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Isabelle Ramdoo: «Ce n’est qu’à Maurice qu’on se définit par une communauté»
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Isabelle Ramdoo: «Ce n’est qu’à Maurice qu’on se définit par une communauté»
“A Black woman will be the world’s top trade official for the first time”. Cet article de CNN pour saluer la nomination du Dr Ngozi Okonjo-Iweala à la tête de l’OMC a provoqué une intéressante réaction de notre compatriote Isabelle Ramdoo, basée en Europe, sur LinkedIn. À son tour, son post a suscité d’intéressants et de vifs débats sur l’Identity Politics de par le monde. Isabelle Ramdoo a accepté de répondre aux questions de l’express. Interview avec une vraie intrépide.
“Dear CNN great article. But I can’t remember your headlines about the previous DG being coined ‘a White man as a top official’. Can you please stick to Dr Ngozi Okonjo-Iweala’s competencies ? She is there because she is the best. No need to point to her skin colour. We see it.” Pourquoi ce rappel à l’ordre ?
En 2013, quand le Brésilien Azevedo a été nommé à la tête de l’OMC, CNN avait titré «WTO picks Brazilian as new chief». C’était aussi une première pour un Sud-Américain d’atteindre ce poste. Cependant pas de fait ‘sensationnel’. Pas de référence au fait qu’il soit un homme ou à sa couleur de peau, ou a je ne sais quel autre cliché. Cela tranche avec le vocabulaire que les médias utilisent, en particulier pour parler des personnes d’origine africaines. Pire, si ces personnes sont des femmes.
Le titre de l’article sur la nomination du Dr Ngozi Okonjo-Iweala n’a rien à voir avec le contenu de l’article lui-même, qui parle de son parcours et du soutien qu’elle a finalement reçu de la part de l’administration du président Biden. Je pense que si l’article en lui-même était accès sur l’inégalité des chances, qui est structurelle au sein des grandes organisations internationales, le titre ne m’aurait pas choquée. Là, on en a fait un ‘objet curieux’, et c’est déplacé. D’ailleurs, lorsque l’article parle de l’autre candidate, soit la ministre du Commerce international de la Corée du Sud, il se garde bien d’utiliser la même analogie ! On l’appelle par son nom, sa fonction. Pourquoi donc une telle différence lorsqu’il s’agit d’un Africain ? Je trouve que cela reflète un certain ‘exhibitionnisme’ de la part de médias, dès qu’il s’agit de quelqu’un qui est différent, par son origine, son genre, etc.
Et c’est cela que j’ai voulu mettre au point. Pour moi, cela réduit cette nomination à un choix de ‘diversité’ de la part des membres de l’OMC plutôt qu’à l’aboutissement du parcours professionnel exemplaire de cette dame. Cela occulte son mérite, au détriment de sa couleur de peau ou du fait qu’elle soit une femme. Et cela risque de lui jouer des tours, car les observateurs des questions commerciales vont l’attendre au tournant, sur les questions importantes pour l’Afrique, par exemple.
Avec une amie et mon frère, nous avons lancé une série de bande dessinée pour justement parler des clichés qui ont la dent dure. L’idée c’est d’utiliser l’humour pour parler de questions sensibles, car bien entendu, ce sont des questions qui divisent, et qui peuvent heurter les sensibilités. Comme l’ont démontré les échanges sur LinkedIn…
...si je suis votre logique, qu’elle soit femme ou noire ne devrait pas faire l’objet d’un texte même si c’est une première ? N’est-ce pas de l’anti-journalisme ?
Pas du tout ! Vous interprétez mal mon propos. CNN a vendu un titre qui n’est pas en adéquation avec le contenu de son article, en utilisant la politique identitaire pour parler d’une nomination qui était tout sauf une ‘affirmative action’ ! Ceux qui connaissent le processus qui précède la nomination d’un candidat au poste de DG – et à Maurice nous sommes bien placés pour le savoir car l’ancien ministre Jayen Cuttaree avait réalisé l’exploit d’être un des deux derniers candidats face à Pascal Lamy – savent très bien que ce n’est pas un parcours de santé. Le processus est long, il faut d’abord convaincre ses pairs, et ensuite tous les membres de l’OMC car les décisions sont prises par consensus.
