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Reportage: retour à Agalega

3 juin 2021, 22:00

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Reportage: retour à Agalega

À 1 090 km de Cap-Malheureux : Agalega, deux îles où vivent un peu plus de 200 habitants. Leur vie est bercée par l’arrivée du «Mauritius Pride», qui vient les ravitailler deux fois par an. En avril 2002, trois journalistes – Nad Sivaramen, Michaëlla Seblin, et Bouck Pillay Vythilingum – vont faire un reportage sur place. Ils ramènent des témoignages, récits de vie et photos inédits. Aujourd’hui, pratiquement tout a changé avec l’arrivée des Indiens. Leurs reportages relèvent de l’histoire. Découvrons Agalega, tel qu’il était…

L’arrivée du «Mauritius Pride» sur l’île du Nord d’Agalega a toujours été un événement jusqu’à tout récemment.

La belle au bois dormant

La scène est folklorique mais triste. Pas de quai à Agalega situé à 1 090 km de Maurice et le débarquement n’est pas une mince affaire. Le bateau reste au large, de frêles embarcations accostent, et des passagers, s’agrippant aux rampes de la passerelle, la peur au ventre, tentent de sauter dans une pirogue instable qui danse sur l’eau. On imagine facilement le danger, la frayeur, l’angoisse quand la mer est démontée. Dix minutes dans la pirogue, et plus loin, autre scène tout aussi particulière. On s’arrête au débarcadère où l’on y accède par une petite échelle qui laisse en souvenir des traces de peinture rouge aux mains. Première délicate rencontre après 44 heures en mer avec Agalega, La Belle au bois dormant, réveillée par le Mauritius Pride mercredi dernier. Parce que l’arrivée du bateau est un événement, parce qu’il ne mouille que deux fois l’an dans les eaux agaléennes, là-bas, l’ambiance est à la fête sous les filaos de La Fourche, deuxième village de l’île du Nord (île principale) d’Agalega quand le bateau pointe à l’horizon.

Le directeur d’alors de l’OIDC, Mahen Jhugroo (aujourd’hui ambassadeur aux États-Unis), entouré de Claude Desroches (Chairman) et Gawtan Davey (Administrative Director)

On se retrouve, on s’embrasse, on discute sous l’unique kiosque au toit rouge. Lydiane, 17 ans, née à Agalega, mais qui habite Maurice, retrouve son frère Dickinson. Shenaz et ses deux filles sont venues voir leur père qui y travaille. Quelques jeunes Agaléens qui étudient à Maurice retournent au pays natal le temps d’une journée de vacances. Il y a là Joanita Marie, 15 ans, collégienne à la SSS de la Tour Koenig, et Oliver Marina qui fréquente, lui, le collège Hamilton. Et il y a les autres, ceux qui découvrent pour la première fois ce grain de sable jeté dans l’océan comme l’écrit Auguste Le Duc, un Français qui a foulé le sol d’Agalega en 1827. En attendant une place dans le seul minibus qui fait des inlassables allers-retours, on s’invite au rituel de l’île. On se désaltère à l’eau de coco, inépuisable à Agalega.

Partout dans l’île, les cocotiers abondent, se dressent, regardent et chatouillent le ciel donnant à Agalega le cachet d’une île aux cocos. La flore est luxuriante, impressionnante. La nature est maîtresse des lieux, elle règne comme une reine dans un silence que brise d’un battement d’ailes une flopée d’ibis en haut du lac capucin. Ici les arbres n’ont aucune crainte. L’homme n’a pas encore spolié le territoire. Ce qui donne une impression d’immense forêt, encore vierge et intacte, où il fait bon admirer une palette de différents tons de verts quand on ne s’arrête pas aux cocotiers étrangement jaunes frappés peut-être par ce soleil qui donne le vertige et qui épuise. À Agalega, il n’y a pas de routes. Quelques pistes ensablées qui laissent derrière les empreintes des roues des rares véhicules. Un minibus, une 4x4 appartenant à l’Outer Island Development Corporation (OIDC), quelques tracteurs, une jeep de la police, et c’est tout le parc automobile de cette île où les descendants de Robinson Crusoé aimeraient se perdre.

