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Pédagogie: Paul Randabel, ce grand Meaulnes
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Pédagogie: Paul Randabel, ce grand Meaulnes
C’était dans les années 1980, dans les couloirs froids du collège du Saint-Esprit. Froids, c’est relatif, mais froids forcément quand on vient de Port-Louis, de la fournaise de la capitale, où l’on hurle en créole mauricien, à chaque coin de rue. C’est dire le choc culturel d’un enfant de 12-13 ans, projeté dans ce collège d’élite, où les enfants de l’administrateur de la propriété sucrière ou des politiciens jouaient, ou simplement cohabitaient, avec ceux des jardiniers ou simples fonctionnaires. Il nous fallait un phare, pour naviguer les méandres de la fin de l’enfance et le début de l’adolescence, pour instaurer le respect de l’autre, et la discipline collective.
Un homme, sans qu’on le lui demande, a joué ce rôle pour beaucoup d’entre nous. Paul Randabel, qui vient de nous quitter, était une boussole, un phare, un maestro.
Sa longue silhouette, mince, son pantalon en tissus gabardine, bleu ciel ou kaki, toujours repassé impeccablement, avec des plis uniquement là où il faut, et son overall sportif, blanc et rouge, avec sa paire de Ray-Ban, faisait de Randabel (qui deviendra Paul plus tard), un personnage de roman ou de cinéma. En Form I, on n’avait pas encore la chance de le côtoyer vraiment. Alors quand on le croisait, on rasait les murs, encore plus froids que les couloirs. Il avait toujours deux ou trois livres en main, et la clé de sa légendaire Volkswagen «krapo», d’abord blanche neutre, puis jaune canari. La démarche alerte, le pas pressé. On pourrait croire qu’il était hautain, comme d’autres l’étaient à l’avenue Naz, en raison de leur descendance ou des connexions de papa ou de maman.
Paul était une légende et on disait que si le Saint-Esprit était, à l’époque, invincible aux Jeux Inter- collèges (des décennies d’invincibilité face au St-Joseph, le Poulidor curepipien), c’était grâce à lui, à sa rigueur, sa méthodologie, sa patience, son flair, sa passion, sa persévérance Le petit gamin que j’étais ne comprenait pas comment un soi-disant excellent prof de français pouvait aussi être un redoutable stratège aux sports. Il ne pouvait pas porter deux casquettes à la fois. En primaire, mes profs étaient ok académiquement, mais vraiment nuls en sports.
J’interrogeais autour de moi sur Randabel. «Zot pa pe exazere sa. Li pa kav bon partou !»
Mais Paul faisait l’unanimité y compris chez nos stricts profs de sport, Jean Chelin et Gerard Gouges. On ne l’aimait pas tous, mais tous le respectaient, le craignaient, ou le jalousaient, surtout certains recteurs, vice-recteurs ou «Dean». Car Randabel était atypique, et avait une connexion avec les jeunes que personne, surtout pas les jeunes, ne comprenait vraiment… Mais Randabel s’en foutait royalement ! Il allait rarement au Staff Room, et préférait discuter avec les jeunes, que d’écouter les palabres des grands.
C’est en Form II que j’ai un peu compris pourquoi Paul fascinait autant qu’il inspirait le respect. Il est sans doute l’un de mes plus grands pédagogues que j’ai croisés dans ma vie, qui a transformé mon regard sur moi, et sur la vie devant moi.