Pour en revenir à votre question, la nomination d’une Africaine et d’une femme à ce poste est bien entendu un événement important à célébrer. C’est une première, et c’est une très bonne nouvelle. D’abord pour son pays, le Nigeria. Ensuite pour tout le continent africain, même si je pense que tôt ou tard, l’Afrique aurait eu son candidat, car dans les instances internationales (à l’exception de la Banque mondiale et du FMI, la chasse gardée archaïque de l’Europe et des États-Unis), il est souvent usage de faire tourner la représentativité géographique. Donc bien entendu c’est une grande nouvelle pour le continent africain.
Le fait qu’elle soit une femme est aussi source d’inspiration pour les générations à venir. Par contre, je pense qu’il ne faut pas se satisfaire de totems. Il faut aller au-delà du symbole et continuer à se battre pour l’égalité des chances, et enlever les obstacles qui peuvent se dresser sur le parcours des femmes et des personnes de couleur. L’offre est rare à ce niveau et les candidats ne manquent pas. On ne serait pas là, en train de célébrer la nomination de la première femme africaine au poste de DG de l’OMC, organisation qui existe depuis 25 ans, si tout le monde était logé à la même enseigne…
...sur ce même ordre d’idées, l’investiture de Kamala Harris comme première femme vice-présidente des États- Unis ne doit pas être saluée par la presse internationale. Faisons-nous dans la presse preuve d’une “grande naïveté” ?
Là nous sommes sur un autre terrain. Sur le terrain politique on instrumentalise ce qu’on peut pour gagner des voix ! Et après les propos misogynes et racistes qui ont fusé pendant la campagne électorale américaine, l’investiture de Kamala Harris a pris une autre dimension. Sa victoire fait suite à des campagnes infructueuses, notamment de Hilary Clinton pour la présidence en 2016 ; Sarah Palin pour la vice-présidence en 2008 et Geraldine Ferraro pour la vice-présidence en 1984. Elle représente l’Amérique dans toute sa diversité : première femme métisse – de père jamaïcain et de mère indienne.
L’Amérique n’est pas un modèle quand il s’agit de diversité : et cela est d’autant plus choquant que c’est une terre d’immigrés. Les noirs et les blancs ne sont pas des autochtones. L’histoire du pays est très compliquée. Dans ce contexte clivant, l’élection de Kamala Harris résonne comme un grand pas politique. Est-ce nécessaire pour amorcer des changements ? Sûrement. Est-ce suffisant pour crier victoire ? Non.
Je pense qu’il ne faut pas être naïf. Cette victoire en elle-même ne va pas changer grand-chose dans le court terme. Il y a des problèmes systémiques et des divisions très profondes aux États-Unis, qui semblent difficilement réconciliables. Et une élection ne va pas forcément changer les choses. Symboliquement les minorités et les femmes vont se dire que c’est possible d’y arriver. Mais encore faut-il que les mentalités changent et que les institutions se modernisent.
Qu’est-ce qui est le plus gênant, le fait qu’elle soit femme (gender issue) ou non-blanche (race issue) ? Ou les deux, sans hiérarchie d’importance, ou si vous préférez de non-importance ?
Je ne vois pas en quoi être femme ou être non-blanche peut être gênant, sauf si on a un complexe d’infériorité. Personnellement le genre et la couleur de peau m’importent peu. Les postes à pourvoir ne sont pas des concours de beauté. Maintenant si ça peut faire avancer des causes, pourquoi pas, mais il ne faut pas que cela devienne l’arbre qui cache la forêt.
En 2008, le monde saluait l’investiture de Barack Obama à la tête de la première puissance économique…
À vos yeux, est-il noir, ou non-blanc, ou rien de tout cela ? Il a été un grand président. C’est tout.
