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Journée internationale contre la corruption: à quand de vraies sanctions ?

9 décembre 2021, 20:00

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Journée internationale contre la corruption: à quand de vraies sanctions ?

Ce 9 décembre marque la Journée mondiale contre la corruption. Un fléau au centre de l’attention à Maurice. Alors que les enquêtes se multiplient sur les délits présumés de corruption, les sanctions se font souvent attendre. Pourquoi ? Que faire pour qu’elles soient enfin appliquées ? Comment prouve-t-on la corruption ? Tour d’horizon.

«Je pense qu’il existe un sentiment général dans le pays que la situation de la corruption ne cesse de se dégrader, soit la corruption des mœurs publiques, celle des institutions à travers le clanisme, l’affairisme qui caractérise la classe dirigeante», constate Milan Meetarbhan, avocat constitutionaliste. Une perception accentuée, selon lui, par les révélations sur les allocations de contrats pendant le premier confinement. Pour lui, les Mauriciens étaient très sensibles à ces allégations qui ne concernaient pas forcément les contrats les plus importants octroyés par la puissance publique. Alors qu’ils passaient par des moments difficiles, ils ont eu l’impression que certains en ont profité pour se faire beaucoup d’argent sur leur dos. «J’estime qu’à partir de là, il y a eu une nouvelle prise de conscience de l’étendue de la corruption dans notre pays», précise-t-il.

Un constat partagé par Rajen Bablee en cette journée mondiale célébrée aujourd’hui où la lutte contre ce fléau renchérit. Ainsi, pour le directeur exécutif de Transparency Mauritius, la corruption en hausse depuis les trois dernières années date de bien au-delà de cette période. Il décèle plusieurs causes et raisons liées à cette augmentation. «Les populations sont plus conscientes aujourd’hui de ce fléau et, de ce fait, sont plus aptes à dénoncer des cas qu’elles voient ou lorsqu’elles sont directement touchées», observe-t-il. Milan Meetarbhan va plus loin, évoquant la «tribalisation of Mauritian politics» perceptible depuis quelques années. Hélas, celle-ci possède des conséquences pro- fondes et pérennes sur la moralité publique ainsi que sur l’économie, la gouvernance et le niveau de vie des Mauriciens, bien plus qu’ils ne s’en rendent compte.

Fléau global

De son côté, Raj Prayag, président du Central Procurement Board (CPB), affirme que la perception de la corruption est un enjeu global et que dans un monde libre, en particulier celui du procurement et des appels d’offres, «la transparence et de bonnes communications au sujet des procédures sont des conditions non négociables au CPB à tous les niveaux au cours des étapes de validation et d’évaluation des contrats». «Nous avons une politique de zéro tolérance à l’égard de la corruption. En sus du code interne de conduite du personnel et des membres du comité, le CPB aura bientôt avec un integrity committee», confie-t-il.

Rajen Bablee indique que ce n’est pas seulement à Maurice qu’existe la perception d’une hausse de la corruption, mais un peu partout ailleurs. Les pays qui sont parmi les premiers dans l’indice de Transparency International ont aussi leur lot de corruption. Ajoutés à cela, le populisme politique, le clientélisme, une société de consommation dont le confort est affecté par la pandémie sont des éléments à prendre en considération pour expliquer cette hausse.

À Maurice, poursuit-il, nous avons toutes les allégations de contrats publics attribués aux petits copains dans le cadre du Covid-19, les allégations de népotisme qui bloquent le fonctionnement des institutions. «Tout cela, en l’absence d’une loi pour la libre circulation de l’information, pour la protection des lanceurs d’alerte ou pour une régulation du financement des partis politiques et des politiciens. Cela dit, il faut que la population aussi y mette du sien. On ne peut pas condamner la corruption dans les conversations de salon et, en même temps, se comporter en roder bout.»

Bien que les enquêtes sur les cas de corruption se matérialisent, tel n’est pas le cas pour les sanctions. Par exemple, le dernier rapport annuel de la commission anticorruption (ICAC) mentionne neuf jugements, mais 12 procès rayés (voir hors-texte). Pourquoi les condamnations ne suivent pas ? Effectivement, souligne Milan Meetarbhan, les Mauriciens ont du mal à comprendre pourquoi des enquêtes sur des personnalités publiques durent des années sans que l’institution chargée de mener ces enquêtes ne décide d’envoyer ses conclusions au bureau du Directeur des poursuites publiques, comme le prévoit la loi.