Sur le pont du bateau : de jeunes agaléens ne cachaient pas leur bonheur de fouler leur sol natal.

Galéga devient Agalega

Car Agalega, appelé Galéga d’abord, (découvert par Jean de Nova en 1501, un galicien au service du Portugal), avec ses deux îles, semble sortir tout droit d’un rêve. Il y a l’île du Sud, surnommée l’île Poire à cause de sa forme, qu’on rejoint par le bateau du Nord ou à pied quand la marée est basse, naguère centre administratif, est aujourd’hui moins fréquentée que l’île Nord. Un poste de police, une école primaire et 75 habitants. Ici, la température est moins chaude qu’au Nord. Encore plus verte et plus reposante, l’île Sud abrite des vestiges d’une ancienne prison, deux cimetières – l’un pour les Noirs et l’autre pour les Blancs d’autrefois, une chapelle, Ste-Rita, qui sera bientôt centenaire. De loin, le bruit des vagues qui s’écrase à chaque mouvement contre l’épave d’un bateau – le Wa Jao – qui avait échoué en 1933 avec à bord l’évêque James Leen, invité à venir goûter l’air marin.

Ensuite, il y a l’île Nord, ou l’île Tamarin comme on la surnomme là-bas. 150 habitants. Une douzaine de familles qui habitent le village de La Fourche et la grande majorité qui vivent dans de jolies et nouvelles maisons – inaugurées par l’ex-Premier ministre Navin Ramgoolam –, aux toits rouges, dotées de petites varangues dans le village 25, où l’on raconte que les esclaves rebelles tra- versaient le Sud pour venir au Nord où ils recevaient 25 coups de fouets. C’est ce village qui fait office de centre administratif d’Agalega. Une grande case qui abrite les bureaux de l’OIDC, un hôpital meublé sommairement. Pas de médecin sur place si ce n’est une infirmière mauricienne qui y réside. En cas d’urgence, Le Dornier rapatriera le patient à Maurice. Plus loin, une école primaire : Jacques Le Chartier Govt School, où le système est particulier.

La pirogue navette sur laquelle on s’embarquait pour l’île du Sud. Le trajet durait 15 minutes.

Ici, les enfants de première, seconde et troisième sont dans la même classe. Idem pour les gosses de quatrième, cinquième et sixième. Peut-on faire autrement quand on n’a en tout que 54 élèves ? On retourne sur ses pas, on traverse la piste principale et voilà la station de police. Les hommes en bleu prennent l’air dans la cour, quelques-uns jouent aux dominos alors que d’autres se reposent dans leur dortoir. La cellule est vide. Dans l’île, on ne se souvient pas du dernier prisonnier.

En face, sous la varangue, une dame prend l’air en regardant s’écrouler la journée. C’est Émilie Frédérique, de forte corpulence, type créole comme tous les Agaléens. Elle, c’est l’aînée de l’île, celle qui confie que «la vie est douce à Agalega», et qui sourit en racontant comment fabriquer le «bakka», boisson traditionnelle. On continue la marche et on accède au bois où les femmes vont à la recherche des cocos que d’autres décortiqueront pour purger l’huile. C’est ce que fait Bianca Poullé, jeune femme de 23 ans. Le petit atelier avoisine la maison d’Émilie Frédérique. Bianca verse l’huile de coco dans des petits logements qui seront écoulés sur le marché mauricien. La jeune mère travaille aussi avec le coco séché pour fabriquer des souvenirs. «Je peux faire des portes-savonnettes», dit-elle avec un sourire timide. Quelques-unes, pas plus loin, et c’est la chapelle Sacré-Cœur, avec ses vieux murs sombres et gris, qui trahissent sa longévité.

Scène d’une vie paisible à Agalega. Aujourd’hui, tout a changé.