Paul, contrairement à d’autres enseignants, qui avait compris ce qu’était la pédagogie - académique, ou sportive, culturelle, pop-culture, name it ! Avant d’écrire ce témoignage, peu après avoir eu vent de sa disparition sur la pointe des pieds, comme il a toujours mené sa vie, j’ai demandé, à deux mes contemporains, leur réaction par rapport à la mort de Paul. Le premier, Patrice Robert, haut-cadre chez IBL, m’a tout de suite répondu : «What a person!» Le second, qui travaille dans la finance, m’a envoyé sa pensée, qui résume quelque peu ce que je vais essayais de vous conter plus bas : «I remember him telling me, when I was 15, that I was too young to be sure what I wanted out of life. He was so right…»
Caractère sacré
Ma première rencontre avec Paul était aussi une rencontre avec Alain Fournier et son personnage immortel, Le Grand Meaulnes. Paul connaissait ce livre, qui est considéré comme l’une des dix œuvres majeures de la littérature française du XXe siècle, par cœur et voulait, à travers cet ouvrage remarquable, nous faire découvrir comment réfléchissait un écrivain et pourquoi une œuvre pouvait nous guider jusqu’à l’infini. Paul était visiblement triste que c’était la seule œuvre d’Alain Fournier, mobilisé et mort au champ d’honneur en 1914… C’est sans doute ce qui donne ce caractère sacré au roman, et à l’auteur — et, à nos yeux de Form II, à notre enseignant, Paul Randabel.
On est entré dans le roman, transcendés par l’intro de Paul. Il avait réussi à nous faire nous s’identifier à cet héros de 189- et s’approprier ses valeurs, ses envies…
François Seurel, le narrateur, narre, son ami que tout le monde semble adorer, craindre ou respecter, un peu comme Paul.
L’ami s’appelle Augustin, dit «Le Grand Meaulnes». François se plie en quatre et se met au service des causes du Grand Meaulnes. La quête, les passions, les aventures, les illusions et les espoirs de ce dernier, deviennent les siens. François, dans l’ombre géante d’Augustin, vit par procuration.
«Jusqu’au bout, François épouse la cause de, et en attendant un hypothétique retour du Grand Meaulnes, va même jusqu’à habiter chez, élever la fille de, enfiler les chaussons de, utiliser le rond de serviette de (celui avec son nom marqué dessus)», expliquait, en substance, un Paul Randabel, patient, prenant le temps d’expliquer chaque expression, chaque contexte, chaque réflexe.
Le Grand Meaulnes, nous disait Paul, voilà un gars qui a tout pour lui : le charme, l’intelligence, le mystère, la persévérance, le sérieux (et pas vraiment l’humour), mais qui fait le choix de jouer sa vie sur un pari. «Il s’amourache d’une jeune femme rencontrée pendant dix minutes au cours d’une fête et décide de passer toute son existence à la rechercher pour la revoir. Problème, il ne se souvient plus de l’endroit où elle habite, et à l’époque, on ne s’échangeait pas encore les numéros de téléphone…» A l’époque, on n’avait pas de portables, de comptes Facebook, Instagram ou WhatsApp ou Signal.
La persévérance prime ! Le Grand Meaulnes ne ménage pas sa peine pour tenter de la retrouver et, sur un simple témoignage, il se rendra même à Paris dans l’espoir de la retrouver — alors Paul, en profitait, pour nous emmener flâner à Paris, autour des monuments, dans les galeries et les bibliothèques et parlaient des films qu’on n’avait pas encore le droit de regarder (quel dépaysement pour le petit Port Louisien qui ne connaissait que le bazar de Port-Louis !).
Et lorsque bien des années plus tard, Le Grand Meaulnes croisera à nouveau son chemin, «il prendra aussitôt la fuite pour honorer un autre engagement stupide, concernant cette fois le frère de la jeune femme (après toutefois s’être marié avec elle et après l’avoir mise enceinte, comme on l’apprendra par la suite)».