Selon lui, la lutte contre la corruption comporte plusieurs volets. Il faut d’abord une réelle volonté politique de donner les moyens matériels et humains nécessaires pour mener ce combat. Ensuite, un cadre juridique et un système judiciaire qui tiennent compte des spécificités de ce fléau sont primordiaux. «Il faut que les institutions puissent agir avec célérité, en toute indépendance et que le “système’’ inspire confiance.» Il estime que les Mauriciens sont convaincus qu’il n’existe actuellement ni la volonté, ni l’indépendance pour attaquer les vraies sources du mal. Il distingue des cas de petty corruption, concernant des personnalités ciblées, qui sont médiatisés pour donner l’impression que la machinerie est en marche. Une stratégie marketing qui ne convainc pas, martèle-t-il.

Sur cet aspect, Raj Prayag souligne que par notre démocratie, des dénonciations peuvent être faites mais qu’il émane paradoxalement de fausses allégations. Or, les autorités, légitimées par la loi, doivent mener des investigations pour rétablir les faits et référer les cas à la justice. Concédant le fait que la collecte de preuves puisse parfois prendre du temps, il estime qu’il est souhaitable que la célérité prime dans ce processus. «C’est un fait que lorsqu’un officier en service est accusé de corruption, il faut souvent beaucoup de temps avant que l’affaire ne soit présentée en justice. Entre-temps, ce dernier est suspendu avec un plein salaire. Je pense que Maurice dispose des lois nécessaires pour gérer la corruption et celles-ci doivent être employées vigoureusement pour combattre ce fléau», déclare Raj Prayag. Pour lui, la société doit aussi assumer ce rôle d’élimination de la corruption puisqu’il faut toujours un corrupteur et un corrompu. Il incombe de briser cette chaîne. «Nous pouvons tous y contribuer», précise-t-il.

Impunité

Rajen Bablee revient, lui, sur le principe de la présomption d’innocence qui sous-entend que, tant qu’un citoyen n’est pas condamné par un tribunal, il ne peut pas être considéré coupable. Un principe qui existe bel et bien à Maurice. Jusqu’à récemment, soutient-il, Maurice était sur la liste grise du Groupe d’action financière, où un des manquements relevait de la compétence des enquêteurs dans le domaine du blanchiment (qui est une extension des crimes de corruption, entre autres). L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime a, depuis, aidé les institutions mauriciennes, indique Rajen Bablee. «Par ailleurs, il est vrai qu’il y a beaucoup d’enquêtes où les procès s’éternisent. Les accusés, surtout ceux considérés comme les gros poissons, ne lésinent pas, en termes de moyens, pour rechercher des failles dans le système judiciaire pour gagner du temps. Cela donne une perception d’impunité par rapport au citoyen lambda.»

Cela fait germer une autre question. Comment prouver la corruption ? Selon Milan Meetarbhan, depuis toujours, des interrogations fusent sur les moyens juridiques permettant à la justice d’agir efficacement contre les corrompus. Dans les pays du common law en particulier, un questionnement majeur est de savoir dans quelle mesure on peut inverser le fardeau de la preuve afin qu’il incombe à l’accusé de prouver que ses biens ont été acquis de façon licite et non pas à la poursuite d’établir qu’il y a eu un acte de corruption. «On peut toujours se doter de nouveaux instruments juridiques, de nouvelles lois, de meilleurs moyens de formation, etc. mais au bout du compte, c’est le personnel humain qui fera la différence», explique-t-il.