C’est là que le 1er avril dernier, le père Tadé a célébré le mariage de Paulette et d’Alain. Juste à côté, la maison du diocèse où habitent les religieuses qui se sont installées en permanence dans l’île depuis 1999, après avoir constaté que la Mission Salut et Guérison était présente à Agalega. En continuant la route, on tombe sur la vieille boulangerie avec son matériel artisanal et ses pains noircis. Une bougie à l’intérieur témoigne de l’obscurité qui y prévaut souvent. L’électricité fournie par deux générateurs est sur rationnement : de 7 heures à 14 heures et de 18 heures à 22 heures. La seule boutique de l’île n’est pas loin. Son mur fait office de «Notice Board». «Nou pé inform piblik an zénéral ki labou- tik pou fermé pandan ki bato Mauritius Pride pou dan por St James», peut-on lire ce jour-là. Le boutiquier étant lui aussi pris avec le débarquement et voilà qu’on ferme tout simplement la boutique. Cela pourrait paraître absurde, mais à Agalega, on ne conteste jamais les ordres. Il y a comme une résignation derrière la colère qu’on laisse éclater très tard le soir quand l’île est plongée dans le noir, quand il n’y a que les étoiles qui éclairent.

En 2002, il n’y avait que cinq véhicules à Agalega.

Les habitants ne veulent pas prendre le risque de parler ouvertement. L’île est trop petite, tout se sait. Et puis, tous les habitants travaillent directement avec l’OIDC. Il y a ensuite cette sacro-sainte peur d’un débarquement à Maurice. Mais quand les langues se délient, les mots claquent dur. On oublie alors le côté carte postale de l’île, on sort brutalement du doux et confortable nuage du rêve pour tomber brusquement dans la réalité. «Agalega, c’est l’enfer au paradis.» Le ton est donné. «Nous sommes des oubliés de Maurice, des oubliés du développement.» «Pourquoi le bateau vient-il seulement deux fois par an ? Entre-temps, les provisions sont souvent épuisées. Ne parlons pas des dates d’expiration. Nous nous sommes habitués à ne plus regarder les dates. Pensez-vous que c’est normal ?» «On nous embauche pour un travail, mais en cours de route, voilà qu’on nous demande d’aller ramasser des cocos», disent les dames. «On nous exploite, et nous devons rester tranquille.»«Pourquoi n’y a-t-il pas une liaison aérienne entre Agalega et Maurice ?»«Comment expliquer l’absence d’un quai ?»

La chapelle où l’on se donnait rendez-vous à toutes les occasions.

Du rêve à la réalité

La réalité est décevante. On souhaitait s’enfoncer dans le rêve, rencontrer une communauté bienheureuse, des gens heureux. Mais on fait face aux difficultés de tous les jours, à cette étrange vie de là-bas. Agalega projette l’image d’une Rodrigues lointaine, mais en plus complexe. Pas de notion d’argent. La roupie n’a toujours pas fait son apparition dans l’île et les habitants utilisent un système de «vouchers» pour leurs achats. Une situation cocasse car il existe pourtant une cabine téléphonique d’où l’on peut téléphoner à Maurice avec une pièce de 5 roupies obtenue à travers l’OIDC. On téléphone également du bureau de Mauritius Telecom, présent dans l’île.

Aucun signe de développement ou de modernité. Pas de magasins. Les dames achètent leurs vêtements à la boutique du coin. Et il n’est pas rare de tomber sur ces habitantes qui portent les mêmes robes. Encore faut-il qu’elles trouvent celles qui soient à leur taille. Souvent dit-on, on ne réalise pas que toutes les femmes n’ont pas la taille mannequin. On oublie aussi souvent celles qui sont vieilles. À 67 ans, nous dit Émilie, «je ne peux pas porter la même robe que les jeunes. Mais il n’y a aucun vêtement convenable pour moi à la boutique». Si on veut être coquette à Agalega, c’est assez difficile. Pas de salon de coiffure, encore moins un salon d’esthétique «on devient nous-même coiffeur», explique Armoogum Soobramanien, le Resident Manager.

