez-vous tant insisté sur le respect des procédures, quitte à bousculer les jeunes collègues du barreau...
En voilà un «loaded question», comme nous les juristes l’appelons dans notre jargon légal ! En d’autres mots, une question basée sur une présomption d’un fait pas nécessairement admis par la personne appelée à répondre à la question; potentiellement donc une question-piège ! Quand vous dites que j’ai «tant insisté sur le respect des procédures» vous prenez cela pour argent comptant ! Or, il y a nuance : J’ai insisté uniquement sur les procédures essentielles au bon déroulement d’un procès tout en relaxant les procédures pas essentielles - pour ne pas dire inaptes - et trop contraignantes.
Mes jeunes «collègues du barreau» comme vous les appelez me diront un jour merci de les avoir «bousculés» comme tant d’autres, d’abord offusqués, l’ont fait. Moi aussi je suis passé par là. Et j’ai eu l’occasion de dire, par exemple, à sir Maurice Rault - celui là même qui me fit bien des compliments par la suite après avoir pris la peine de lire entièrement un de mes livres - : «Merci de m’avoir brossé la tête et de n’avoir pas été complaisant envers moi à l’occasion de cette bourde.»
Les séances par visioconférence, est-ce l’avenir du judiciaire ?
Je le crois bien. La nécessité de maintenir les services judiciaires essentiels nous a fait comprendre de manière concrète que nous avons en la technologie la réponse à tous nos problèmes. Le judiciaire a été l’institution à réagir le plus vite, à ma connaissance, au challenge posé par le confinement résultant de la pandémie de Covid-19. Le recours à la visioconférence avec des moyens du bord nous permet d’entrevoir tout ce que la technologie moderne, voire du futur, peut apporter à l’administration de la justice.
Pour revenir au dossier du mémo, vous avez fait reculer la police, alors même que l’avocate Lovena Sowkhee voulait retirer l’affaire. Votre insistance, votre fermeté, est-ce gage de votre indépendance d’esprit, qui elle-même repose sur la doctrine de la séparation des pouvoirs ?
Tout à fait ! La partie défenderesse, c.a.d. le commissaire de police, avait convaincu la plaignante de retirer l’affaire sur une quelconque promesse et les points de droit soulevés, qui étaient d’intérêt public, restaient sans réponse sans qu’aucune solution ne soit trouvée aux problèmes des avocats et de leurs clients. C’est là qu’intervient le juge avec son indépendance d’esprit pour empêcher que l’affaire soit retirée sur la base d’un compromis qui n’est pas d’ordre public. Tout comme une plainte («déclaration») ne peut être «retirée» sans l’accord de la police une fois consignée dans l’«occurrence book», de la même façon une affaire ne peut être «retirée» sans la permission de la cour. Le juge ou magistrat qui, dans de telles circonstances, choisit la solution facile, notamment d’agréer à la volonté des parties, ne remplit pas sa fonction comme il doit le faire.
On connaît votre penchant pour une justice indépendante et 100 % mauricienne. Pensez-vous toujours qu’il nous faut, en tant que République, prendre nos distances du Privy Council ? Que préconisez-vous ?
J’ai toujours été en faveur de notre totale décolonisation en cessant d’avoir comme l’apex de notre organisation judiciaire une émanation de sa majesté la reine d’Angleterre. L’appellation de «Judicial Committee» n’est qu’un eyewash car ce sont les Lords du Privy Council donc les conseillers de la reine qui sont les juges d’appel au sein de ce Board. On a souvent évoqué le manque de confiance de la population mauricienne en une cour d’ultime recours où siègent des juristes mauriciens. Ce manque de confiance reste encore à prouver. Et le Mauricien averti comprendrait aussi que l’ultime recours n’aurait lieu que dans certaines circonstances bien définies, telles les questions de grand intérêt public dans les affaires criminelles par exemple. Au sein du Commonwealth les pays tels que l’Inde qui ont pris leurs distances du Privy Council ne cessent - avec raison - d’exprimer leur incompréhension quant à nos hésitations à assumer notre souveraineté judiciaire au sein d’une République âgée maintenant de 28 ans.
En tant que chef juge, vous avez exprimé votre regret par rapport à la qualité du ‘drafting’ (du ‘Curfew Order’, notamment). Pourquoi cette baisse de niveau...
J’ai en effet eu l’occasion d’exprimer mon regret par rapport à la qualité du «drafting» et aussi le contenu du Curfew Order qui vint, pour la première fois à Maurice autant que je sache, imposer un confinement. J’ai été jusqu’à dire que c’est le «worst piece of subsidiary legislation enacted in Mauritius in respect of an important subject matter». Je persiste et signe. Je suis prêt à soutenir mon argument à n’importe quel moment. Et je parle avec l’expérience d’un Parliamentary Counsel qui rédigea des lois et règlements très conséquents pour le trafic routier à Maurice et qui n’hésita pas à refuser de rédiger un projet de loi concernant la corruption qu’il considérait être purement de la frime en voulant assujettir une investigation à la règle du oui-dire. Pourquoi cette baisse de niveau ? Aije dit qu’il y a eu baisse de niveau ? Il y a beaucoup d’autres possibilités, ne pensez-vous pas ?
Il y a suffisamment de compétences au sein du judiciaire pour garantir une bonne administration de la justice dans les décennies à venir.