Quelles mesures pour contrer et sanctionner concrètement la corruption avérée ? D’après Rajen Bablee, pour combattre la corruption, il faut une volonté politique forte et déterminée, des actions et des institutions réellement indépendantes et ayant la capacité et les connaissances voulues pour faire des enquêtes souvent compliquées. Pour l’avocat, une des mesures immédiates serait de réviser intégralement la composition et les fonctions du comité parlementaire sur l’ICAC. S’il est paritaire, soit composé d’un nombre égal de députés de la majorité et de l’opposition, et présidé par un membre de l’opposition – comme c’est le cas pour le Public Accounts Committee – et qu’il a un droit de regard sur la nomination des membres de la commission anti-corruption et sur son fonctionnement, on pourrait noter des changements dans un proche avenir.

«Le gouvernement était prêt à modifier la Constitution pour créer une Commission de surveillance du DPP, pourquoi ne serait-il pas prêt à mettre sur pied ce comité parlementaire avec des pouvoirs réels ? Le DPP occupe un poste constitutionnel et il est nommé par la Judicial and Legal Services Commission alors que les membres de l’CAC sont nommés par le Premier ministre», avance-t-il. «Donc si on peut proposer un organisme de surveillance sur les fonctions du DPP, pourquoi pas un comité parlementaire ayant un pou- voir de contrôle sur le fonctionnement de l’ICAC ?» conclut Milan Meetarbhan.

Rapport de l’ICAC 2019-2020: les points saillants

Cas bouclés: 12 % de plus d’enquêtes complétées

Pendant la période 2019-2020, les activités de l’ICAC ont été grandement impactées par la pandémie et il a fallu faire des ajustements pour que le travail puisse se faire à distance. Selon le rapport, après le confinement de 2020, le focus a été sur les «high-priority cases» et à juin 2020, il y avait eu 12 % de cas de plus bouclées que pendant l’année financière précédente.

Saisie de biens : adieu maisons, véhicules, bateaux et chevaux

Entre le 1er juillet 2019 et le 30 juin 2020, 257 cas de corruption et 121 cas de blanchiment d’argent ont été complétés. Pendant la même période, des biens d’une valeur totale de Rs 230 354 245 ont été saisis. La grande partie représente des terrains, soit Rs 41 550 000, des maisons et villas valant Rs 32 000 000, des véhicules représentant Rs 22 030 500, de l’argent en banque totalisant Rs 15 943 845, des bateaux valant Rs 5 600 000 et des chevaux estimés à Rs 500 000.

Plaintes : 321 aboutissent à des enquêtes sur la corruption

Des 1 573 plaintes reçues, la majeure partie, soit 819, ont été faites par lettres anonymes. 321 ont abouti à des enquêtes sur la corruption et 145 autres sur le blanchiment d’argent. 1 107 ont été «set aside at the very outset».

Tribunal: neuf jugements prononcés et 12 procès rayés

Pendant cette période, neuf condamnations ont été prononcées au tribunal dans des affaires logées par l’ICAC. Deux concernaient des affaires de corruption et sept de blanchiment. Quant aux affaires rayées, le rapport en compte 12, soit quatre pour corruption et huit pour blanchiment.

Manque de personnel: cherche enquêteurs à tout prix

Durant les cinq dernières années, il n’y a eu aucun recrutement d’enquêteurs, alors que le nombre et la complexité des cas augmentent. Au 30 juin 2020, l’ICAC comptait 86 officiers, dont 27 policiers, qui sont en renfort.

Indice de perception de la corruption: Maurice à la 52e place

Selon le rapport de Transparency International publié cette année, Maurice est 52e au classement, avec un score de 53 points. Dans le rapport précédent, le pays figurait à la 56e place. Dans la région africaine, Maurice est classé 5e, derrière les Seychelles, le Botswana, le Cap Vert et le Rwanda. Cependant, ce rapport ne prend pas en considération l’affaire Kistnen ou le scandale Saint-Louis. Après la publication de ce rapport, Transparency Mauritius avait émis un communiqué pour déplorer «un népotisme désespérant mais parfaitement légal, si l’on s’arrête à l’aspect procédural. Plusieurs de nos lois donnent les pleins pouvoirs au Premier ministre, et ses ministres pour nommer au sein ou à la tête des institutions des personnes de leur choix, sans aucune obligation de motiver leur décision».