Le désembarquement des marchandises était laborieux à Agalega, qui n’avait pas encore de quai à l’époque.

Dolce Vita

<p>À Agalega, on apprend à vivre avec le minimum. Interdit de penser aux yaourts ou autres glaces. Les enfants, comme Andy et Gordon que nous avons rencontrés, salivent en pensant aux <em>&laquo;picsidou et aux sorbets&raquo;</em> qu&rsquo;ils avaient déjà goûtés lors d&rsquo;un voyage à Maurice, mais comme les adultes, les deux oublient très vite ce morceau de plaisir impossible. On revient aux principes essentiels de la vie. On mange du poisson qu&rsquo;on vient de pêcher, on achète les provisions qu&rsquo;on peut encore trouver à la boutique et on s&rsquo;habitue aux règles qui existent.</p>

<p>Pas de journaux, mais une fenêtre sur le monde à travers la télévision où capte <em>CNN</em> et <em>Arab Sat</em> qu&rsquo;on regarde jusqu&rsquo;à l&rsquo;heure du couvre-feu, à 22 heures. Ça, c&rsquo;est quand la parabole fonctionne normalement. Depuis trois mois, les habitants ne captent plus les chaînes à cause d&rsquo;une panne, et se rabattent sur la vidéo avec des films rapportés de Maurice. Une panne qui sera réparée, promet Mahen Jhugroo, le directeur de l&rsquo;OIDC, d&rsquo;autant plus que la Coupe du Monde débute bientôt. Alors que fait-on là-bas ? Il n&rsquo;y a rien à faire tout simplement. On se laisse vivre, on apprécie les moments fugaces de bonheur, comme la vue d&rsquo;une étoile filante le soir, le concert des oiseaux le matin ou la marche sur un kilomètre de plage malgré l&rsquo;absence de bain de mer. La vie y est calme quand on l&rsquo;aime de cette manière-là.</p>

<p>Et puis, quand l&rsquo;on en a marre, on attend l&rsquo;arrivée du bateau et l&rsquo;on vient à Maurice. Rares sont les Aqaléens sur l&rsquo;île qui ne font pas le voyage régulier entre Maurice et Agalega. Chaque six mois, il y a ceux qui viennent à Maurice pour y demeurer jusqu&rsquo;au départ du prochain bateau et il y a aussi l&rsquo;inverse. Des 800 Agaléens qui vivaient sur l&rsquo;île il y a quelques années, il n&rsquo;en reste que 200 seulement. La plupart des jeunes qui débarquent à Maurice ne veulent pas retourner dans l&rsquo;île, dit-on, justement à cause de l&rsquo;absence du développement. En revanche, une cinquantaine de Mauriciens font le relais et sont employés comme policiers, garde-côtes, enseignants, infirmiers. Après six mois ou une année, ceux-là disent au revoir à cette île aux plaisirs simples où l&rsquo;homme et la nature communiquent toujours&hellip;</p>

Un jour au paradis

<p>Des cris d&rsquo;enfants me réveillent ce mercredi à l&rsquo;aube. Ils pro- viennent de tribord. Terre en vue. Il était temps. Deux jours et deux nuits soumis au tangage, c&rsquo;est déjà beaucoup.</p>

<p>Collés contre la rambarde, les enfants, une bonne dizaine d&rsquo;insouciants, trépignent d&rsquo;impatience. Ils scrutent deux bosses, presque collées, qui flottent sur l&rsquo;océan. On dirait deux fruits tombés du ciel dans un vaste désert bleu marine. C&rsquo;est Agalega : un tamarin (l&rsquo;île du Nord) et une poire (l&rsquo;île du Sud), séparés par un cruel bras de mer qui empêche cette liaison contre nature.</p>

