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Jean Claude de l’Estrac: «L’État est un des bourreaux de notre presse écrite qui est à l’agonie»
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Jean Claude de l’Estrac: «L’État est un des bourreaux de notre presse écrite qui est à l’agonie»
Après le classement de Maurice comme une autocratie par V-Dem, pensez-vous qu’il fallait s’attendre à un rapport défavorable sur la liberté de la presse ?
Naturellement ! Chacun sait que les autocrates n’aiment pas les journalistes indépendants. Ils ne tolèrent que des thuriféraires qui chantent leurs louanges, type «journalistes» de la MBC. Cela étant, Reporters Sans Frontières (RSF) se focalisent uniquement sur la presse. Je ne suis pas loin de penser que son rapport défavorable est peut-être plus grave encore que celui de VDem. Parce que sans la liberté de la presse, il n’y a pas de démocratie. Nous ne sommes pas encore là, mais nous sommes sur une bien mauvaise pente.
Le rapport souligne la «polarisation de la presse à Maurice avec, d’un côté, la radiotélévision nationale avec des médias proches du pouvoir qui versent très souvent dans la propagande, tandis que ceux plus favorables à l’opposition sont susceptibles d’être mis à l’écart». Êtes-vous d’accord avec ce point de vue de RSF?
L’affaire est infiniment plus grave et l’analyse de RSF est tronquée. Ce n’est pas une question de polarisation, c’est une mainmise de l’État sur le droit à l’information puisque le principal média de masse – la télévision – est toujours entre les mains du gouvernement. La presse écrite, tous les titres confondus, ne touche qu’un faible pourcentage de la population, et son lectorat ne cesse de se réduire. La grosse majorité de citoyens ne dépend que de la télévision d’État pour, croit-elle, s’informer. Les radios privées et les sites en ligne ont certes élargi le champ démocratique, mais la MBC-TV reste largement dominante. Elle est au service du gouvernement du jour, et elle n’est aucunement le service public prévu par la loi.
Pensez-vous que l’argent et les soutiens venant du gouvernement ou de ses institutions sont appelés à représenter un nouveau danger pour la liberté de la presse ?
Un énorme danger. Je ne crains pas de parler d’un risque de disparition de plusieurs titres de presse et non des moindres. Depuis des années, le boycott publicitaire, décrété par les gouvernements, et pratiqué par toutes ses agences, saigne à mort les journaux indépendants. Les budgets publicitaires gouvernementaux alimentent aujourd’hui des médias proches du pouvoir. C’est une perversion de la liberté de la presse. La question du jour est celle vraiment de chercher les moyens de sauver notre presse écrite, une de nos plus vieilles institutions, elle est à l’agonie. Et l’État est un de ses bourreaux.
De plus, le rapport parle du boycott de deux titres de presse et de ses journalistes lors des conférences de presse. Que pensez-vous de ces boycotts ? Sont-ils nouveaux dans le paysage politique mauricien?
Priver le citoyen, quel qu’il soit, du droit de savoir ne peut être que le fait de l’autocrate. Le démocrate est lui ouvert et transparent et ne craint pas la contestation. Mais les autocrates ne sont pas connus pour leur courage. Ce qui me choque, au plus haut point, c’est aussi l’absence de réaction du corps journalistique. Je peux vous assurer, qu’en d’autres temps, cette indignité n’aurait pas été tolérée par des journalistes professionnels. Mais, c’était au temps où le président du Media Trust était un journaliste élu par ses pairs… Aujourd’hui même le Media Trust est fonctionnarisé, c’est-à-dire domestiqué.
Il est fait mention également du cadre légal mauricien qui permet de condamner les journalistes pour propos dérangeants ou contrariants. N’est-ce pas encore une attaque contre la liberté de la presse ?
Ne faisons pas d’amalgame. En l’occurrence, ce ne sont pas des journalistes qui sont visés par cette législation, un peu abusive, je vous l’accorde. Mais il y a lieu de prendre un frein aux dérives des réseaux sociaux, souvent une machine à palabres incontrôlée. Tous les pays réfléchissent au meilleur moyen de maîtriser cet outil sans restreindre la liberté d’expression. Mais, par ailleurs, une loi qui protège les citoyens et qui sanctionne la diffamation n’est pas une attaque contre la liberté de la presse. Les journalistes n’ont pas tous les droits
L’île Maurice était connue comme un modèle de démocratie et de liberté. Ressentez-vous une menace contre ces principes ?
Le problème n’est pas moi, il n’est pas vous. Le problème grave est que le regard du monde sur notre pays a changé dramatiquement. Et ce n’est pas sans conséquences. J’ai connu un temps où des étrangers, visiteurs, diplomates ou fonctionnaires internationaux étaient pleins d’éloges pour nos réalisations, notre fonctionnement. Ce que j’entends ces temps-ci me peine énormément. Or, c’est dans le regard de l’autre que la nation existe.
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