Dans la profession légale, beaucoup attendaient que vous fassiez vos recommandations pour nommer de nouveaux SC et SA. L’avez-vous fait avant votre départ officiel ? Quels sont les critères que vous prenez en ligne de compte pour ce genre de nominations, d’autant que Maurice n’est au final qu’une société d’interconnaissance ?
Quelques jours avant la fin de mon mandat, j’ai en effet fait parvenir au président de la République mes recommandations pour la nomination de nouveaux S.C’s et S.A’s. Les critères ont été établis par le bureau du chef juge depuis des décennies. Ils sont très exigeants. Si on devait y adhérer strictement, personne ne serait nommé S.C. ou S.A. Traditionnellement donc, ces critères ont servi tout simplement de guide. La performance en cour, la réputation au sein de la profession et d’autres moyens par lesquels les avoués et avocats se sont distingués sont en pratique les véritables critères appliqués au cours d’un exercice où bon nombre de Q.C’s et de S.C’s et de S.A’s ainsi que tous les juges indiquent qui sont ceux qui, d’après eux, mériteraient la distinction. D’après le Law Practitioners Act, le président de la République, sur recommandation du chef juge, et agissant de son propre chef, effectue les nominations qui se concrétisent par la remise des letters patent aux récipiendaires. La raison qui m’a été donnée verbalement pour le non-envoi des letters patent est que la nomination des S.C’s et S.A’s n’est pas une priorité. Je trouve cela bien dommage. En plus du temps perdu avec l’exercice menant à mes recommandations, il y a aussi l’injustice envers ceux qui mériteraient que mes recommandations soient considérées.
Comment va se passer le déménagement de la Cour suprême ? Regrettez-vous de ne pas pouvoir inaugurer le nouveau siège...
Le déménagement de la Cour suprême sera très problématique. D’abord il y a le problème de sécurité et de confidentialité des dossiers puis il y a aussi la difficulté de déménager en plein trimestre de la cour. Ajoutez à cela des problèmes relatifs à l’espace prévu pour les départements (correspondance, personnel, finance, binding, secrétariat de juges) respectifs, ainsi que les problèmes par rapport au «digital recording» etc. et vous avez un cocktail de problèmes auxquels la solution n’est pas facile.
Eh oui, je regrette de ne pas pouvoir inaugurer le nouveau siège de la Cour suprême. Corona m’a privé de ce privilège. Mais en contrepartie j’ai eu le grand honneur de siéger en cour virtuelle à l’occasion de la première audience par visioconférence en Cour suprême suivant à l’introduction du télétravail en utilisant les moyens du bord quoique relevant de la technologie moderne.
Le dernier jour de votre mandat c’était mardi dernier 5 mai 2020. Vous n’avez pas pu rendre jugement dans toutes les affaires que vous avez entendues. Qu’adviendra-t-il des affaires où jugement n’a pas été rendu ?
Chacune de ces trois affaires devra être entendue à nouveau par un bench de deux juges qui comprendra sans doute le juge qui me remplacera et l’autre juge avec qui j’avais entendu l’affaire.
Quelques mots ou conseils pour votre successeur, le juge Asraf Caunhye ?
Premièrement, je lui conseillerais de s’assurer qu’il connaît bien les membres de son staff, judiciaires et non judiciaires, afin qu’il puisse savoir à quoi il peut s’attendre d’eux. Deuxièmement, je lui rappellerais le titre d’un essay que notre professeur de G.P. au Collège Royal de Port-Louis discuta un jour avec nous : «The legacy of the past is a hindrance to progress.» Le monde de l’administration de la justice est très conventionnel et c’est difficile de faire des changements car on rencontre beaucoup d’opposition aux idées nouvelles même si elles sont plus adaptées au contexte moderne. Finalement, je lui conseillerais de dresser une barrière bien établie et bien visible entre l’administration de tous les jours par le Master and Registrar et la grande administration par le chef juge. Il doit se battre pour avoir un Master compétent et la séniorité doit faire place à l’aptitude dans la nomination d’un Master au niveau de la JLSC (NdlR, Judicial and Legal Service Commission).
Et vous, comment voyez-vous l’avenir du judiciaire ? Du pays ? Et le vôtre ?
L’avenir du judiciaire ne sera, à mon avis, certainement pas sombre. Il y a suffisamment de compétences au sein du judiciaire pour garantir une bonne administration de la justice dans les décennies à venir. Toutefois, il faudra faire peser dans la balance la capacité et l’aptitude au moment des promotions plutôt que de se fier aveuglément à la séniorité. D’accord, il y a ici la difficulté de juger de la capacité et de l’aptitude. Qu’on ait donc recours à des examens pratiques. Que ceux par exemple, qui ne sont pas capables d’écrire une seule phrase d’anglais ou de français sans commettre plusieurs fautes de grammaire et de langage généralement ne soient pas automatiquement de par leur séniorité, promus jusqu’à la plus haute marche du judiciaire.
En citoyen éclairé, je m’inquiète de l’impact de la pandémie du Covid-19 sur notre économie mais je suis confiant que le peuple mauricien pourra démontrer une résilience suffisante pour lui permettre de remonter la pente et aider à maintenir la solidarité nationale de notre nation arc-en-ciel.
Mon avenir, eh bien, je commencerai plus d’une carrière : pédagogue/formateur en matière légale; écrivain (livre, journal, magazine) toujours en matière légale; et conseiller juridique («Consultant») mais seulement dans les domaines où j’ai le plus d’expertise, notamment le droit constitutionnel, le droit criminel, la procédure criminelle, le droit des preuves et certains aspects du droit civil et de la procédure civile.
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