<p>Le <em>Mauritius Pride</em> ralentit. Il vient de parcourir plus de 1 090 km &ndash; on est toujours en territoire mauricien. Les hélices font un bruit étrange, parce qu&rsquo;elles tournent moins vite. Les enfants, rejoints entre-temps par les grands, courent vers la poupe. En bas, l&rsquo;abondante mousse blanchâtre, qui bouillait nerveusement depuis hier après-midi, n&rsquo;est plus qu&rsquo;une timide écume, vite engloutie par la mer qui prend là sa revanche.</p>

<p>Désormais, on distingue les forêts de Cocotiers, dressées dignement avec leur collier de sable d&rsquo;un blanc immaculé qui agresse les yeux. Sur la longiligne île du Nord, une petite foule attend notre arrivée. On nous fait de grands signes de la main. À bord, Oliver est impatient d&rsquo;embrasser sa mère. Il la cherche des yeux. Marie, elle, est gênée : des larmes lui viennent aux yeux, c&rsquo;est plus fort qu&rsquo;elle. Ces deux jeunes Agaléens sont en Form III dans un collège à Maurice. Dans leur île, il n&rsquo;y a pas de collège. Mais il y a toute leur famille, tous leurs amis.</p>

<p>Les rayons de soleil tombent perpendiculairement sur nos têtes. Il fait horriblement chaud, 34, si ce n&rsquo;est 35 &deg;C. C&rsquo;est un peu normal puisqu&rsquo;on s&rsquo;est considérablement rapproché de l&rsquo;équateur. Dans la cabine de pilotage, un homme transpire un peu plus que les autres : le commandant Alain Moïse Leung, sympathique homme de la mer, toujours prêt à engager la conversation.</p>

<p>Mais l&rsquo;heure n&rsquo;est pas à la causette. La manœuvre est délicate, la passe est étroite et les courants forts. Il n&rsquo;y a pas de quai ici, et il s&rsquo;agit de s&rsquo;approcher au maximum de l&rsquo;île pour le débarquement, en haute mer, dans de maigrelettes pirogues venues à notre rencontre. Il faut bien se positionner, pour que le danger &ndash; bel et bien réel &ndash; soit moins grand. L&rsquo;ardeur des enfants a diminué, les mines se crispent. On se concentre, on s&rsquo;encourage. Les téméraires descendent les premiers.</p>

<p>Heureusement que la mer n&rsquo;est pas grosse et qu&rsquo;il n&rsquo;y a seulement qu&rsquo;un jeune requin-marteau qui erre nonchalamment dans les parages. Miraculeusement, tout se passe bien. Grâce à la débrouillardise et à l&rsquo;adresse de Stellio, France, Patrick, intraitables sur leur pirogue.</p>

<p>Sur le rivage, un grand sourire. Celui d&rsquo;Emmanuel, un jeune homme barbu, le visage buriné par le soleil malgré sa casquette. Il nous accueille avec des cocos, surnommés gueules-rouges. On en trouve seulement à Agalega. Particularités : énormes et emplis de presque un litre d&rsquo;un savoureux lait très clair. Ils sont surtout désaltérants. Et vous redonnent la pêche.</p>

<p>La visite de l&rsquo;île peut commencer. D&rsquo;autant que nous apprenons, à notre grand étonnement, que le bateau repart le lendemain, une fois le déchargement terminé. Il n&rsquo;y a donc pas de temps à perdre. Emmanuel nous dit que toute la population est mobilisée à La Fourche, où il y a un grand dépôt pour stocker les vivres. À chaque arrivée du <em>Mauritius Pride,</em> qui vient ravitailler l&rsquo;île deux fois par an, c&rsquo;est ainsi. Les 200 habitants se partagent le travail pour décharger les marchandises. Ensuite, il faut embarquer les bonbonnes de gaz épuisées, les caisses de bouteilles vides, quelques milliers de cocos et des centaines de kilos de poisson.</p>