Flashback

Si Maurice fait figure de bon élève au niveau africain, il n’empêche qu’il se passe rarement un mois sans qu’un nouveau scandale n’éclate et atterrisse à l’ICAC et de là, cela prend des années avant d’arriver à une conclusion. Retour sur quelques affaires qui ont mobilisé l’opinion publique depuis l’année dernière…

Arrestation de Vijaya Sumputh

Elle a été arrêtée par l’ICAC ce mardi et libérée contre une caution de Rs 40 000. Il lui est reproché d’avoir participé aux procédures du conseil d’administration qui lui a octroyé une allocation de Rs 45 000 mensuellement peu après sa nomination et une autre de Rs 100 000, portant son salaire total à Rs 323 000. Cette affaire avait été révélée au Parlement en mars 2017 alors qu’Anwar Husnoo, qui venait de récupérer le portefeuille de la Santé, répondait à une question parlementaire de Rajesh Bhagwan. Un fact-finding committee a été instauré en avril 2017, le rapport soumis au Premier ministre en novembre de la même année et l’affaire référée à l’ICAC dans la foulée. Le 30 janvier et le 15 février 2019, Vijaya Sumputh a été convoquée à l’ICAC pour interrogatoire. Les deux fois, elle est repartie libre. Il a fallu attendre cette semaine, juste après l’intervention d’Anil Gayan sur les ondes de Radio Plus, pour qu’il y ait un développement.

Affaire Kistnen

Tout a débuté par la découverte du corps carbonisé de Soopramanien Kistnen dans un champ de cannes en octobre 2020 et la conclusion de la police qu’il s’agissait d’un suicide. Il aura fallu l’instauration d’une enquête judiciaire par le DPP pour que toute la portée de cette affaire soit dévoilée. Emploi fictif, allocation de contrats aux amis, dépassement des frais de campagne, zones d’ombre autour de l’autopsie… Dès le début de cette affaire, la veuve du défunt, Simla Kistnen, avait porté plainte à l’ICAC pour emploi fictif comme constituency clerk et elle avait été convoquée en janvier de cette année pour des compléments d’informations. Depuis, rien, sauf une descente de l’ICAC pour la saisie d’appareils électroniques dans le cadre de l’allocation d’un contrat pour nettoyage à un proche de l’ancien ministre Yogida Sawmynaden.

Le scandale Saint-Louis

Un communiqué de la Banque africaine de développement (BAD), émis en juin 2020, tombe avec fracas. La compagnie danoise Burmeister & Wain Scandinavian Contractor (BWSC) est interdite de proposer ses services aux projets financés par la BAD car il a été établi que cette firme avait donné des pots-de-vin à des membres de l’administration mauricienne pour avoir accès à des documents sur l’appel d’offres pour ce projet. L’ICAC démarre une enquête et peu après, l’opposition déplore le fait que le dossier est désormais dans la cover-up machine. Quelques semaines plus tard, Ivan Collendavelloo, dont le nom serait mentionné dans le rapport de la BAD, est révoqué. Plusieurs arrestations ont eu lieu depuis : Swaley Kasenally, ancien ministre de l’Énergie et consultant de la firme danoise, Shamsheer Mukoon, ancien directeur par intérim du CEB, Manoj Kumar Jahajeea, principal engineer du CEB et Alain Hao Thyn Voon, directeur de PADCO. C’est l’une des enquêtes de l’ICAC qui semble avancer le plus rapidement. Une nouvelle arrestation ayant eu lieu hier même, à savoir celle de Roshan Seeram, «project manager» de PADCO.

Angus Road

Le paiement pour un terrain acquis par le Premier ministre et son épouse est un dossier qui mobilise l’opposition parlementaire et extra-parlementaire en permanence. Cette transaction, qui a débuté en 2003, reste sans réponses. Pourquoi une tierce personne paie pour un terrain qui ne lui revient pas ? Il y a plusieurs enquêtes de l’ICAC à ce sujet, et certaines ont été classées sans suite. Cependant, lors d’une réponse déposée au Parlement en novembre, le Premier ministre a fait savoir qu’il n’y a pas d’enquête policière, mais une enquête de la commission anti-corruption en cours. Jusqu’à présent, aucune convocation n’a été faite dans cette nouvelle enquête.