Vous êtes basée à Paris depuis quelques années. Racontez-nous votre parcours…
J’ai commencé ma carrière professionnelle au ministère du Développement économique en 2001 en tant qu’économiste. À l’époque je travaillais sur la coopération régionale. Ensuite en 2006, j’ai rejoint la division du commerce international au sein du ministère des Affaires étrangères et j’y suis restée jusqu’en 2009. J’ai participé à de nombreuses négociations commerciales, avec les organisations régionales ; avec l’Union européenne et dans le cadre de l’OMC. Ces années- là m’ont ouvert des portes pour une carrière internationale, car je dois dire que nous avons la chance d’avoir une des meilleures équipes de négociateurs qu’il n’est donné de rencontrer dans sa carrière !
J’ai quitté Maurice en 2009 pour rejoindre un think-tank néerlandais, où j’ai continué à suivre les questions de commerce international, en particulier entre l’Afrique et l’Europe. Ensuite en 2015, j’ai rejoint la commission des Nations unies pour l’Afrique, plus particulièrement l’African Minerals Development Centre. J’étais responsable des questions économiques liées aux ressources minières. Nous soutenions les pays à mettre en place les réformes nécessaires pour mieux tirer profit de leurs ressources naturelles. Depuis 2018, je travaille pour le Forum intergouvernemental des mines, des minerais et des métaux (IGF). L’IGF est la plus grande plateforme mondiale qui regroupe 76 pays producteurs de matières premières minières. Nous soutenons les pays qui se sont engagés à exploiter leurs ressources minières en faveur du développement durable, en s’assurant que les impacts négatifs lies à l’extraction soient limités et que les bénéfices financiers qui en découlent soient dûment partagés.
L’IGF est géré par l’Institut international du Développement durable (IISD). Je suis la directrice adjointe, responsable des partenariats stratégiques en Afrique et en Europe. Je pilote notre travail sur l’impact des nouvelles technologies sur le futur du secteur minier. Je suis basée à Paris.
Et quand l’on vous demande vos origines, vous répondez quoi ? Seriez-vous dans la post-modernité, loin de la triste réalité ethnique mauricienne…
Je réponds que je suis Mauricienne. C’est très intéressant, parce qu’il n’y a qu’à Maurice qu’on se définit par une ‘communauté’. Dès qu’on est à l’étranger, cela n’a pas d’importance. On vous demande vos origines, et vous dites de quelle nationalité vous êtes, et personne ne vous demande si vous appartenez à telle ou telle communauté. Donc ma réponse est très simple.
Que pensez-vous de l’Ethnic Politics qui a la peau dure à Maurice ?
Je pense que c’est une gangrène. Cela relève du populisme, c’est sectaire et dangereux. Elle s’inscrit dans une vision définie d’abord par l’adhésion à un groupe commun (communautaire, religieux ou autre), plutôt qu’à une vision commune pour le pays. Elle est régressive. Et les partis politiques n’ont aucun intérêt à s’en débarrasser, même si l’on peut penser que l’éducation, la mobilité des gens ou la technologie pourraient affaiblir ce sentiment d’appartenance avec le temps.
Nos politiques s’appuient sur l’effet de groupe pour se maintenir au pouvoir, en jouant sur la peur que le changement menacerait la mainmise sur le pouvoir d’un groupe en particulier. C’est un bluff bien sûr et cela empêche notre démocratie d’évoluer et de se moderniser.
Maurice est un pays multiculturel, et la démographie a fait évoluer la représentativité ethnique depuis le temps. Et les politiques le savent, c’est pourquoi on ne recense plus la population par leur appartenance religieuse, par exemple. Si l’on veut qu’il y ait un réel changement – pas une petite chaise musicale – il faut une bonne fois pour toutes s’affranchir de ce ‘nou ban-isme’ qui divise le pays, et qui nourrit ce sentiment chez les uns, qu’ils sont immuables, et chez des autres qu’ils n’ont pas leur place sur l’échiquier politique.
Hormis la parenthèse Bérenger (2003-2005), il semble que le PM, ici, doit être Vaish, comme Jugnauth, Ramgoolam, Madan Dulloo ou Nando Bodha ?