<p>Après de brèves retrouvailles, le travail reprend pour les Agaléens. Nous faisons route vers le village de Vingt-Cinq, quelque peu déçus de ne pouvoir bavarder davantage avec les Agaléens. Le van emprunte un sentier sablonneux. Nous pénétrons dans les entraves d&rsquo;une nature vierge : des racines rampantes qui encerclent les hauts cocotiers, liés les uns aux autres par les longs rameaux des lianes. Toute la flore semble se donner la main pour se mettre à l&rsquo;ombre des rayons du soleil.</p>

<p>Un quart d&rsquo;heure plus tard, une trentaine de coquettes maisons apparaît. Nous sommes arrivés au fameux Vingt-Cinq (dans le temps, les esclaves y étaient punis de 25 coups de fouet, paraît-il). C&rsquo;est la capitale d&rsquo;Agalega. Au milieu du village se dresse la Grande Case, une maison créole équipée d&rsquo;un grand vestibule. C&rsquo;est le quartier général de l&rsquo;administration de l&rsquo;île. Presque en face, il y a le poste de police. Plus loin, se trouvent le dispensaire, l&rsquo;école primaire, l&rsquo;unique boutique, la vieille boulangerie, la chapelle. Entre ces bâtiments, il y a d&rsquo;infinis carrés verts, de superbes aires de jeux. Tout est propre et reposant. Comme il n&rsquo;y a que cinq véhicules dans l&rsquo;île, il n&rsquo;y a pas de bruit, hormis le doux clapotement des vagues.</p>

<p>On a finalement pu libérer un véhicule pour nous emmener à la pointe du Nord, l&rsquo;extrémité de l&rsquo;île, juste en face de celle du Sud. Désiré, l&rsquo;homme-pont, nous accueille sur sa pirogue. La traversée dure un peu plus de dix minutes. La vue est unique : des deux côtés, il y a des brisants, en fait, nous sommes encerclés de coraux, à l&rsquo;abri des grosses vagues. Quelques ibis nous survolent. On les regarde s&rsquo;éloigner vers les cocotiers. Il y a deux fois moins d&rsquo;habitants dans l&rsquo;île du Sud, qui est encore plus pittoresque que sa grande sœur. La végétation est encore plus dense et le climat plus doux. Il y a surtout des vestiges du passé, traces de l&rsquo;occupation française, qui a développé l&rsquo;île à partir de 1820.</p>

<p>Sur la côte Nord repose l&rsquo;épave du Wajao, un bateau malgache échoué au 19e siècle sur les brisants. Dans l&rsquo;air flotte un fort parfum d&rsquo;antan. Le photographe Bouck Pillay Vythilingum ne sait plus où mitrailler. On ne veut plus se détacher de ce fragment du temps passé.</p>

<p>Revenons au présent. La réalité est dure. Les heures passent trop vite dans ce havre de paix. Déjà sonne l&rsquo;heure du départ, à mon grand regret, puisque je n&rsquo;ai pas eu le temps de bavarder, comme il se doit, avec la population d&rsquo;Agalega, toujours occupée à décharger les cales du <em>Mauritius Pride.</em></p>

<p>Et les quelques femmes qui s&rsquo;affairaient dans la cuisine pour concocter un bon <em>&laquo;touffé poisson&raquo;</em> et une salade de papaye. Heureusement, il y avait Émilie, la plus vieille de l&rsquo;île, qui a bien voulu me livrer son secret : la préparation de <em>&laquo;bakka&raquo;,</em> qu&rsquo;elle boit de temps en temps depuis la mort de son mari pour chasser l&rsquo;ennui. Les hommes, eux, sont rentrés assez tard, juste le temps de se doucher et de dîner. Et le générateur, qui alimente le village en électricité, était déjà éteint.</p>

<p>Encore des signes de la main. Des au revoir cette fois-ci. Des larmes aussi, pas de joie celles-là. À côté de moi, Oliver, Marie et les autres ne parlent presque plus. À peine arrivés, ils doivent repartir. Sous leurs cocotiers, ils ont tout juste eu le temps de prendre une bonne bouffée d&rsaquo;oxygène.</p>