Perpétuel insatisfait
Le Grand Meaulnes nous disait Paul, ne peut vivre que «dans la quête perpétuelle d’un objectif inaccessible, d’un amour impossible, et lorsque par un miraculeux hasard, mais surtout grâce aux manœuvres de son ami François, l’objet de sa convoitise est enfin à sa portée, il ne peut que s’en désintéresser aussitôt pour en choisir un autre». Le Grand Meaulnes, perpétuel insatisfait, comme nous…
Pour Le Grand Meaulnes, les filles sont comme des extraterrestres, bizarres, et elles possèdent d’étranges pouvoirs, elles disparaissent… Et il ne veut pas se l’avouer mais… elles lui font peur ! Yvonne de Galais est la jeune femme «aux traits dessinés avec une finesse presque douloureuse» qui attendra longtemps son prince charmant…
Grace aux talents de conteur de Paul, nous n’avions pas connu l’ennui des premiers chapitres dû à l’absence d’action. Je suis certain qu’avec autre prof que Paul vous vous seriez endormis. Mais Paul nous a appris le plaisir à lire cette œuvre, pour son charme suranné, sa réelle qualité d’écriture et pour le témoignage sans fard et tranquille – contrairement à Proust ou Zola – de la vie rurale et bourgeoise au tournant du 18e siècle, pour son évocation d’une époque à jamais révolue…
Le Grand Meaulnes, nous a enseigné Paul, raconte «l’histoire d’un premier amour, celui qui ne se concrétisera jamais et dont on garde un souvenir ébloui». La force du roman, c’est qu’il nous entraîne au pays des rêves, de l’enfance ou de l’adolescence, avec tous les déchirements et les tragédies que cela implique. «L’aventure de Meaulnes à la fête étrange du Domaine inconnu conserve la magie d’un songe. Et la nature, si présente dans la description des paysages de Sologne, s’en fait la complice.»
Un roman initiatique, qui a marqué Paul, et tous ceux à qui il a légué ce roman.
De Paul Randabel, Patrice Robert dira qu’il nous a appris le goût de l’effort. «Le succès et le mérite du collège du St Esprit et de ses athlètes n’étaient pas un «hasard». Nous gagnions alors grâce à notre TRAVAIL, notre DISCIPLINE et notre ESPRIT D’EQUIPE hors norme galvanisé par lui, tout simplement. Je me rappelle d’une interview que Paul avait donnée à un journaliste : ses succès et ceux du St Esprit avaient alors été opposés au fait que le collège aurait peut-être des infrastructures sportives plus performantes que certains autres collèges… insinuant donc… que cela favorisait sans nul doute les athlètes du collège de St Esprit ! Paul lui avait alors répondu très clairement ceci : «Vous savez, les champs de canne à sucre et les routes de Quatre-Bornes où mes athlètes s’entraînent sont les mêmes pour tout le monde !».
En fait Paul, perçu comme un grand-noir, détestait les grands-noirs. L’on raconte encore cette anecdote : «Cet athlète, champion de Maurice, qui trouvait que s’entraîner au collège de St Esprit le mardi et le jeudi après-midi avec ses autres copains athlètes n’était pas assez valorisant pour lui – Il préférait donc s’entraîner au Stade du Réduit, avec les “meilleurs”. Cet athlète, bien que champion de Maurice, et constituant donc un atout certain pour que le collège de St-Esprit parte favori aux jeux inter collèges, n’a pour autant pas été sélectionné par Paul pour faire partie de notre équipe cette année-là !» Les valeurs, toujours les valeurs et rien que les valeurs…
Paul a marqué collectivement une génération d’adolescents devenus adultes, pour la plupart. Mais il a aussi marqué individuellement les esprits, les individus.
Si j’ai épousé le métier d’écrire, Paul m’a sans doute poussé la main, a bousculé mes peurs, a contrasté mes angoisses avec celles d’autres plumes, célèbres ou méconnues, publiques ou privées… Mes discussions avec Paul (et les livres qu’il me recommandait à la bibliothèque de la douce Maryse) ont fait que je n’ai jamais eu envie de fuir ce bon- heur d’écrire, d’être seul face à la page blanche, en fouillant dans les méandres de mon esprits et en arpentant les couloirs de mon adolescence… Comme Alain-Fournier, et Le Grand Meaulnes, Paul Randabel restera un personnage unique, irrem- plaçable, hors-pair. Gimme a Saint!
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