Cela ‘doit’ être le cas ? En tout cas, ce n’est pas la Constitution qui prévoit cela.
Personnellement je pense que se déclarer légitime pour diriger un pays, après plus de 50 ans d’indépendance, à cause de sa caste est une pratique moyenâgeuse. Cela met hors circuit une majorité de la population. Ce n’est pas démocratique.
Pour moi ce qui doit définir un PM c’est son sens de leadership et son engagement pour la nation. Or, le leadership est une compétence – soit on l’a, soit on ne l’a pas. Ce n’est ni héréditaire, ni dans l’ADN de quelqu’un à cause de sa caste ou de son appartenance ethnique, quelle qu’elle soit. Certaines personnes peuvent avoir un charisme inné, mais en général, cela s’apprend et ça s’acquiert avec l’expérience. Dans d’autres pays, la politique est un métier, les gens y sont formés. À Maurice, c’est un parachute, ou une marmite. On tombe dedans parce qu’on croit qu’on est bien né, ou parce qu’on sait qu’on aura le soutien des associations socio-culturelles.
Vu la situation politique actuelle, je vous laisse juger si cela devrait toujours être un critère encore acceptable… ou bien nous devons enfin nous affranchir de considérations tribales, pour enfin élire des personnes compétentes. Nous avons besoin de sang neuf, notre diversité culturelle est une véritable force. Au lieu de l’utiliser pour monter les uns contre les autres et diviser le pays, utilisons-la comme une force pour construire l’avenir.
Pourquoi pas Isabelle Ramdoo comme PM un jour ?
Je ne suis pas intéressée par la politique, en tout cas, pas par le système actuel. Mais en théorie pourquoi pas ? Et pourquoi pas Nad Sivaramen aussi ? (Rires) Je pense sincèrement que tous les Mauriciens doivent pouvoir aspirer à la fonction suprême. Nous devons en finir avec les chasses gardées.
Changeons de sujet pour conclure. Quel est votre regard sur le “sustainable development” de Maurice ?
Je ne suis pas sûre que nous ayons une politique cohérente sur le développement durable. Le développement durable est un modèle de société. Il s’agit de maintenir l’équilibre entre le présent et le futur, c’està- dire s’assurer que les choix économiques, sociétaux et environnementaux que nous faisons aujourd’hui, à la fois, permettent de faire avancer le pays, tout en s’assurant de ne pas compromettre les capacités des générations futures à répondre à leurs besoins.
Il est difficile pour des pays en développement de trouver cet équilibre. À Maurice, nous avons mis l’accent sur le volet développement économique, ce qui nous a permis de trouver les moyens de financer notre modèle social à travers l’éducation gratuite, un système de santé qui fonctionne, etc. Le développement économique s’est souvent fait au détriment de l’écologie, au regard des constructions d’habitation sauvages, du saccage des plages pour mettre les hôtels, du béton qui enlaidit nos villes, et plus récemment le tracé du Métro Express qui a tout détruit sur son passage.
Toutefois, même si le choix est parfois difficile, et que l’économie finit par l’emporter, je pense que le vrai problème c’est que nous n’avons pas de vision claire sur la question et encore moins une stratégie en perspective. Le développement durable est plus que la juxtaposition des politiques économiques, sociales et environnementales. Si nous voulons vraiment emboîter ce modèle de société, alors nous devrions tout repenser, y compris notre modèle économique pour qu’il soit plus vertueux. C’est une responsabilité collective, où le gouvernement, le secteur privé et les citoyens ont tous un rôle très important à jouer. Nous avons vu comment les citoyens et le secteur privé se sont mobilisés face à l’incapacité du gouvernement à apporter une solution responsable pour éviter une catastrophe écologique lors du naufrage du Wakashio. C’était un bel exemple de responsabilité civique. Mais sans une politique claire qui vient d’en haut, le développement durable restera une phrase creuse. Maurice est très vulnérable aux phénomènes climatiques extrêmes, et notre survie économique dépend de notre capacité à mener une politique cohérente et surtout à la maintenir dans le temps.
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